août 2020
Frank Zobel (Addiction Suisse), Jean Clot (GREA), Pierre Esseiva (ESC/UNIL), Jacques Gaume (CHUV), Elodie Lefrançois (ESC/UNIL), Quentin Rossy (ESC/UNIL), Jean-Félix Savary (GREA), Elodie Schmutz (CHUV), Olivier Simon (CoRoMa)
Les mesures prises au mois de mars pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ont involontairement constitué un programme inédit de lutte contre le trafic de drogues illégales. La fermeture des frontières, la réduction des transports de personnes et de marchandises, la fermeture des bars et clubs, le (semi-)confinement de la population, les interdictions de rassemblement et une forte présence de la police dans l’espace public ont ainsi créé de nombreux obstacles au trafic, mais aussi augmenté sa visibilité. Cette situation n’a pas touché que la Suisse, mais aussi, à des degrés divers, tous nos voisins, les principaux pays d’arrivée et de production de drogues en Europe (p.ex. Espagne, Pays-Bas, Belgique), ainsi que des pays de production (p.ex. Colombie, Bolivie, Afghanistan) et de transit (p.ex. Iran, Turquie, Venezuela) du trafic intercontinental.
Cette situation laissait présager des ruptures dans l’approvisionnement pouvant conduire à des modifications de l’offre (prix, pureté, molécules). Celles-ci pouvaient ensuite impacter les consommateurs, et particulièrement ceux et celles les plus à risque qui, par ailleurs, devaient encore affronter d’autres difficultés comme une baisse des possibilités d’acquérir des revenus, un accès potentiellement plus difficile aux services d’aide et de soins, auxquels s’ajoutaient encore toutes les craintes et difficultés rencontrées par l’ensemble de la population 1.
Pour essayer de comprendre la réalité et l’ampleur de ces évolutions, une collaboration interdisciplinaire inédite entre cinq institutions (Addiction Suisse, CHUV, CoRoMa, École des sciences criminelles de l’UNIL et GREA) s’est mise en place. Plutôt que de développer un projet de recherche intégré – ce qui aurait pris plusieurs mois – elles ont développé, le plus souvent en collaboration, différentes collectes de données ad hoc susceptibles de renseigner sur l’évolution du marché et la situation des usagers de drogue les plus précarisés2. Elles ont aussi rassemblé différents travaux menés au plan national (p.ex. Infodrog) et international (p.ex. UNODC, EMCDDA, OFDT) sur ce sujet.
Les collectes de données réalisées entre avril et juin 2020 comprennent deux axes. Le premier est celui des observations de personnes directement ou indirectement concernées. Il inclut une enquête et une série d’interviews auprès des patients de la policlinique des addictions (Poladd) du CHUV 3, des interviews répétées avec cinq responsables de brigades des stupéfiants (GE, NE, VD, ZH, Lausanne), des interviews avec des collaborateurs de sept structures de réduction des risques (Addiction Jura, Addiction Neuchâtel, Addiction Valais, ABS, Le Tremplin, Première Ligne, Zone Bleue) 4 ainsi qu’une collecte de données auprès des responsables des centres spécialisés impliqués dans la prescription des traitements avec agonistes opioïdes (TAO) en Suisse romande.
Le second axe reprend une série de travaux développés dans le cadre du projet MARSTUP (Produits et structures du marché des stupéfiants)5 sur les produits en circulation et les pratiques du marché noir. Il comprend un monitorage des achats sur deux des principaux cryptomarchés du darkweb (Empire Market et Cannazon), ainsi que des analyses chimiques des saisies faites par les polices romandes, de substances consommées à l’Espace de consommation sécurisé (ECS), des résidus dans les seringues usagées et des eaux usées à Lausanne.
Les données récoltées renvoient à une situation de relative stabilité du marché des stupéfiants, mais avec des incertitudes et variations ayant parfois affecté différentes localités et différentes substances.
Cannabis
De l’avis général, le marché le plus touché a été celui du cannabis et particulièrement celui de la résine. Cette dernière est importée du Maroc et transite usuellement par l’Espagne et la France, deux pays qui ont mis en œuvre des mesures de confinement strictes. Il faut aussi savoir que, avant la pandémie, le Maroc et l’Espagne avaient déjà développé des mesures de lutte contre la production et le trafic de résine qui pourraient avoir déployé leurs effets par la suite6.
