août 2020
Annick Clerc Bérod et Thomas Urben (Addiction Valais)
L’épidémie de coronavirus qui a touché la Suisse, et les mesures décidées par les autorités pour enrayer sa progression, ont bouleversé notre quotidien. Le semi-confinement a probablement aussi eu un impact sur les conduites addictives et plusieurs études ont été lancées en Suisse afin de saisir ces effets1.
Les mesures ont eu des incidences sur les pratiques d’accompagnement des services de prise en charge des personnes touchées par une conduite addictive. Pour s’adapter au nouveau contexte, plusieurs institutions ont mis en place un dispositif spécifique afin que leurs usagers puissent continuer à bénéficier d’un accompagnement individualisé spécialisé2.
La Fondation Addiction Valais est l’organisation de référence cantonale pour les questions liées aux addictions et ses prestations comprennent les trois cadres d’intervention ambulatoire, résidentiel et centre de jour3. Une des principales mesures adoptées par le secteur ambulatoire durant le semi-confinement a été d’offrir la possibilité d’effectuer des entretiens à distance via téléphone ou visioconférence, ce qui n’avait jusqu’alors jamais été formellement introduit, la modalité traditionnelle restant l’entretien en présentiel (individuel ou avec des membres de la famille ou du réseau de l’usager).
L’objectif de cet article est de rendre compte de cette expérience d’intervention sociothérapeutique à distance, même si elle s’est déroulée dans un contexte particulier de télétravail et de semi-confinement. Notre ambition n’est pas de faire part de résultats d’un véritable travail de recherche, mais de tenter de cerner les défis et/ou enjeux de l’intervention sociothérapeutique à distance, d’exposer des éléments qui paraissent pertinents pour l’inscrire à long terme dans l’accompagnement ambulatoire en continuant de répondre aux besoins des usagers. Les éléments présentés sont issus d’un bilan qualitatif effectué auprès des responsables des unités ambulatoires d’Addiction Valais ainsi que de l’enquête de satisfaction menée auprès des usagers entre fin avril et début mai.
Le secteur ambulatoire comprend cinq unités réparties géographiquement sur le territoire valaisan (Monthey, Martigny, Sion, Sierre et Viège) et fournit, outre des prestations de prévention sélective, de brefs conseils et un accompagnement sociothérapeutique personnalisé à toute personne touchée par un problème d’addiction. Les prestations sont gratuites et 1’600 personnes environ sont accompagnées annuellement.
Des outils numériques de consultation à distance sont déjà utilisés, et il est possible de disposer de conseils, de façon anonyme ou non, via le site internet ou par mail. Depuis 2018, la Fondation a en outre intégré le programme de consultation en ligne SafeZone4.
Afin de pouvoir poursuivre sa mission durant la pandémie, le secteur ambulatoire a adapté ses modalités de prise en charge afin d’assurer un service d’intervention spécialisée à distance qui se rapproche le plus possible de son fonctionnement normal. Dès mi-mars, les personnes intervenant ont été équipé·e·s pour travailler depuis leur domicile. Lorsque les bureaux ont dû être fermés, et avec l’obligation de télétravail pour tous, les contacts téléphoniques ont été assurés via une interface permettant d’utiliser et d’afficher le numéro de l’intervenant d’Addiction Valais. Chacun·e avait aussi à sa disposition un service de visioconférence (Skype®). Les heures de permanence téléphonique ont été adaptées et la page d’accueil du site internet a mis en évidence les contacts téléphoniques et les informations importantes.
Les moyens mis en place avaient pour objectif de maintenir le contact avec les usagers et d’assurer l’accompagnement. Quantitativement, cet objectif a été atteint.
Indicateurs liés à l’activité de conseil et aide
Le niveau de contact avec les usagers a été maintenu à un niveau comparable avec les années précédentes (Table 1). Le nombre d’actes par téléphone et le nombre d’heures de conseils via SafeZone ont même connu une forte augmentation5).
