août 2020
Jean-Félix Savary (GREA)
A quoi servent les crises ? Cette question iconoclaste peut surprendre à première vue, car elle révèle la double nature des crises. La première est sombre et directement perceptible. La deuxième par contre ouvre sur un futur différent, inimaginable avant la crise. Parmi les exemples les plus connus, la grande peste en Italie qui, en vidant le nord de ses habitants (plus de 70% par endroit), va créer un appel d’air qui va déboucher sur l’élan extraordinaire de la renaissance. La fin de la Deuxième Guerre mondiale voit-elle naître l’ONU et la diffusion des politiques sociales, alors que celle de 1914-1918 avait conduit à ce que les premières citoyennes européennes obtiennent le droit de vote (Royaume-Uni, Allemagne, Russie, etc.). La grande dépression aux USA va permettre elle de réguler une économie devenue mafieuse et de lever la prohibition de l’alcool. Plus proche de nous, la catastrophe sanitaire du VIH/Sida a bouleversé nos systèmes de santé, qui doit aujourd’hui reconnaître une place pour les personnes malades dans les structures de gouvernance.
La calligraphie chinoise écrit les mots « crise » et « opportunité » avec le même signe. Les deux avancent ensemble, donnant à la crise ce caractère ambivalent. Tout proche de nous, la politique des 4 piliers en offre un exemple. Alors que la question « drogue », qu’on écrivait encore au singulier, se hissait pour plusieurs années dans le trio de tête des préoccupations des suisses (devant la migration, l’Europe, la santé, etc.), un Conseil fédéral sous pression va oser l’impensable : un compromis pragmatique en pleine guerre mondiale contre les drogues. Quelques années plus tard, le Portugal va lui aussi connaître sa révolution dans ce domaine en décriminalisant l’usage de drogues. Souvent présentés comme des exemples de pragmatisme, on oublie parfois un peu vite ce que ces pays conservateurs doivent à la crise : crise de sécurité publique en Suisse1 et crise liée à l’écroulement de l’empire colonial et la chute de Salazar au Portugal2. Aujourd’hui aux USA, la crise profonde du système judiciaire et carcéral semble elle aussi contribuer à la réforme des politiques drogues, également alimentées par le mouvement BLM (Black Lives Matter), dont le soutien semble croître à la même vitesse que celui pour l’abandon de la prohibition3.
La crise sanitaire n’aura finalement pas été la disruption que certains craignaient, ou attendaient. Rapidement, la Suisse est ressortie de son confinement, avec un coût sanitaire relativement limité en comparaison avec d’autres pays et qui équivaut en gros, jusqu’ici, à une année de décès liés à l’alcool. Mais quels enseignements peut-on déjà en tirer ? Et quel rôle des réseaux professionnels comme le GREA peuvent prendre dans de telles situations ?
1. Accompagner les acteurs – INPUD/Professionnels
Face à la soudaineté de l’arrivée de la Covid-19, les premiers acteurs à réagir ont été les organisations d’usagers. Le réseau international INPUD (International Network of People who Use Drugs) a rapidement publié une liste de conseils simples et pratiques directement applicables dans le quotidien. À ce jour, rien n’a encore pu égaler ce travail, réalisé en un temps record. Cela confirme une nouvelle fois l’efficacité des pairs en matière de réduction des risques et d’adéquation avec les besoins. Les professionnels ont eux aussi bien joué le jeu et ont rapidement repris et diffusé ce message en l’adaptant, en reprenant le matériel mis à disposition (notamment par le GREA) ou encore en adaptant directement les messages provenant des réseaux sociaux. La facilité avec laquelle les professionnels ont pu faire confiance à ces réseaux montre le chemin parcouru et confirme le nouveau partenariat, d’égal à égal, qui s’installe dans notre domaine.
Pendant les premières semaines, les acteurs de première ligne ont dû faire face à une situation nouvelle, repérer des difficultés et inventer des solutions. Pour le GREA, il s’agissait de rassembler et synthétiser les informations, de les diffuser rapidement et de mettre à disposition du matériel imprimé pour tous. Avec ses autres partenaires associatifs, il fallait aussi mettre en lumière les besoins et constats identifiés sur le terrain, avec un positionnement commun sur les priorités et le rôle de chacun. C’était chose faite le 25 mars, avec une position nationale des associations, qui a pu être adoptée par les différents comités en un temps record. L’objectif était ici d’informer l’ensemble des partenaires, de soutenir les premières mesures prises, mais aussi de mettre en exergue les difficultés rencontrées. Comme le domaine des addictions se positionne à l’intersection des domaines social et sanitaire (et parfois sécuritaire), son positionnement interdisciplinaire, dans un entredeux, peut nous laisser sur le carreau. La difficulté d’inclure les institutions de première ligne dans les acteurs prioritaires en matière de protection en témoigne.
