août 2020
Cédric Fazan (Fondation le Tremplin)
Au sein de la Fondation Le Tremplin, il y a fort à parier qu’il y aura un avant et un après la Covid-19.
La fondation est active depuis presque 40 ans dans le domaine des addictions et de la grande précarité sociale dans le canton de Fribourg. Adossée à différentes bases légales, dont la principale au niveau national est bien sûr la loi sur les stupéfiants, elle a pour mission d’accompagner ses bénéficiaires dans l’accès à leur citoyenneté, dans leur rétablissement, dans l’amélioration de leur qualité de vie et dans leur insertion sociale et/ou professionnelle. Pour atteindre ces buts, la fondation s’est dotée de différents secteurs, qui ont été créés ou fermés en fonction des besoins de la société et des bénéficiaires. Aujourd’hui, elle en compte six : résidentiel (Parcours Horizon), centre d’accueil à bas seuil d’accessibilité (Au Seuil), service social spécialisé (SST), ateliers de production à seuil adapté (les Ateliers de la Tour), centre de promotion en santé sexuelle, de dépistages et de lutte contre les discriminations LGBTQI+ (Empreinte), ainsi que « Administration et Direction ». Si la mission de base n’a pas changé avec l’arrivée de la Covid-19, nos modes d’intervention ont dû être adaptés sous peine de ne pas pouvoir venir en soutien de nos bénéficiaires. Le défi est de réaliser les prestations impératives tout en protégeant les professionnels et les bénéficiaires. Plusieurs défis se sont présentés aux équipes du Tremplin.
Ces quelques pages ne visent pas à théoriser ce qui se déroule sous nos yeux ni à donner des leçons à quiconque, mais à rendre témoignage, depuis le terrain, de la capacité d’adaptation des professionnels en prise avec des éléments aggravants liés aux particularités des addictions (illégalité, troubles psychiques, somatiques et sociaux, etc.). Le Tremplin n’est d’ailleurs qu’une illustration de cette capacité à la réactivité créative puisque la grande majorité des institutions ont fait preuve d’adaptation et de courage en cette période troublée.
13 mars 2020 : nous nous y étions préparés depuis quelques jours et avions anticipé plusieurs scénarios, mais l’annonce du confinement fait l’effet d’une bombe. La Suisse entre dans une période d’exception, un temps de confinement. Notre façon de travailler « en proximité » avec les personnes nous est soudainement interdite. Les principes du « vivre ensemble », de la proximité relationnelle et sociale, de la dynamique du visage, laissent le pas à la « distanciation sociale » et aux « gestes barrières ». L’ Autre est susceptible de nous infecter sans même le savoir : une période de stress viral… Un repli structurel obligatoire pour éviter la contamination de tous, et des plus vulnérables dont font partie les personnes en situation d’addictions. Un détail sémantique ? Pas sûr… Nos bénéficiaires souffrent souvent de solitude, d’isolement et ces termes renforcent leur sentiment d’exclusion et d’éloignement du corps social. La dynamique est diamétralement opposée à la philosophie de nos interventions qui visent la proximité, l’inclusion et la citoyenneté au sein d’une société dont ils font partie intégrante. Nous préfèrerons alors parler au Tremplin de distance «spatiale» et de gestes de «protection».
De fait, nos habitudes et principalement deux d’entre elles vont être profondément bouleversées. La première concerne nos rapports à la consommation. Il semble que beaucoup aient constitué rapidement des stocks pour affronter le confinement. Comment faire lorsqu’on a très peu d’argent et que la consommation de stupéfiants siphonne les maigres revenus… ? Les réserves sont hors de portée, le spectre du manque pointe déjà le bout de son nez et pour un consommateur de stupéfiant, cela ne concerne pas le papier de toilette… Pour les personnes en situation de dépendance, le défi sera de trouver du produit, « pas trop coupé » à un prix abordable, alors que le marché des stupéfiants est un marché tendanciellement « à flux tendu », car nécessairement doté de faibles stocks pour d’évidentes raisons. La réalité nous montrera que les frontières ne sont pas si étanches que craint ou espéré et que les médicaments prescrits se vendent toujours très bien au marché noir. La seconde habitude est celle des déplacements et des regroupements avec des personnes vivant des situations similaires. Malgré la pression policière, légitime en ces temps de crise, les bénéficiaires du Tremplin continueront à se regrouper dans l’espace public, confondant souvent deux mètres avec vingt centimètres. Le besoin de relations humaines et l’impossibilité de se projeter sur une longue durée dans des appartements souvent en mauvais état ou trop confinés les poussent à braver les interdits. Malgré les amendes et les récriminations policières, et les nôtres d’ailleurs, tout au long du confinement et pendant le « déconfinement progressif », ils se réuniront à proximité du Tremplin, tantôt par besoin d’être ensemble et par envie de souffler un peu, tantôt parce qu’ils ont bien d’autres soucis à gérer. Et pour beaucoup, la Covid-19 n’est qu’un risque de plus et sans doute pas le pire… Un besoin impérieux de « ne pas mourir seul dans mon dans 20m2 » nous confie l’un d’eux.
