avril 2020
Sarah Bell (Université de Montréal)
Dans la rue comme travailleuse sociale hors murs, j’ai rencontré au quotidien des parents aimants, battants, très souvent souffrants, mais surtout d’une grande générosité quand il s’agissait de partager leur vécu de parent. Ils n’ont pas cessé de m’inspirer avec leur humour, leur justesse et leur solidarité. Ces parents étaient des véritables funambules du quotidien, des jongleurs de responsabilités, des magiciens capables de sortir de leurs chapeaux une énergie et un courage remarquables. Lorsque ma propre « aventure » de maman a commencé, ils étaient toujours présents pour donner un mot d’encouragement ou pour partager des expériences communes. Dans ce cadre, j’ai eu la grande chance de suivre de près le projet des Mamans de Choc, un groupe de mères qui consomment ou ont consommé des drogues. Ces mères se mobilisent pour une meilleure prise en compte de la parentalité des personnes qui consomment des drogues.
En 2009, ma collègue, Patricia Fontannaz, travailleuse sociale hors murs au Rel’Aids (Fondation Le Relais), et quelques femmes rencontrées dans la rue ont initié le café des mamans, un espace informel et solidaire pour échanger et se soutenir entre mères qui consomment ou qui ont consommé des drogues. De cet espace de partage est né le groupe des Mamans de Choc et, dix ans plus tard, ces femmes sont toujours des pionnières dans le développement d’actions pour soutenir la parentalité de leurs pairs. Elles ont réalisé de nombreuses actions, notamment un film de sensibilisation qu’elles présentent aux professionnels et aux étudiants (une cinquantaine de présentations à ce jour), une recherche-intervention sur la question de la parentalité en situation de toxicodépendance dans le canton de Vaud et, actuellement, une réflexion collective pour mettre en place des interventions par les pairs avec différents partenaires du réseau. Ce projet mobilisateur a rendu visible, pour moi, la richesse du savoir expérientiel de ces parents et l’importance de soutenir des projets de mise en place d’intervention par les pairs dans ce domaine.
Les parents qui consomment des drogues et leurs enfants sont des personnes qui peuvent être confrontées à de nombreux défis, qu’ils soient personnels, économiques, sociaux et/ou systémiques. Ils ont un taux de signalement aux services de protection de la jeunesse, ainsi qu’un taux de séparation avec leurs enfants, plus haut que les parents non-consommateurs 1. Ces séparations vont avoir de grands impacts sur leur santé, leur consommation et leur inclusion sociale. Très souvent, les parents vivent ces séparations comme des événements traumatisants qui ont des conséquences durables dans leur vie et celles-ci engendrent régulièrement une augmentation de la consommation de drogues, des maladies psychiques, des symptômes de stress post-traumatiques et des comportements autodestructeurs. Ces parents portent également le fardeau de la stigmatisation et de la désapprobation sociale 23.
Les mères sont particulièrement touchées par les effets de la stigmatisation et de la criminalisation des drogues. Perçues comme « déviantes » dans une maternité qui est au croisement de normes médicales, pénales, sociales et de genre, l’image de la « mauvaise mère toxicomane » leur colle trop souvent à la peau. Cela même après des années d’abstinence, avec une consommation contrôlée ou pendant un traitement de substitution 4.
Une partie de la littérature affirme une relation positive entre la consommation de drogues des parents et des risques accrus de maltraitance envers les enfants. Cependant, d’autres auteures nous rappellent qu’il faut demeurer prudent avant de faire des relations causales entre consommation et maltraitance. Les situations de ces familles sont complexes et comportent des facteurs des vulnérabilités socio-économiques qui peuvent avoir un grand impact sur le risque de maltraitance 5. Pour cette raison, il est important de privilégier un regard systémique et intersectionnel sur leurs situations.
Les perceptions négatives et la stigmatisation ont un effet hautement dissuasif sur les parents dans leur recherche de soutien. Ils peuvent ainsi éviter d’accéder à des traitements ou interrompre précocement ces derniers par peur de perdre leurs enfants. Peu de programmes de traitement et de soins pour les problèmes d’abus de substances sont organisés autour de la réalité des femmes, des mères et/ ou des parents. Sans offre de garde d’enfant ou de programmes résidentiels incluant les enfants, la situation crée un frein majeur pour entreprendre des démarches d’aide ou de soins 67.
Malgré ce tableau sombre, ces parents sont loin d’être des victimes dépourvues de ressources. Quand nous prenons le temps de les écouter, nous constatons qu’ils mettent en œuvre des stratégies, des compétences, de l’humour et une grande résilience face à l’adversité. Leur rôle de parent et le bien-être de leurs enfants sont d’une grande importance et ces derniers sont au centre de leurs préoccupations. Leurs expériences démontrent l’importance de développer des interventions novatrices, mobilisatrices et émancipatrices afin de répondre à leurs besoins.
Les projets de pairs aidants sont relativement nouveaux dans le domaine de la parentalité des personnes qui consomment des drogues. Cependant, des projets intéressants ont été développés cette dernière décennie en Amérique du Nord.
Aux États-Unis, de nombreux services de protection de la jeunesse ou de centres de prise en charge des dépendances forment et engagent des pairs aidants. Quelques exemples sont le programme START ou le Mentor Parent Program qui existent dans de nombreux États. À Edmonton, au Canada, The Boyle Street Community Center forme et engage des pairs aidants pour accompagner des futures mères qui consomment et qui sont en situation de grande vulnérabilité. Le groupe d’autosupport Community Action for Families à Toronto offre un espace de partage, d’entraide et de mobilisation par et pour les parents qui consomment des drogues.