Des échantillons de cannabis CBD sprayé avec des cannabinoïdes de synthèse, et vendu comme du cannabis illégal ont aussi été identifiés par le drug checking de Zurich durant la période d’observation7. Le phénomène était déjà connu depuis plus d’un an, mais pourrait s’être amplifié avec les problèmes d’approvisionnement du marché du cannabis. Ces problèmes se sont reflétés dans des difficultés d’accès, des prix en hausse ou une augmentation des arnaques, rapportées notamment par les patients de la Poladd. L’analyse des deux principaux sites de ventes du darkweb montre aussi que, si le marché des vendeurs déclarant livrer depuis la Suisse semble être resté stable pour les autres types de drogues, une hausse importante des achats de cannabis a eu lieu sur ces plateformes. Cette hausse a également été observée dans d’autres pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France.
Que ce marché ait été le plus affecté a constitué une relative surprise puisque le cannabis est la seule drogue illégale produite dans notre pays. Toutefois, comme cela avait été observé dans l’étude MARSTUP8, il semble que ce marché dépende aujourd’hui pour moitié environ d’importations. Les fluctuations observées pourraient donc confirmer cette dépendance du marché suisse aux trafics internationaux. De plus, la demande pour le cannabis pourrait avoir peu évolué durant la pandémie.
Héroïne
La pénurie la plus redoutée concernait sans doute l’héroïne puisque cette substance est consommée en grande partie par des usagers marginalisés et souvent fortement dépendants. On savait cependant déjà, sur la base d’études sur des pénuries en Australie9 et en Europe10, qu’une partie des usagers était en mesure de se « mettre à l’abri » face à une telle situation, notamment en recourant à des traitements.
Les données récoltées chez les acteurs de première ligne (usagers, policiers, travailleurs sociaux) et les analyses chimiques (seringues usagées, saisies, échantillons à l’ECS) renvoient à une situation assez stable du marché de l’héroïne, hormis peut-être au début de la pandémie. Si quelques arnaques, difficultés d’accès ou légères hausses des prix ont été mentionnées, la majorité des personnes interrogées a rapporté que l’héroïne est restée disponible durant la période d’observation, et que son prix et son taux de pureté, ainsi que les produits de coupage utilisés, n’ont guère évolué. Il est probable que la structure plutôt simple de ce marché 11 et les méthodes de trafic utilisées par les groupes albanophones ont relativement peu souffert des obstacles mis en place. On rapporte cependant une plus grande utilisation de la frontière verte (forêts, champs) et des transports publics pour importer l’héroïne depuis la France à Genève, principal marché en Suisse romande. Sinon, on peut s’appuyer sur ce témoignage d’usager pour résumer la situation : « la seule différence c’est que le livreur d’héroïne portait un masque. Le reste était comme d’habitude. » L’absence de hausse de demandes de traitements par agonistes opioïdes (TAO) ou diacétylmorphine (DAM), hormis au CHUV, semble aussi confirmer le faible impact qu’a connu ce marché.
Cocaïne
Le marché de la cocaïne pourrait avoir été l’un des plus affectés par une baisse de la demande liée à la fermeture des lieux festifs (bars, clubs). Une partie non négligeable de la demande provient cependant de personnes qui consomment cette drogue plus régulièrement, incluant des personnes socialement intégrées et d’autres plus marginalisées.
Les informations recueillies suggèrent que le marché de la cocaïne s’est lui aussi largement maintenu même s’il semble avoir connu un peu plus de soubresauts que celui de l’héroïne. Les observations des policiers ont notamment montré que certains groupes de trafiquants n’avaient pas connu de problèmes d’approvisionnement alors que d’autres s’étaient retrouvés à sec. Des pratiques inhabituelles de collaboration ou de transport ont aussi été remarquées. Du côté des usagers, mais aussi des travailleurs sociaux, quelques variations de prix et de qualité ont été rapportées et les analyses des saisies policières contenaient de nombreux spécimens de faible pureté au mois de mai. Cependant, des analyses d’échantillons auprès des consommateurs à l’espace de consommation sécurisé de Lausanne et à celui de Zurich tendent plutôt à indiquer un taux de pureté assez élevé. Une hypothèse serait que le marché « bas de gamme » de rue ait été plus affecté que celui des livraisons ou des ventes entre personnes qui se connaissent.
