avril 2020
Olivier Simon, René Stamm, Robert Hämmig, Willem Scholten, Cheryl Dickson, Valérie Junod
La méthadone et la buprénorphine figurent depuis 2005 sur la Liste modèle des Médicaments essentiels de l’OMS. Dès lors, pour respecter le droit fondamental à la santé, chaque pays devrait en garantir la disponibilité effective 1. Pour que ces médicaments soient déployés de manière adéquate, ils doivent s’insérer dans un cadre règlementaire approprié. Celui-ci détermine tant le degré d’accès que la qualité de la mise en œuvre du traitement. Pourtant, si l’efficacité et les bénéfices de ces médicaments ont été largement démontrés par des études cliniques et de santé publique, pareilles preuves n’existent pas s’agissant du cadre règlementaire. Seuls de rares travaux de droit comparés sont disponibles, la plupart se bornant à décrire la situation sans l’évaluer ni la critiquer 23. Il y a lieu de relever que l’évaluation des politiques publiques nécessite des méthodes de recherche interdisciplinaires, en partie différentes de la recherche épidémiologique ou juridique.
Le Groupe Pompidou s’est donc interrogé sur la nécessaire adaptation des conditions cadres relatives aux traitements du syndrome de dépendance aux opioïdes avec prescription de médicaments opioïdes (ci-après traitements agonistes opioïdes ou TAOs). Il a voulu soutenir les autorités publiques nationales dans leur effort de modernisation des règlementations, en leur fournissant les connaissances scientifiques les plus récentes, mais aussi les fondements éthiques et juridiques reconnus en matière de santé. C’est ainsi qu’un groupe d’experts de la santé et du droit a été mandaté par le Groupe Pompidou (Conseil de l’Europe) et vient de publier son rapport.
La prescription à long terme de morphine ou d’autres opioïdes dans le traitement de ce qui était dénommé jadis le « morphinisme » est une pratique ancienne. Au début du 20e siècle, de nombreuses cliniques spécialisées basées sur ce concept ont vu le jour. Mais, pendant l’entre-deux- guerres, l’approche a changé en raison des mouvements prohibitionnistes: ces cliniques spécialisées ont été fermées, parfois du jour au lendemain et avec des conséquences sanitaires dramatiques. Seul le Royaume-Uni, grâce au Rolleston Committee (1926), a continué à admettre la prescription à long terme de morphine ou d’héroïne pharmaceutique, alors qu’ailleurs cette approche disparait quasiment du champ de la connaissance médicale « officielle ». Elle réapparait vers la fin des années 60 aux États-Unis, alors que le pays subit une épidémie de consommation d’héroïne. Dole et Nyswander proposent alors la prescription de méthadone fondée sur l’hypothèse métabolique de déficit opioïde endogène (concept de «maintenance ») 4. Malgré des résultats probants, l’administration Nixon fait barrage à l’homologation de la méthadone par l’agence du médicament dans une telle indication. Naissent alors des régimes d’autorisation préalable obligeant les médecins désirant prescrire ces traitements à satisfaire à des conditions supplémentaires censées prévenir le « deal en blouse blanche ». C’est ce modèle qui sera repris par la plupart des pays, dont la Suisse.
Dans les années 80, l’épidémie de sida a amené à reconsidérer l’opportunité de prescrire la méthadone aux personnes souffrant d’un syndrome de dépendance aux opioïdes. Face à un corps médical divisé, les dispositifs d’autorisation spéciaux ont cependant continué à restreindre la prescription. Encore aujourd’hui, les procédures que ces dispositifs imposent s’écartent des règles qui gouvernent l’administration de pratiquement tous les autres traitements médicaux, règles d’ordinaire fondées sur l’homologation des médicaments et la pharmacovigilance. Le terme « substitution» ou encore « remise médicalisée » reflète cette ambiguïté historique 5.