Indicateurs liés à la satisfaction des usagers
Entre fin avril et début mai, Addiction Valais a conduit une courte enquête auprès des usagers dont l’un des objectifs était d’évaluer leur satisfaction vis-à-vis des mesures prises, en particulier sur l’accessibilité des intervenants, ainsi que les modalités et la qualité des contacts6.
Septante usagers (48 hommes et 22 femmes) ont répondu au questionnaire (soit 12% des usagers ayant eu un contact avec son référent ou sa référente). La satisfaction vis-à-vis du dispositif d’intervention à distance a été élevée, sans grande différence selon le moyen de contact principal utilisé (Figure 1, page 14).
Un bilan qualitatif de l’intervention à distance a été effectué à la fin mai auprès des responsables des unités7 par le biais d’entretiens semi-structurés. La grille d’entretien permettait de réaliser une analyse SWOT du dispositif et d’examiner des points spécifiques liés à la qualité des entretiens (durée, contenu, travail sur les objectifs, création de l’alliance) ou aux usagers (nouvelles situations, usager cible, pertes de contact). Une sélection des principaux résultats est présentée ci-dessous.
Figure 1. Satisfaction exprimée par les usagers vis-à-vis du dispositif d’intervention à distance.
Proactivité, accès à la réalité de vie de l’usager et aux proches
Une des principales forces de l’intervention à distance est de rendre les contacts avec l’usager plus réguliers et fréquents, ce qui constitue une plus-value dans le maintien ou la consolidation de l’alliance thérapeutique, en particulier chez les usagers en phase de prévention de rechute. L’intervention à distance a augmenté la proactivité des intervenants. Plus courts, les entretiens à distance ont eu l’avantage d’aller à l’essentiel s’agissant de la conduite addictive.
Le contexte particulier lié à la pandémie a cassé les schémas classiques et les codes des entretiens menés au bureau. Les prestations et la relation d’aide se sont enrichies en montrant que les barrières pour emprunter d’autres chemins pouvaient être levées.
L’intervention à distance a introduit une forme d’intimité avec l’usager inaccessible en présentiel, elle a offert l’opportunité d’entrer dans la réalité de vie de l’usager et de fixer des objectifs liés à la vie quotidienne. L’intégration des proches présents dans les situations accompagnées a été améliorée.
Une plus grande souplesse dans l’organisation des accompagnements a été introduite, et la disponibilité des usagers a été augmentée en réduisant temps et frais de déplacement.
Niveau de confidentialité à garantir, perte du langage non verbal, situations inadaptées
La visio-consultation a été déclinée par une partie des usagers, principalement en raison de difficultés liées à l’accès et l’utilisation de l’informatique. Parfois toute forme d’intervention à distance a été refusée et l’attente d’un retour au présentiel a été préférée pour poursuivre le suivi. Une limite importante a concerné la confidentialité et la protection des données, qui sont des éléments essentiels dans la relation d’aide et qui n’ont pas toujours pu être garanties. Le problème était aigu lorsque l’usager ne pouvait s’isoler, ce qui pouvait induire plus de retenue de sa part.
Pour les responsables, l’accompagnement sociothérapeutique ne pourra en aucun cas se résumer à des entretiens virtuels. Les entretiens en présentiel ne seront jamais remplacés, car :
Si en théorie l’intervention à distance peut s’adresser à tous les usagers, elle est mal adaptée aux personnes psychologiquement fragiles (par exemple avec des pensées suicidaires), confrontées à de multiples problèmes ou phase de rechute et/ou de crise. Elle est aussi moins pertinente dans les situations sous contrainte, lorsque l’intervenant doit constamment agir. Les entretiens sont plus délicats à gérer et il est plus difficile d’engager et de conserver la motivation de l’usager. Une personne qui n’a plus envie de parler peut ainsi interrompre l’entretien en raccrochant, ce qui peut engendrer du stress chez l’intervenant.
Si la construction de l’alliance thérapeutique n’est pas freinée, elle reste moins facile qu’en présentiel. Mettre en place un vrai accompagnement par objectifs semble plus difficile, demande plus d’énergie, tout comme réaliser une évaluation approfondie de la conduite addictive et des problèmes associés.
