août 2020
Jean-Dominique Michel (Pro Mente Sana)
Les temps que nous venons de vivre sont extraordinaires à plus d’un titre. D’abord, parce que, quels que soient nos âges, aucun d’entre nous n’a jamais rien vécu de semblable. Edgar Morin a récemment partagé qu’approchant un siècle d’existence, il n’avait jamais « vu une crise aussi multidimensionnelle et aussi totale1».
Cette crise sanitaire aura mis en lumière un ensemble d’ébranlements radicaux qui travaillent notre civilisation. Le regretté Michel Serres mettait en garde quant à lui que nous n’étions pas en train de vivre une simple crise, mais un changement de monde comme il y en eut peu dans l’histoire de l’humanité2. Avec un bouleversement inévitable de nos modes d’organisation politiques, sociaux, économiques, culturels, épistémologiques et scientifiques.
Le premier ébranlement visible tient à nos systèmes de gouvernance, avec en particulier une confusion des genres extraordinaire entre le sanitaire et le sécuritaire. Les autorités s’en sont très largement remises aux experts médicaux en leur confiant la responsabilité de décider de l’action publique. Ce qui constitue une erreur de perspective monumentale : un infectiologue, un modélisateur ou le directeur d’une grande institution scientifique n’ont pas de compétence particulière à organiser la réponse sociétale face à une épidémie. C’est là le rôle du politique, qui se doit de solliciter les perspectives issues de multiples domaines du savoir afin d’assumer au mieux les responsabilités que le peuple lui a confiées.
En l’espèce, comme l’a souligné André Comte Sponville, nous avons vu la domination d’une « médicocratie » largement inapte à prendre en considération l’intérêt collectif au sens large3. Ce qui est pourtant logique : les médecins n’ont que peu d’expertise en santé, leur travail consistant à diagnostiquer et traiter les maladies. Alors que les principaux déterminants de la santé sont de nature existentielle, relationnelle et socioéconomique.
Pour en donner un exemple, la perte des liens et l’isolement provoquent chez ceux qui les subissent des flambées inflammatoires avec une élévation massive du taux de cytokines4. Le traitement réservé aux personnes âgées au cours de l’épidémie aura constitué à peu près le pire de ce qu’on pouvait leur faire vivre. On a ainsi enfermé, de gré ou de force, une tranche entière de la population « pour la protéger » tout en provoquant par ces mesures une détresse et une fragilisation tragique face au virus.
Les dispositions sécuritaires adoptées à la hâte auront causé des dégâts bien plus lourds que l’épidémie elle-même. Une récente étude publiée dans The Lancet a estimé que les 2/3 des décès attribués à la Covid en Angleterre ont eu en fait d’autres causes que le virus, comme l’impossibilité d’accéder aux soins pour les malades souffrant de maladies graves5.
Les conséquences du confinement en termes économiques et sociaux comme d’impact sur la santé psychique promettent d’être largement pires que ce qu’il prétendait éviter, avec notamment une perte d’années d’espérance de vie en lien avec une augmentation attendue des suicides6.
À l’inverse, le politique s’est mêlé de décider de la pratique médicale en interdisant à la médecine de ville l’usage des seuls traitements disponibles contre le nouveau coronavirus alors que ce n’est en aucune manière à un gouvernement de dicter leur conduite aux médecins et de décider de leur pratique.
L’impréparation dans laquelle se sont trouvées les autorités apparaît invraisemblable dès lors que les différents plans établis depuis 20 ans avaient défini les mesures nécessaires à lutter efficacement contre la pandémie : dépistage massif-isolement et traitement des malades – protection de soignants et des groupes à risque. Cette séquence, appliquée pour son premier volet avec l’efficacité qu’on leur connaît par nos voisins allemands, a été défaillante en France et en Suisse alors que nous disposions des mêmes informations au même moment. Au lieu de mettre à contribution les ressources industrielles et scientifiques disponibles, le gouvernement français a même mis en échec différentes propositions utiles issues de la société civile. Nous nous sommes retrouvés dépourvus des moyens nécessaires pour finalement imposer en catastrophe un confinement généralisé auquel on avait renoncé depuis le milieu du XIXe siècle tellement il est problématique et in fine peu efficace7.
La controverse au sujet de l’hydroxychloroquine aura masqué cette réalité : les droits fondamentaux des médecins et des soignants auront été violés d’une manière sans précédent. Du fait des décisions imposées, les médecins généralistes sont restés sur la touche. Cette mise en échec du « premier rideau » essentiel en cas d’épidémie8 aura eu de lourdes conséquences. Une analyse parue dans la prestigieuse Revue politique et parlementaire en France affirme sans ambigüité : « Avec le manque de matériel de protection et de tests, les principales causes de l’hécatombe française résident dans la démobilisation des généralistes et dans le refus de les laisser libres d’exercer leur métier de médecin9. »
Les droits des patients furent mis à mal de la même manière. Le choix d’un traitement doit se faire dans un processus de décision partagé : un médecin et son patient parcourent ensemble les options thérapeutiques disponibles, le premier informant le second sur les risques, bénéfices et inconvénients de chacune. Le patient donne ensuite son consentement « libre et éclairé » selon la formule juridique consacrée au traitement choisi.
Quand les patients ne sont pas diagnostiqués, qu’on leur refuse d’être soignés par leurs médecins traitants avec l’injonction angoissante de rester chez eux sauf à ce que leur condition s’aggrave au point de devoir être hospitalisés en urgence, on annihile de facto leur droit d’être soigné !