Le conflit entre le droit à l’accès aux soins de santé et l’actuel système répressif de contrôle des substances, certes ancien, recèle de nombreuses difficultés. En effet, le droit à la santé n’offre en général pas un droit justiciable permettant à une personne de faire primer ses intérêts à accéder au traitement sur d’autres intérêts publics, par exemple l’intérêt à sanctionner une consommation ou un trafic pénalement réprimé. L’absence de tribunaux internationaux habilités à condamner un État en raison d’une politique d’accès aux soins inadéquate relativise également la portée pratique du droit à la santé. De plus, le droit international n’aménage pas de hiérarchie entre les différentes normes de droit international, à l’exception d’un nombre limité de règles bénéficiant d’une priorité absolue (jus cogens, comprenant par exemple l’interdiction de la torture), dont le droit à la santé ne fait en général pas partie.
Cependant, le droit à la santé est renforcé par d’autres droits et libertés. Ainsi, il va de pair avec notamment le droit à la vie, le droit au respect de la vie privée, le droit à la liberté d’expression, l’interdiction de la torture et des traitements dégradants, le droit à des tribunaux impartiaux, le droit de participation politique et les principes de non-discrimination, de proportionnalité 6. Certains de ces autres droits sont davantage justiciables. C’est ainsi qu’en Europe, la Cour européenne des droits de l’homme a fait avancer le droit à la santé en se fondant sur d’autres libertés fondamentales (par exemple arrêt Wenner vs Germany condamnant l’Allemagne en septembre 2016 pour déni d’accès au TAO en détention).
On ajoutera encore que l’analyse des déterminants sociaux a montré à quel point l’état de santé individuel comme populationnel peut être influencé par d’autres paramètres que l’accès aux prestations de santé. En effet, il dépend largement de la réalisation d’autres droits, dont l’accès au logement, l’accès à l’éducation et l’accès à un travail correctement rémunéré7.
Malgré certaines lacunes du droit international liées à sa justiciabilité relative, il demeure néanmoins un élément d’orientation très important, notamment grâce à la pression qu’exercent sur cette base les organisations internationales, les ONG, des associations d’usagers ou de professionnels ainsi que les médias.
Selon l’OMS, 5,5 milliards de personnes vivent dans des pays qui n’offrent guère d’accès aux médicaments sous contrôle, en particulier aux médicaments opioïdes. Cet accès insuffisant s’explique par des obstacles législatifs et politiques, mais aussi par des obstacles liés au manque de connaissance des administrations et des professionnels de la santé, des obstacles liés aux attitudes négatives de la société ainsi que – non des moindres – des obstacles économiques et financiers 8. En Suisse, en matière de TAO, trois aspects sont particulièrement sensibles: assurer la formation adéquate de tous les soignants, minimiser le détournement des opioïdes prescrits et garantir la protection des données.
En l’absence de littérature scientifique robuste, le groupe Pompidou a élaboré ses recommandations en suivant une approche dite Delphi. Cette méthode vise à recueillir et élaborer l’avis d’un panel d’experts indépendants 9. Elle permet de structurer les discussions du panel par le biais d’un questionnaire soumis à de multiples reprises au groupe, le plus souvent de manière anonymisée, jusqu’à l’obtention d’un consensus. Quatre réunions entre 2014 et 2017 ont réuni 16 experts de la santé et du droit issus de pays membres du Groupe Pompidou et de son réseau de coopération MedNET (Algérie, Belgique, France, Grèce, Liban, Lituanie, Maroc, Portugal, Slovénie, Suisse, Tunisie, Turquie). 62 principes directeurs ont ainsi été identifiés puis ont fait l’objet d’une consultation publique.
À partir de ces « Principes directeurs », le groupe d’experts s’est attaché à identifier quatre recommandations stratégiques reproduites ci-après.
Recommandation n°1 : Prescription et remise sans régime d’autorisation préalable
Les mécanismes du droit du médicament en matière d’autorisation et de supervision du marché offrent la marge de manœuvre nécessaire pour garantir la sécurité des prescriptions et leur conformité aux Conventions internationales sur les substances placées sous contrôle. À l’inverse, les régimes d’autorisation préalable représentent avant tout l’héritage d’une époque révolue où les TAO relevaient de prescriptions off label et étaient compris davantage comme mesures de réduction des risques que comme traitement médicamenteux à part entière. C’est pourquoi ces régimes aujourd’hui dépassés doivent être supprimés. Un régime déclaratif a posteriori est suffisant pour éviter les doubles prescriptions et garantir la récolte de données épidémiologiques.