L’intervention par les pairs fonctionne sur une base volontaire et s’adresse à des individus, des familles ou des groupes. L’accompagnement est basé sur les besoins et les envies des parents et les pairs aidants remplissent, par conséquent des tâches très diverses. Ils aident les parents à faire le lien avec différentes ressources dans la communauté (logement, alimentation, habits, etc.) et ils facilitent le lien entre les parents et les différents intervenants qui les entourent. Souvent, ils servent de « traducteurs » pour aider les parents à mieux saisir le jargon professionnel tout en accompagnant les parents à mieux comprendre leurs droits et à revendiquer le respect de leur dignité. Surtout, ils offrent un espace de soutien basé sur la réciprocité d’expériences et sur le non-jugement qui permet aux parents de s’exprimer autrement ou sur d’autres sujets qu’avec d’autres intervenants.
Sur le plan de la consommation de psychotropes, les pairs aidants offrent un accompagnement et un encouragement sur le plan de la réduction des risques et/ou de la consommation. Ils sont source d’espoir, car ils ont connu des difficultés semblables dans le passé. Leur accompagnement ouvre un espace de non-jugement et de co-construction pour partager des craintes, des difficultés, des victoires et des techniques de prévention de la rechute. En outre, les pairs aidants offrent un soutien précieux dans le parcours de rétablissement des parents en renforçant les passerelles vers les services de traitement des dépendances.
Avec le recul d’une décennie, l’intervention par les pairs a démontré apporter des résultats hautement prometteurs pour tous les acteurs concernés.
Plusieurs recherches démontrent que les pairs aidants accompagnent les parents à sortir d’une isolation sociale et à expérimenter des relations sociales positives. Il est également souligné que l’intervention par les pairs augmente les capacités des parents à faire face au stress et à agir suite à un placement d’enfant. En accompagnant les parents à croire en leur potentiel de réussite, les pairs aidants renforce l’empowerment et favorise l’implication des personnes dans les décisions qui les concernent. En outre, des recherches [9, 10] suggèrent que les parents qui bénéficient de soutien d’un pair aidant ont un taux de réunification plus élevé que ceux qui n’en bénéficient pas et les taux de maltraitance ou de négligence sont amoindris pour la suite. Cela s’explique notamment par le fait que ces interventions renforcent les compétences parentales, le pouvoir d’agir et les capacités des parents à gérer leur consommation.
Certaines études [11] montrent que cette forme d’intervention procure également des résultats positifs pour les pairs aidants eux-mêmes. Ils retirent une grande satisfaction de leur activité et estiment qu’il est d’une grande importance personnelle. Leurs savoirs expérientiels sont sollicités et valorisés, ce qui a un grand impact sur leur estime de soi. Les pairs aidants expriment qu’ils apprécient faire partie des équipes et qu’ils se sentent comme des alliés des différents intervenants. Les programmes de pairs aidants offrent également un développement professionnel pour des personnes, souvent loin du marché de l’emploi, en ouvrant des possibilités de formation, d’emploi et de réseautage. Pour des personnes qui peuvent avoir une situation socio- économique précaire, peu d’éducation, un manque d’expérience professionnelle et des casiers judiciaires, ces postes constituent une plus-value pour leur intégration sociale et professionnelle.
La collaboration entre des pairs aidants et les autres professionnels peut changer les attitudes et les habitudes des équipes et ainsi participer à la réduction de la stigmatisation des personnes qui consomment des drogues.
Les professionnels qui travaillent avec les pairs aidants estiment que cette collaboration améliore la qualité des partenariats qu’ils construisent avec les parents. La complémentarité de rôles encourage chacun à apporter un regard plus sensible et pertinent sur les familles accompagnées. Finalement, les pairs aidants peuvent contribuer à une sensibilisation sociétale plus large en participant à des comités/groupes de travail, à des formations et en interagissant dans la communauté ou dans d’autres services. Cette sensibilisation peut contribuer au développement de politiques en protection de la jeunesse et en traitement des dépendances plus pertinentes et plus adaptées aux réalités des personnes concernées [12].
Afin de garantir que les interventions par les pairs aidants soient pertinentes pour tous les acteurs concernés, il est essentiel de tenir compte des bonnes conditions pour la mise en place de ces projets. La recherche dans le domaine donne des pistes telles que :
La littérature fait ressortir un certain nombre de défis liés aux projets de pairs-aidants auprès des parents qui consomment des drogues. Elle souligne que le rôle de pair aidant peut être difficile à définir et qu’il existe souvent un manque de reconnaissance des savoirs expérientiels. Les postes de pairs aidants n’offrent pas toujours des bonnes conditions de travail et les institutions font face à des manques de financement pour mettre en place ces interventions [13]. Il est aussi à relever que, sans un contexte de travail sécurisant et soutenant, les pairs aidants peuvent être à risque de vivre de la souffrance dans leur poste ainsi que des obstacles à leur propre rétablissement.
Au vu des résultats encourageants que nous venons de voir, cette approche d’intervention auprès des parents consommateurs mérite d’être réfléchie et soutenue. Malgré les défis à surmonter, des réflexions et des actions sont déjà entamées en Suisse romande depuis plusieurs années, en grande partie grâce à la ténacité des Mamans de Choc et de professionnels alliés. Par conséquent, différentes formes d’interventions par les pairs commencent à voir le jour dans le canton de Vaud. Par la suite, nous pouvons espérer qu’elles pourraient servir d’inspiration et d’exemple pour le développement de cette approche dans d’autres régions.