août 2020
Vanessa Vaucher et Barbara Broers (Hôpitaux Universitaires de Genève)
Dans les années 80, l’épidémie de VIH/SIDA a induit un bouleversement dans les soins hospitaliers et ambulatoires. Un virus inconnu, des voies de transmission incertaines, des pathologies rares, des complications infectieuses, neurologiques et respiratoires, et l’absence de traitement ont mis le système de soins sous tension. Les besoins en formation du personnel et de mise en place d’essais cliniques étaient grands. La création d’unités de soins spécifiques a été compliquée par la crainte de stigmatisation, les patients venant de groupes où tant la consommation de drogues que l’homosexualité n’étaient souvent pas connues de l’entourage. Cette crise a pourtant permis une réflexion globale sur l’organisation et l’accès aux soins. Pour les personnes usagères de substances, elle a permis une meilleure accessibilité des traitements de la dépendance, ainsi que des mesures de réduction de risques et des méfaits, incluant un rôle nouveau pour la société civile 12.
La crise liée au virus SARS-CoV-2, et à ses complications médicales (Covid-19), a induit un bouleversement d’une tout autre dimension dans les soins, par la rapidité de son apparition et par le nombre important d’infections. Un mois après le premier cas en Suisse, le 24 février 2020, on comptait plus de 1’000 nouvelles infections par jour avec, début avril, 2’300 personnes hospitalisées dont jusqu’à 30% aux soins intensifs et, fin mai, près de 2’000 décès. Les mesures de santé publique à large échelle comme l’interdiction des regroupements, le maintien d’une distance physique, les quarantaines, l’hygiène des mains, etc. ont eu un impact rapide avec un retour vers la normale dès mi-mai 3, nécessitant de nouveau une adaptation de l’organisation des soins.
L’objectif de cet article est de décrire les changements dans l’organisation des soins hospitaliers et ambulatoires à Genève suite à l’épidémie de Covid-19, à travers les points de vue d’une infirmière de liaison et d’une médecin de premier recours. Cette description est suivie d’une réflexion sur les « leçons » à tirer pour la suite des soins, notamment pour les personnes dépendantes.
Le secteur ambulatoire
Dès début mars, en concordance avec les mesures de protection, la plupart des consultations ambulatoires en présentiel jugées non urgentes ont été annulées, puis remplacées par des consultations téléphoniques ou par vidéoconférence. Une baisse de 50 à 70% des consultations dans les cabinets de médecine générale a ainsi été observée en Suisse romande, les patients n’osant pas « déranger » le médecin pour leur problème de santé aigu ou chronique, ou par crainte d’attraper le SARS-CoV-2 4. Si la baisse des consultations dans les centres d’urgence pour des accidents sportifs et de la route a été une suite logique du semi-confinement, le manque de suivi de personnes avec des maladies chroniques (diabète, maladies cardiovasculaires) a fait craindre une augmentation des complications liées à ces pathologies. Le dépistage et les demandes d’aide pour des problèmes liés à une consommation excessive d’alcool ont sans doute aussi été relégués au deuxième plan.
En même temps, des filières spécifiques de dépistage du SARS-CoV-2 et de suivi des personnes infectées ont été développées en urgence, avec du personnel administratif et soignant recruté dans d’autres services. Des tentes ont été érigées pour séparer les entrées des patients avec des symptômes de la Covid-19 de celles des autres patients. Avec par moment des manques de tests de dépistage, de nouvelles connaissances sur les signes cliniques de la maladie ont été acquises et les protocoles de dépistage et de suivi ont été changés au début presque tous les jours, entraînant un besoin accru en formation et information centralisée pour les soignants. Le site internet de l’OFSP et le site intranet des HUG ont ainsi été mis à jour quotidiennement, y inclus avec des vidéos didactiques, des consignes (p.ex. l’autoquarantaine pour les patients en attente d’un résultat du test) et des guidelines développées par un groupe étendu de cliniciens.
Le Service de Médecine de Premier Recours (SMPR) des HUG a mis sur pied une consultation téléphonique spécifique (dans le contexte du programme cantonal Covicare) à l’aide d’étudiants en médecine, ainsi qu’un suivi des patients avec un test positif en quarantaine à domicile, et des patients avec des symptômes de la Covid-19 mais un test négatif, puis ensuite pour des patients qui ont été hospitalisés. Des stratégies ambulatoires ont aussi été préparées pour les médecins en ville (https://www.unige. ch/medecine/uigp/cliniciens-enseignants-en-cabinet-medical/covid-19/ covicare/ ). Le SMPR a aussi pu rapidement élargir l’usage d’un outil prétesté et sécurisé de vidéoconsultation (HUG@home) pour toutes les consultations ambulatoires, avec mise à disposition de l’outil pour les médecins au cabinet (docteur@home). Les consultations avec interprète ont aussi pu être changées en téléconsultations à trois.
Le suivi ambulatoire pour les patients en traitement par agonistes opioïdes est décrit dans un autre article de ce numéro. Pour les consultations qui concernent les « autres » dépendances (surtout alcool, tabac, médicaments) une demande importante de contacts et de soutien a été observée surtout au début du confinement, avec des tendances divergentes chez les patients : baisse des consommations (voir arrêt) chez ceux qui consommaient dans des lieux publics ou qui n’osaient plus sortir pour faire les courses, et augmentation chez les plus anxieux. Le début de l’épidémie a été un moment propice pour travailler l’arrêt du tabac en raison des craintes pour « complications respiratoires » mais cette dynamique a été stoppée net suite aux informations faisant état d’une faible prévalence de fumeurs chez les personnes malades de la Covid-19. Les consultations par téléphone et vidéoconférence ont été un bon moyen de communication, sauf pour les patients les plus précaires qui n’ont pas toujours leur téléphone chargé ou qui ne disposent pas de smartphone, et pour les nouvelles demandes de prise en soins. Après deux mois, une lassitude s’est installée et les patients ont demandé à pouvoir revenir voir leur soignant.