C’est au Parcours Horizon, que l’organisation du confinement est la plus radicale. Au sein d’un résidentiel, nous n’avons que peu de marge de manœuvre. Les déplacements sont réduits au strict minimum, les visites sont suspendues et les collègues se confinent avec leurs bénéficiaires. L’équipe, constituée d’éducateurs sociaux, de maîtres socioprofessionnels et d’un infirmier, se scinde en trois groupes pour assurer le fonctionnement 24h/24 pendant trois semaines. En tournus, la première équipe assure une semaine sur site, une seconde permet l’approvisionnement et les accompagnements sur l’extérieur (médecin, psychiatre, justice, etc.) et la troisième est dite « de réserve ». Ce confinement solidaire a été très bien accepté par les résidents qui ont tous joué le jeu. Ce système est remplacé par des tournus de deux collègues changeant chaque jour ; puis dès fin mai, les horaires normaux et les visites seront remis en place.
Au niveau des prestations ambulatoires, le service social ne reçoit personne, mais garde un contact avec ses clients par téléphone, par mail, etc. Les assistants sociaux peuvent se rendre en cas d’urgence ou de grande importance au domicile des bénéficiaires. Dans ce cas, les distances spatiales sont assurées et le port de masque ainsi que l’utilisation de gel hydroalcoolique sont obligatoires. Le retour à la normale, aux conditions de protection de l’OFSP, sera effectif le 27 avril
Empreinte et les Ateliers de la Tour doivent malheureusement fermer dans cette première phase ; ils gardent le lien par téléphone avec leurs bénéficiaires. Ils ont ouvert eux aussi leurs portes dès le 27 avril pour les dépistages à Empreinte et dès le 11 mai pour les Ateliers en effectifs réduits.
Au Seuil, lequel doit fermer ses portes au public, nous optons rapidement en faveur du maintien du lien social, de l’alimentation et de la réduction des risques. Avant la Covid-19, 100 à 120 personnes en moyenne par jour fréquentent le Seuil et une septantaine de repas y sont servis. Dans un premier temps, juste avant l’annonce du confinement, nous avons tenté d’accueillir les personnes uniquement pour le repas. Mais la condition posée par l’État, à savoir de ne pas être plus que 50 dans le local, nous oblige à limiter les places assises à 40. Entre les bénéficiaires qui veulent manger à table, ceux qui veulent juste acheter une boisson ou du matériel stérile, ceux qui doivent utiliser les sanitaires et ceux qui veulent impérativement nous parler, l’ambiance se tend suffisamment pour nous faire regretter notre fausse bonne idée. Après un seul jour, nous changeons notre fusil d’épaule. Nous imaginons donc un système de production et de mise à disposition de repas à l’emporter. Il suffit « juste » que les personnes s’inscrivent et passent chercher leur repas remis à la fenêtre sans s’arrêter. Nous pensions à ce moment-là que, de passage, ils ne prendraient pas trop de risques d’un point de vue individuel et collectif. Cette brillante idée ne sera tentée qu’une semaine, tant elle génèrera des frustrations du côté des professionnels, qui se muent en agents de sécurité sanitaire, que de celui des bénéficiaires qui ne sont plus accueillis dignement. Nous assistons impuissants à des regroupements de plusieurs dizaines de personnes sans masque ni respect des distances. La police intervient dans un climat plutôt tendu.