Recommandation n° 2 : Suppression effective des barrières financières
Même dans les pays présentant des taux de couverture élevés, il subsiste des populations particulièrement vulnérables et difficiles à atteindre. Leur non-accès effectif aux soins est à la fois un défi éthique et un risque pour la santé publique, d’autant plus que, sur le plan économique, la mise à disposition des TAO conduit à une baisse avérée des coûts sociaux directs, indirects et intangibles, baisse excédant largement le coût global des traitements. Un mécanisme de prise en charge financière renforcée se justifie donc pleinement pour encourager l’accès aux soins chez ces personnes.
Recommandation n°3 : Coordination et suivi par une instance nationale consultative
Chaque État est invité à créer ou aménager une instance nationale consultative, le cas échéant en adaptant le cahier des charges d’une instance préexistante. Une telle instance permet de soutenir dans la durée l’évaluation de la règlementation, tout en identifiant les difficultés résiduelles nécessitant la poursuite ou la réinstauration de mesures spéciales ciblées et strictement nécessaires. Son indépendance et sa transparence doivent être garanties, notamment dans sa composition, son budget, son agenda. Ses travaux doivent faire l’objet de rapports publics.
Recommandation n°4 : Terminologie neutre, précise et respectueuse des personnes
Le domaine des dépendances emploie de nombreux termes ambigus, mais pourtant couramment utilisés par les professionnels, les administrations et les institutions internationales. L’abandon prôné ici du qualificatif de « traitement de substitution» au profit de la notion de «traitement agoniste opioïde » est à cet égard emblématique. Les terminologies utilisées dans les documents institutionnels et règlementaires devraient faire l’objet de révisions périodiques afin de vérifier que celles-ci demeurent correctes, précises et respectueuses.
L’implémentation des recommandations dépend de chaque contexte politique national. En Suisse, la règlementation des TAOs est largement ancrée dans la Loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) et son ordonnance, bien que, en tant que médicaments, les opioïdes prescrits dans ce cadre relèvent par ailleurs de la Loi fédérale sur les produits thérapeutiques.
En attendant de faire évoluer la LStup elle-même, il importe dès maintenant de réévaluer et minimiser la charge médicoadministrative à la fois des praticiens, mais également des Médecins et Pharmaciens cantonaux, tout en accentuant le rôle des autorités ordinaires que sont l’agence du médicament (Swissmedic) et les commissions de déontologie. Aujourd’hui, ces dernières n’ont de facto aucune responsabilité en matière de TAO, alors qu’il existe un réseau d’experts de médecine de l’addiction très dense en mesure de les seconder dans cette tâche.
En second lieu, une instance indépendante devrait être mandatée pour émettre des recommandations publiques régulières, sur la base d’un monitoring épidémiologique renforcé, complété par des mécanismes de remontée d’information du terrain, depuis les cantons. La nouvelle Commission fédérale pour les questions liées aux addictions et à la prévention des maladies non transmissibles, ainsi que les réseaux régionaux de médecine de l’addiction, pourraient contribuer à la réalisation d’un tel mandat.
En troisième lieu, les termes employés dans les documents législatifs (par exemple « traitements basés sur la substitution » et « médicaments stupéfiants ») devraient être remplacés par une terminologie à la fois scientifiquement correcte et éthiquement respectueuse. Ainsi, les termes « traitements (ou médicaments) agonistes opioïdes » et « médicaments (placés) sous contrôle » sont à privilégier. Ce travail peut être largement soutenu par les organisations de spécialistes du domaine, en donnant le bon exemple auprès des autorités et des médias.
Finalement, en Suisse comme ailleurs, on regrette le manque de recherche dans la discipline du Droit, au sujet des médicaments contenant des substances placées sous contrôle. Un tel effort de recherche éclairerait non seulement les enjeux de la prescription d’opioïdes, mais aussi les prescriptions off label d’autres classes de médicaments sous contrôle comme le méthylphénidate, les cannabinoïdes et les benzodiazépines.