Le travail avec l’environnement de l’usager ne peut pas s’affranchir du présentiel, en particulier lorsqu’il requiert la présence de l’usager, car cela nécessite de fixer un moyen de communication commun et d’être sûr que l’usager puisse se connecter à l’heure fixée. La conduite des entretiens de famille ou de couple est également limitée.
Les outils habituellement utilisés en entretien en présentiel (tableau blanc pour balance décisionnelle, génogramme…) n’ont pas pu être employés. La technologie peut aussi être défaillante (mauvaise connexion, interruptions, difficultés pour installer l’outil numérique). L’outil de vidéoconférence adopté doit aussi pouvoir s’inscrire dans le quotidien de l’usager.
Incapacité à saisir tous les signes de vulnérabilité, confidentialité placée sous la responsabilité de l’intervenante et de l’intervenant
Le risque principal est lié à l’impossibilité d’avoir une compréhension complète de la situation, à l’incapacité de saisir tous les signes et les éléments portés par le non verbal, et de passer à côté de l’essentiel et/ ou de minimiser la vulnérabilité réelle de l’usager. La confidentialité, déjà mentionnée comme limite, constitue aussi un risque, pour l’usager et pour la personne intervenant. L’usager qui ne peut s’isoler peut ne pas être disponible psychologiquement ou ne pas se sentir libre de parler de sujets importants. Par de fausses manipulations, l’intervenant pourrait donner accès à des informations sensibles ou non associées à l’usager. La garantie de la confidentialité est de la responsabilité de l’intervenant qui doit s’assurer que l’usager est conscient des conditions d’entretien.
La qualité de l’accompagnement passe aussi par la dynamique d’équipe, par la capacité à débriefer et échanger à la suite d’un entretien, ce qui a été moins présent dans le contexte de semi-confinement.
Meilleure accessibilité pour les proches, adaptation au rythme de vie de l’usager
En pénétrant davantage dans le cadre de vie de l’usager, l’intervention à distance a permis d’atteindre plus facilement les proches, de les impliquer ou de leur offrir un soutien.
L’intervention à distance constitue un complément dans les modalités d’accompagnement. Offerte en alternance avec le présentiel, elle serait pertinente pour intensifier les contacts et consolider le lien thérapeutique. Dans cette perspective, elle pourrait rendre certains suivis plus proactifs, avec comme conséquences de faciliter la conservation du contact et de diminuer les drop-outs.
Conserver ces modalités d’accompagnement permettrait d’atteindre d’autres publics comme les personnes momentanément éloignées de leur domicile (par exemple durant un voyage). L’accessibilité à la prestation serait améliorée par une meilleure adaptation au rythme de vie de l’usager, à son organisation quotidienne, à son environnement familial ou à son éloignement géographique.
Le plus important reste cependant d’être centré sur la motivation, les besoins et les ressources de l’usager qui devrait pouvoir choisir parmi les moyens d’intervention proposés. Systématiser ou interdire totalement l’intervention à distance serait inapproprié.
Suite aux restrictions imposées par la pandémie, Addiction Valais a rapidement introduit des mesures pour assurer la poursuite des accompagnements sociothérapeutiques ambulatoires à distance, via des entretiens par téléphone ou par vidéoconférence. Ils ont remplacé les entretiens en présentiel avec une forte augmentation des contacts téléphoniques par rapport aux années précédentes.
Des limites de l’intervention sociothérapeutique à distance ont été relevées (perte du langage non verbal, situations inadaptées, bilans de réseau difficiles, limites techniques), ainsi que des risques (incapacité à saisir tous les signes de vulnérabilité des usagers, atteinte à la confidentialité). Mais ses forces (proactivité des intervenants, créativité dans la relation d’aide, souplesse, accès à la réalité et adaptation à l’organisation de vie des usagers) en font une modalité d’intervention qui améliore le maintien ou la consolidation de l’alliance thérapeutique et favorise l’accès aux proches.
Offerte en complément au présentiel dans un cadre de confidentialité assuré, et proposée de façon circonstanciée en fonction des besoins et des ressources de l’usager, l’intervention à distance apporte une plus-value dans l’accompagnement sociothérapeutique ambulatoire.