2.Ouvrir des espaces politiques – L’exemple des TAO
Issus de compromis savamment élaborés pour gagner des majorités favorables à la LStup, le domaine des TAO (traitements agonistes opioïdes) en Suisse en a hérité une certaine lourdeur administrative. Il s’agit probablement des traitements médicaux les plus surveillés en Suisse, avec un système fédéral d’autorisation personnel pour la prescription d’héroïne médicale et 26 systèmes cantonaux pour les autres produits. On ne compte plus les appels pour revenir sur cette surrèglementation, afin d’abaisser les seuils d’accès et réduire des coûts administratifs difficilement justifiables. De plus, les objectifs de la LStup tournés vers l’abstinence restreignent inutilement l’utilisation des traitements avec Diacetylmorphine (héroïne). Une application trop littérale peut ainsi rehausser inutilement le seuil d’accès. Or, les TAO doivent bénéficier d’un accès facilité, dans le respect de la sécurité médicale, garantie par les professionnels.
Cette crise aura enfin permis de faire bouger les lignes. Les doutes sur l’approvisionnement du marché des drogues illégales (risque de rupture) et les mesures de confinement auront ainsi percé le mur règlementaire. Très vite, l’État a accepté d’élargir les conditions d’accès aux TAO et de les reconnaître également comme outil de RDR. Ceci ne peut toutefois se faire ni de manière explicite ni de façon durable. Les conditions particulièrement strictes voulues par le législateur nous obligent à manœuvrer avec prudence. Une intelligente collaboration doit se tisser entre les acteurs de la société civile et ceux du domaine public, garant du cadre. Comme dans la période initiale de mise en œuvre de la politique des quatre piliers (1991-1998), les innovations sur le terrain doivent se conjuguer avec un volontarisme (et un courage) dans les administrations, tout en maintenant des contacts étroits avec le niveau politique (parlement et exécutif). Les innovations tentées pendant la crise de la Covid-19 peuvent se pérenniser en faisant circuler les informations et en mettant en cohérence les différents niveaux : fédéral cantonal local d’une part, législatif-exécutif-société d’autre part. La société civile et les pouvoirs publics peuvent coordonner leurs actions et agir chacun à leur niveau : cadre règlementaire pour l’État, politique au sens large pour la société civile.
Au-delà de ces adaptations, une ouverture politique pour une révision plus large du cadre légal voit le jour. La pandémie a fait apparaitre un système trop lourd, un peu en décalage avec l’esprit du temps. Elle offre une occasion de repenser le domaine des TAO, pour les rendre plus souples, plus efficients et le mettre en cohérence avec les nouvelles directives du Conseil de l’Europe4. C’est à ce niveau aussi que l’on attend les professionnels et leurs représentants. En première ligne pour repérer les problèmes, il nous revient de mettre à l’agenda politique ces problématiques.
3. Soutenir les dynamiques émergentes – RDR par poste
Le confinement rapide et l’arrêt des transports publics a également provoqué des inquiétudes sur l’accès aux prestations de réduction des risques pour les consommateurs de drogues par injection. Malgré une adaptation rapide du réseau d’échanges de matériel stérile, tous ont observé une perte de contacts avec une partie des populations concernées. Sans pouvoir présager le futur de la crise et constatant les réductions dans les prestations offertes, des interrogations sont apparues sur l’approvisionnement en matériel stérile. Or, depuis de nombreuses années, l’association française Safe s’occupe justement de ce problème d’accès dans les régions périphériques et son modèle de délivrance par la poste s’impose très vite comme un service utile en pareille circonstance. Comme il ne saurait se substituer à ses membres, le GREA va alors créer une association intercantonale et mettre à disposition un budget et des compétences pour développer cette offre selon des standards professionnels élevés. En très peu de temps, un service en ligne a été créé, avec des procédures inspirées par Safe, un site fonctionnel, une base de données et du matériel de promotion.