Secteur hospitalier
Les HUG sont rapidement devenus un hôpital presque exclusivement réservé à une seule pathologie : la Covid-19. Les cliniques et hôpitaux privés ont été réquisitionnés et sollicités. Le réseau sanitaire genevois s’est ainsi élargi, avec des transferts de consultations d’urgences hors de la Covid-19 et de chirurgiens en privé pour des opérations LAMAL.
Cette réorientation a demandé une énorme adaptation des locaux et des équipes de soins, une augmentation des capacités en nombre de lits, sur un temps extrêmement court avec une collaboration interdirections, interdépartements et interservices exceptionnelle. Tous les corps de métiers ont été mis à contribution avec un travail de mue transversal.
Dans une approche de santé globale, les maladies chroniques ont bien entendu été prises en charge lors des soins. Toutefois, un certain nombre de patients, notamment les patients dépendants, ne sont pas venus lors de la vague de contamination et ont été perdus de vue momentanément. Est-ce que la maladie s’est confinée avec eux ? Est-ce que les patients dépendants ont « l’habitude » d’être confinés par isolement social voir exclusion sociale ? On ne peut pas répondre à ces questions dans l’immédiat. On sait par contre que le réseau addictologique genevois prend en charge une très grande majorité des patients souffrant de trouble de l’usage de substances, que la communication interréseau est de qualité et de nombreuses initiatives innovantes ont été formulées et soutenues par les instances fédérales, comme l’élargissement des critères d’accès au programme de prescription d’héroïne médicale. Des soins intégrés ont même été imaginés dans les institutions de réduction des risques afin de faciliter l’accès et répondre à une éventuelle pénurie des produits sur le marché noir.
On a ainsi pu assister à un transfert du soutien intra-hospitalier vers l’ambulatoire. Heureusement ! Car l’addictologie de liaison a été sollicitée pour d’autres tâches comme le soutien psychologique aux collaborateurs dans le dispositif « COVIDPSY » (dispositif d’écoute et de soutien psychologique 7 jours sur 7 pour tout le personnel des HUG en détresse). Le réseau addictologique a été informé de la suspension temporaire (mi-mars à mi-mai) des activités de liaison, et seules des réponses par mail ou par téléphone pour des relais ont été maintenues. Le nombre de consultations a passé d’une moyenne de 18 par semaine à seulement 5, avec des semaines sans aucune intervention clinique. Certaines consultations se sont faites par téléphone avec les patients qui ont été transférés à la clinique genevoise de Montana, ou qui sont sortis de l’hôpital rapidement et qui ont eu besoin d’un soutien de transition avant d’intégrer les soins ambulatoires. Ce mode opératoire s’est toutefois révélé suffisant, car il a permis de répondre à toutes les sollicitations, mais on ne peut prétendre que la prise en charge des addictions a pour autant été satisfaisante pour les patients.
Dans un deuxième temps, nous avons tenté de solliciter les cliniques et hôpitaux privés pour transférer la liaison en addictologie dans ces lieux de soins, qui en général n’accueillent que rarement les patients dépendants et comorbides. Nous nous sommes alors confrontés à un défi non négligeable : nous n’avions pas forcément les liens pour entrer en collaboration et n’avions eu que quelques contacts sporadiques lors de prises en charge de « nos patients » chez les prestataires privés. Ce point est absolument nécessaire à développer dans le cas d’une deuxième vague de la pandémie ou dans le contexte d’autres crises ou catastrophes. Nous ne voulons pas suggérer un manque d’intérêt pour la médecine de l’addiction en dehors du secteur public, mais il s’agit de donner les moyens à notre système de soins cantonal pour garantir un accès équitable aux soins, indépendant des pathologies et du statut socioéconomique du patient.
Comme l’a dit Samia Hurst dans son exposé « enjeux éthiques de l’épidémie : le grand miroir » 5, l’épidémie a fonctionné comme un miroir pour notre société, mettant en exergue ses forces et ses faiblesses.
À ce stade, les points positifs que l’on peut retenir pour l’organisation de soins sont : la flexibilité du système, la solidarité entre soignants, les innovations et la créativité pour résoudre les problèmes nouveaux, la volonté de partage des savoirs et des outils, l’intérêt des consultations et réunions par téléphone/vidéo, puis la rapidité pour la mise sur pied des projets et essais cliniques (y inclus les accords de la commission d’éthique).
Comme points négatifs, on retient la disparition partielle de patients dépendants, surtout des plus vulnérables (comme observé aussi avec les autres patients atteints de maladies chroniques), la charge financière et en temps pour adapter le système de soins, puis des erreurs de casting vu l’imprévisibilité du nombre de nouvelles infections et d’hospitalisations, ainsi qu’un manque de compétence et de formation chez le personnel déplacé dans certaines unités.
Pendant l’épidémie du VIH/SIDA, les usagers de substances étaient surreprésentés chez les patients à l’hôpital, et cette crise a permis d’améliorer l’accès aux soins et aux mesures de réduction des risques. Pendant l’épidémie de Covid-19, une partie des usagers de substances ont disparu des radars, essayons d’en tirer des leçons pour améliorer encore notre système de prise en charge.