Les informations récoltées auprès des patients de la Poladd, des travailleurs de la réduction des risques et des membres du CoRoMa, renvoient à d’importantes différences dans la manière dont les personnes qui consomment des drogues de manière régulière ont vécu la période de semi-confinement. Certaines l’ont traversée avec facilité, appréciant parfois la « pause » qui leur était offerte ou la plus grande attention dont ils faisaient l’objet de la part des services, mais aussi de la population. À l’autre extrémité, certaines personnes ont passé une période difficile parce que les mesures d’hygiène et de distanciation sociale mettaient à mal des stratégies déjà fragiles de gestion du quotidien, incluant celle de la consommation, l’accès à des revenus ou le maintien d’une vie sociale. La visibilité accrue dans l’espace public – déserté par les autres personnes – a aussi constitué un problème pour certains tout comme l’isolement social requis par la pandémie. Certaines personnes ont aussi eu des difficultés d’accès aux services sociaux.
L’étude menée avec les patients de la Poladd au mois de mai montre que la consommation est restée en moyenne plutôt stable, avec une légère tendance à la baisse et sans report d’une substance à une autre. La majorité n’a pas non plus rapporté de changements en matière de situation sociale et de santé durant la période. Certaines personnes ont toutefois indiqué une hausse de niveau de stress et d’angoisse et/ou une détérioration de la situation financière et sociale. Cette dernière, qui concernait davantage les personnes plus jeunes, était aussi associée à une réduction de la consommation de cocaïne et de cannabis. Un niveau de stress et d’angoisse plus élevé, et une plus grande peur des contrôles de police étaient de son côté associé à une hausse de la consommation d’héroïne alors que l’augmentation de la consommation de médicaments était associée non seulement au stress et à l’angoisse, mais aussi aux problèmes de santé physique et psychique en général.
Les usagers ont généralement su s’approprier et suivre les mesures d’hygiène ce qui, dans certains cas, a aussi constitué un contexte positif pour leur transmettre des messages de réduction des risques. Certaines personnes ont ainsi fait des réserves de produit et de matériel de réduction des risques comme cela leur était suggéré par les professionnels et/ou par leurs pairs, ou comme ils l’avaient souvent eux-mêmes déjà appris.
On peut retenir que les mesures spectaculaires, mais aussi de courte durée, qui ont été mises en place au mois de mars ont certes pu déranger certaines parties du marché des stupéfiants, mais de façon généralement assez limitée. L’interdiction de rassemblement et la forte présence de la police en rue semblent ainsi avoir parfois davantage affecté les transactions qu’une véritable pénurie de drogues qui ne semble pas avoir eu lieu. Les analyses de seringues usagées et celles d’échantillons de drogue renvoient aussi à une situation plutôt ordinaire en termes des substances consommées et de leurs propriétés. L’ensemble de ces constats renvoient à une forte résilience du marché des stupéfiants qui, malgré une situation exceptionnelle, a largement continué de fonctionner.
S’agissant des usagers, il faut sans doute retenir l’impact différencié qu’ils ont subi et qui reflète la grande diversité des ressources et des besoins dans une population beaucoup moins homogène qu’on ne l’imagine parfois. Si de nombreux usagers mentionnaient que la crise liée à la pandémie avait peu d’impact sur leur consommation, leur situation sociale et leur santé, certains ont connu des situations beaucoup plus difficiles avec une augmentation de stress et une péjoration de leur santé. Il faut toutefois également noter une tendance assez élevée vers une diminution de la consommation chez de nombreux patients en TAO à la Poladd. Les facteurs liés à cette diminution pourraient être investigués pour améliorer la prise en charge.
Si une certaine humilité est de mise, la rapide adaptation de certains centres de traitement et de réduction des risques a pu contribuer à réduire l’impact de la crise sur les personnes les plus vulnérables. Cette adaptabilité et flexibilité des services de première ligne est certainement l’une des leçons à retenir de cette crise.