Nous ne baissons pas les bras et mettons donc sur pied un système de livraison de repas à domicile. C’est décidé : si les personnes ne peuvent venir à la fondation, c’est elle qui se déplace lorsqu’elles le désirent ou en ont besoin. Les collègues des Ateliers, d’Empreinte, de l’Administration et de la Direction viennent renforcer l’équipe du Seuil. Quelque 120 adresses nous sont transmises dès la première semaine. La livraison de repas, avec les mesures de sécurité OFSP, nous permet d’avoir un contact « visuel », d’évaluer leur état de santé somatique et psychique, l’état de leur logement, de remettre le matériel de consommation stérile et de récupérer le matériel souillé, d’apporter les documents administratifs et l’argent auquel ils ont droit. Nous couvrons l’entier du canton de Fribourg, parcourons quelque 6’700 km et délivrons plus de 2’100 repas par mois. La fondation s’est mobilisée pour poursuivre sa mission avec un certain succès et tenter de répondre avec les moyens du bord aux enjeux repérés. Les bénéficiaires en sont très reconnaissants. Ils nous l’ont fait savoir par de nombreux messages et gestes forts. Comme cet homme au nord du canton qui attendait ses repas et son matériel de consommation au pied de son immeuble avec du café chaud pour les collègues. Davantage que maintenu, le lien s’est-il peut-être renforcé d’une certaine façon ? Le message « nous ne vous laissons pas tomber, vous avez de la valeur et nous tenons à vous » semble s’être incarné par notre engagement. Ainsi, une prestation de suivi téléphonique hebdomadaire à destination des personnes qui ne sont pas suivies par le SST a été mise sur pied. Cette prestation, assurée par nos stagiaires, a connu un vif succès auprès de nos bénéficiaires au point que nous envisageons de la maintenir après cette période particulière.
Évidemment, nos métiers de « relations » restent, à nos yeux, plus efficaces avec l’apport des contacts visuels et l’accompagnement éducatif de proximité. Néanmoins, alors que les mesures s’assouplissent, nous pouvons faire les constats suivants : non seulement les professionnels du Tremplin, et des autres institutions socioéducatives sont capables de créativité, de souplesse et d’engagement, mais ils ont fait montre d’une très grande solidarité tant envers les bénéficiaires qu’envers leurs collègues directs ou plus lointains. Dans ces temps d’incertitudes, les bénéficiaires profitent de ce mouvement d’interrogation, de reconstruction et d’adaptation de nos pratiques. Certains bénéficiaires, pourtant réguliers au Seuil, nous ont ouvert pour la première fois leurs portes. Ils ont pu nous accueillir et nous avons pu constater la réalité de leur situation. En fonction des besoins, un accompagnement social plus intense a pu leur être alors proposé. Si le contact visuel n’est pas possible, le contact régulier à distance ou à domicile a permis de maintenir une proximité sociale, une disponibilité relationnelle et une nouvelle dynamique de confiance.
Les enjeux autour du déconfinement vont s’avérer compliqués pour certains bénéficiaires, qui vivent leurs rapports au monde de manière très angoissée. Ils vont devoir réapprendre à sortir de leurs logements et à côtoyer la société vécue comme agressante. Nous devrons être en mesure de les y accompagner avec de nouveaux outils et de nouvelles approches.
Actuellement (juillet 2020), le Seuil a réouvert ses portes et délivre l’entier de ses prestations sur site avec toute une panoplie de mesures de protection. Le « sens de la circulation », les masques, le gel et les plexiglas, les espaces dédiés et l’inévitable traçabilité (sacrilège pour un lieu d’accueil garantissant l’anonymat, mais bien compris par les utilisateurs du Seuil) seront sans doute encore à l’ordre du jour pour plusieurs semaines. Après analyse, les collaborateurs et collaboratrices cultivent les héritages positifs de l’expérience de l’épidémie. Les contacts téléphoniques se poursuivent pour les personnes isolées, dans l’incapacité de se rendre au Seuil ou sans appui de notre service social. Quant aux livraisons, elles sont maintenues deux fois par semaine pour celles et ceux qui en ont besoin et qui se trouvent hors du grand Fribourg. Les bénéficiaires sont aussi au rendez-vous.
Pour finir, si les professionnels du Tremplin ont su adapter leur mode d’intervention, c’est probablement grâce à une dynamique déjà présente au sein de l’institution avant la Covid-19 : le mouvement du « aller vers », une logique « outreach » connue depuis de nombreuses années des milieux de réduction des risques en matière de stupéfiants et de VIH-SIDA. Cette stratégie nous a permis de pouvoir maintenir le lien avec la plupart des personnes en grande précarité et en situation d’addictions qui nous sollicitent. Il y a fort à parier que le dispositif sociosanitaire fribourgeois s’en retrouvera positivement modifié. À nous de capitaliser les expériences positives que cette crise nous aura obligés à imaginer et de faire fructifier notre capacité à nous réinventer sans cesse pour maintenir vivace notre meilleur outil éducatif : le lien social.