Lancé en plein déconfinement, le nouveau service a connu peu de succès au début. En retard dans le timing et manquant de ressources pour sa promotion, les premières demandes sont arrivées en juin seulement. Le peu de succès rencontré par cette offre pourrait aussi démontrer que les usagers ont anticipé les problèmes d’approvisionnement et/ou que les offres classiques soient parvenues à rester disponibles, ce qui serait une bonne nouvelle. À travers cette nouvelle offre, le réseau des professionnels engagés dans RDRPP aura démontré la faisabilité d’un tel dispositif. La petite fenêtre ouverte par la crise de la Covid a permis de considérer différemment des idées peu valorisées ou jugées trop novatrices. Pour cela, le GREA a pris un soin particulier à communiquer sur le sujet tant avec le niveau fédéral (Task Force Covid, Infodrog) qu’avec les Cantons romands, dont cinq ont salué l’initiative. De plus, l’expérience accumulée permettra d’engager quasi instantanément ce service en cas de nouvelle crise similaire.
4. Devenir plus intelligent – Monitorage
Dans un premier temps, la réactivité des institutions et des pouvoirs publics aura permis de limiter l’impact de la crise. Néanmoins, au moment où la tentation de se fondre dans l’action est la plus forte, la perspective critique ne saurait être abandonnée en temps de crise. Nous devons aussi utiliser ces moments pour devenir plus intelligents. La discipline qui a permis à la Suisse un confinement partiel et non total ne constitue pas un oreiller de paresse. Les difficultés ne peuvent être surmontées que sur la base de constats objectifs, construits avec des méthodes légitimes et éprouvées. Il revient donc aux acteurs de la recherche de documenter ces évolutions. Nous pouvons tous nous réjouir que nos chercheurs ont répondu présents, du moins en Suisse romande. Les universitaires (CHUV, UNIL), mais aussi les associations comme le CoRoMa et le GREA, et la fondation Addiction Suisse ont tous contribué à cet effort. Ce travail, autrefois encouragé et soutenu par l’administration fédérale, a dû s’improviser avec les moyens du bord. Il démontre que le militantisme n’est pas encore mort et que la course aux publications ou aux financements ne saurait toujours être la norme. Le dialogue avec la pratique permet de calibrer les propositions et de construire ensemble une vision cohérente de la situation. En organisant son premier «open workshop » en ligne sur le sujet, le GREA a voulu contribuer à cette féconde dialectique.
La crise ne nous a pas encore apporté beaucoup de certitudes sur le plan épidémiologique. Par contre, elle aura permis de réaffirmer le lien fonctionnel entre crise et politiques addictions. Dominé par la morale de bout en bout, le champ des addictions avance quand le terrain devient plus mou, plus souple, et qu’une perspective se dégage enfin. L’urgence permet de faire sauter des verrous impossibles à surmonter, comme la remise d’héroïne à domicile pour plusieurs jours. Le risque de deal, perçu comme un obstacle insurmontable avant la crise, s’efface devant la nécessité de sauver des vies. Le domaine des addictions apparait condamné à avancer dans la difficulté. Il doit bousculer les normes existantes pour faire avancer la raison et dépasser les barrières mentales que nous nous construisons. La déclaration d’Ascona avait retenu ce point avec sa dixième recommandation : « Un espace d’innovation est nécessaire, au-delà des cadres juridiques établis, pour développer de nouvelles offres et pour aller progressivement vers une règlementation cohérente de tous les substances et marchés »5.
Les temps de crise sont aussi ceux du mouvement. Les certitudes sont ébranlées et les croyances mises à l’épreuve. L’approche moraliste et paternaliste vacille et nous redécouvrons l’inventivité des acteurs, en premier lieu celle des personnes concernées. Le nouvel ordre des priorités crée des espaces d’innovation. En 1986, un local d’injection s’ouvrait à Bern, trois ans avant qu’un premier avis de droit, qui posait des conditions drastiques (non respectées), ne soit publié. Qu’à cela ne tienne. En période de crise, la politique reprend le dessus sur les textes légaux, qui peuvent gérer les périodes de beau temps, mais pas l’orage. Les addictions ne seront jamais un long fleuve tranquille, piloté par des instruments au pouvoir magique, capable d’objectiver les besoins de millions de citoyens. Nous tâtonnons toutes et tous vers un mieux-être individuel et collectif, dans un environnement changeant. Il y a 2’500 ans, Sun Tzé nous montrait déjà la voie : « Ne répétez pas les mêmes tactiques victorieuses, mais adaptez-vous aux circonstances chaque fois particulières».