Un autre repère mis à mal fut celui de la distinction entre la pratique et la recherche. Bien sûr, celle-ci est-elle cruciale pour le développement de l’art médical. Mais considérer qu’en temps de pandémie, il soit requis, avant de soigner les malades, d’avoir obtenu des « preuves » par une méthodologie de recherche (Evidence-Based) lente et particulièrement mal adaptée aux maladies infectieuses, relève d’une aberration épistémologique et éthique.
Le délabrement de la probité des publications dans les revues médicales est un très grave problème dont le diagnostic est posé depuis plus de quinze ans, mais que l’on ne s’occupe que paresseusement de corriger. En 2015 par exemple, le rédacteur en chef du Lancet (revue qui s’est distinguée il y a peu par la rétractation tragicomique d’un article falsifié) confessait que « l’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante » tout en reconnaissant au passage que « les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements… 10»
La recherche « basée sur les données probantes » (Evidence-Based) souffre de toutes sortes de biais allant de petites compromissions avec la vérité jusqu’à des manipulations de grande ampleur. Les études financées par les compagnies pharmaceutiques (seules capables d’investir les dizaines de millions d’Euros nécessaires pour mener de grands essais randomisés) étant notoirement moins fiable que les autres11).
Pourtant, cette méthodologie (qui n’en est qu’une parmi d’autres, avec comme chacune ses avantages et ses inconvénients) fait l’objet aujourd’hui d’une sorte de fétichisme au sein des milieux de la recherche. Nombre de chercheurs considèrent que hors de ses protocoles, aucune conclusion solide ne peut être obtenue – ce qui est simplement faux12. Outre que les essais randomisés sont contraires à l’éthique en situation de pandémie, ils ne démontrent en fait pas d’avantage probant sur les études observationnelles13.
À l’origine de telles dérives formelles, on trouve le recul des humanités, dont nous ne cessons de payer collectivement le prix. La science n’est jamais que la production à un moment donné de la société et de l’époque qui la génèrent. Ses conclusions ne cessent de se modifier comme conséquences des progrès techniques et de l’évolution des idées.
En renonçant à former des penseurs (avec une réelle compétence épistémologique), nous nous sommes condamnés à produire des faiseurs dans une dérive qui voit une certaine « science » adopter les travers des pseudosciences. Les modélisations produites pour prévoir le nombre de victimes de la pandémie en sont un éclatant exemple. Le Pr Fergusson de l’Imperial College de Londres (dont les projections ont précipité le confinement strict de la population en Europe) est un multirécidiviste dont la seule constante est l’échec patent de ses prédictions14. En 2005 par exemple, il prédisait que la grippe aviaire ferait jusqu’à 250 millions de victimes. Le décompte de cette épidémie entre 2003 et 2009 s’élèvera en tout et pour tout à… 282 morts. C’est pourtant vers cet « expert » que les autorités se tournent inlassablement pour lire l’avenir.
Le branlebas de combat face à la pandémie s’étant accompagné de la régression ou de la suspension de droits fondamentaux (comme la liberté de mouvement), la question qui se pose est celle de la pertinence et de la proportionnalité des mesures imposées.
On nous a expliqué ici que les atteintes aux droits fondamentaux visaient à éviter l’engorgement des hôpitaux et protéger les personnes vulnérables. Aujourd’hui que ces risques n’existent plus, on voit dans différents pays les gouvernements demander une extension de leurs pouvoirs spéciaux et de nouvelles mesures sécuritaires discutables (comme le port du masque dans les lieux fermés) être imposées.
Les ébranlements que nous avons évoqués au long de cet article décrivent bien la complexité problématique des temps que nous vivons. Il y a quarante ans, avant la possibilité de séquencer le génome, il y a fort à parier que l’épidémie en cours serait passée inaperçue. La mortalité aurait été un peu forte au long de quelques semaines, avec une vague inhabituelle de pneumopathies et l’engorgement temporaire de quelques services d’urgence. Mais comme ce fut le cas lors d’épisodes épidémiques précédents un peu plus graves que les autres, on aurait ma foi fait avec sans s’en alerter outre mesure.
Ce que cette crise révèle, c’est que nous avons perdu les moyens de raison gardée et de nous souvenir des paramètres fondamentaux de la condition humaine. Le débat d’idées s’est quant à lui envenimé d’une manière frappante, au lieu que la diversité des points de vue et des expertises conduise à une bonification de la décision publique grâce à l’intelligence collective. La « version officielle » soutenue par les autorités et la quasi-totalité des médias a souvent confiné (sans mauvais jeu de mots) à la désinformation et même à la propagande. Les études ou essais cliniques étaient par exemple publiés ou non en fonction de leurs résultats et sans discernement quant à leur bienfacture. Ceux qui osaient porter des questionnements ou même une contestation des dogmes se retrouvant quant à eux relégués au rang de « dissidents ». Dans notre pays, le débat d’idées n’a tout simplement pas eu lieu, alors qu’il est vital pour la santé collective !
Plus de 150 personnalités britanniques du monde de la culture, dont Margaret Atwood, Salman Rushdie, Kamel Daoud ou J.K. Rowling, ont récemment signé une lettre ouverte pour protester contre le conformisme idéologique15.
« La censure, écrivent-ils, se répand également plus largement dans notre culture : une intolérance des opinions opposées, une vogue pour la honte et l’ostracisme publics, et la tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. »
Cette interpellation signale sans doute la déliquescence en cours et le renouveau nécessaire. Nous avons en effet urgemment besoin d’un nouveau contrat social et même au-delà, d’un nouveau projet de civilisation.