avril 2020
Tim Greacen (Groupe Hospitalier Universitaire Paris Psychiatrie et Neurosciences) et Antoine Simon (Projet DURESS)
L’étude DURESS (Drug Use Recovery, Environment and Social Subjectivity) a pour objectif de décrire le rôle de l’environnement social dans le parcours de rétablissement des usagers de drogues illicites dans trois pays européens.
Cette recherche a bénéficié de l’aide conjointe de la Mission interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives et de l’Université Paris 13 dans le cadre de l’appel à projets de recherche de l’European Research Area Network on Illicit Drugs (ERANID) ouvert en 2016. Dans le cadre de cette étude, deux focus groups ont été mis en place en France avec [1] des usagers de drogues illicites et des membres d’associations d’usagers et [2] des professionnels du sanitaire et du social du domaine de l’addictologie. L’objectif : comparer le point de vue des professionnels avec celui des usagers de drogue sur les facilitateurs et les obstacles dans les parcours de rétablissement. L’étude a reçu l’avis favorable du Comité Local d’Éthique pour la Recherche Clinique des HUPSSD (CLEA) : Protocole n° CLEA-2017-42.
Des usagers de drogues étaient recrutés par le biais d’associations d’usagers et d’une variété de centres de soins en addictologie de la région parisienne. Huit usagers se sont présentés pour une première rencontre le 30 octobre 2018 ; 5 de ces 8 se sont réunis une deuxième fois le 14 novembre 2018 pour faire part de leurs réflexions après un retour sur le terrain. Le focus group des professionnels s’est réuni une fois le 26 avril 2019 avec 14 professionnels qui assistaient à une conférence en France sur les soins en addictologie. Onze parmi eux travaillaient dans des institutions en France, et trois dans des institutions francophones en Suisse.
Au début de chaque rencontre, le modérateur rappelait les règles de fonctionnement du focus group: la durée de la séance d’environ 90 minutes, le respect d’un temps de parole pour chacun, le rôle du secrétaire de séance, le droit de quitter la séance voire d’interrompre sa participation dans l’étude à n’importe quel moment. Ensuite, le modérateur lançait le débat en rappelant la question principale : Quels sont, selon vous, les obstacles et les facilitateurs à un parcours de rétablissement réussi pour des usagers de drogues illicites ?
Au cours des séances, plusieurs grands thèmes réunissant des facilitateurs ou des obstacles dans le parcours de rétablissement ont été identifiés dans chaque focus group. Chaque thème a été débattu par le groupe pour identifier les éléments positifs ou négatifs associés au thème en question pour le parcours d’une personne. Puis, d’éventuelles recommandations ou revendications ont été formulées par les participants. Il est à souligner que la notion de rétablissement était prise dans le sens large du terme pour indiquer un état de bien-être où la personne avance dans son projet de vie en ayant appris à gérer son problème d’addiction, sans nécessairement être dans l’abstinence.
En ce qui concerne les facilitateurs dans le parcours de rétablissement, un ensemble de thèmes identifiés par les professionnels l’ont été également par les usagers : une politique de réduction de risques avec un accès aux traitements de substitution ; un accompagnement à long terme avec une relation de qualité entre usager et professionnel ; des soins holistiques qui prennent en compte l’ensemble des problèmes sanitaires et sociaux de l’individu et non pas uniquement son problème d’addiction ; une coordination de qualité entre les services de soins et les services d’accompagnement ; avoir du travail ou une place dans la société ; le travail sur la relation avec les pairs.
Certains thèmes identifiés comme facilitateurs par les professionnels n’ont pas été évoqués par les usagers : travailler sur le plaisir et le bien-être sans les produits ; parler ouvertement des activités illégales dans la relation clinique ; le professionnel qui comprend que l’usager n’a peut-être pas les mêmes valeurs que lui ; travailler avec le quartier, les habitants, les élus ; avoir un toit, le résidentiel ; appartenir à une classe sociale favorable ; le réseau de soutien caritatif.
D’autres facilitateurs étaient évoqués uniquement par le focus group des usagers. Un thème majeur : la pair-aidance, l’importance de rencontrer des gens qui ont connu la même situation : « Les seules personnes qui m’ont aidée sont celles qui ont connu l’addiction » ; le partage d’expérience ; être en lien avec des gens qui savent ce que c’est d’avoir envie de consommer ; pouvoir sortir de l’institution en ayant des personnes à qui je peux m’adresser ; pouvoir redonner à autrui comme ceux qui nous ont donné. Parmi les autres facilitateurs identifiés par les usagers : les lieux de consommation à moindre risque ; être informé sur les médicaments et les effets des abus des médicaments ; se sentir accueilli même si on se shoote, même si on rechute ; le sleep-in, notamment pour les femmes et les crackeurs ; construire son projet personnel et avoir du soutien pour le mettre en œuvre; sentir qu’on a confiance en nous, qu’on croie en la possibilité de s’en sortir, même après de nombreuses tentatives ; les cures qui permettent de faire une pause pour se poser, pour faire le bilan tout en étant accompagné quand ça flanche ; avoir un projet, de l’ambition, du courage ; l’estime de soi, croire en soi ; s’appuyer sur son expertise d’expérience pour mieux avancer : « d’avoir frôlé la mort, cela fait prendre conscience de notre fragilité et cela aide ensuite » ; la famille qui vous soutient ; avoir des enfants ; trouver l’amour ; les aides sociales ; la création artistique et le fait que le mélange des différents milieux par les activités culturelles permet de déstigmatiser.
Tout comme pour les facilitateurs, en ce qui concerne les obstacles dans le parcours de rétablissement, un ensemble de thèmes identifiés par les professionnels l’ont été également par les usagers : l’addiction aux traitements de substitution, se sentir piégé ; un suivi trop focalisé sur l’addiction voire même qui s’arrête si la personne arrête de consommer; la perte d’espoir, l’idée qu’on est foutu, la difficulté de se projeter dans l’avenir ; retourner dans sa famille d’origine et confronter ses réactions, la famille qui ne croit plus en la personne, la famille jugeante ; retourner dans son territoire, son milieu avec les « amis » qui t’attendent; l’isolement seul dans un logement, la solitude ; la stigmatisation, le jugement négatif, y compris dans le système de soins : « Il y a plein de gens qui se trouvent tout seuls face à des attitudes stigmatisantes dans le système de soins. Il devient d’autant plus difficile à en comprendre le fonctionnement ».
Comme pour les facilitateurs, certains obstacles ont été évoqués par les professionnels mais non pas par les usagers. La grande majorité de ces thèmes spécifiques aux professionnels concernaient l’offre de soins en addictologie. En premier lieu, les critères d’accès à chaque type de service engendreraient souvent une contradiction entre la pertinence des spécificités de chaque structure et la multiplicité des besoins de chaque usager face à la jungle de l’offre, avec comme résultat que souvent ces derniers vont là où ils trouvent une place, une écoute quelconque, questionnant ainsi fortement l’intérêt d’avoir trop de structures trop spécialisées. Ensuite, ont été identifiés comme obstacles : le fait de perdre sa place en résidentiel si on consomme ; un accompagnement souvent trop limité dans le temps ; le réseau de soins qui enferme la personne dans un monde à part ; les soins résidentiels qui isolent la personne ; le cloisonnement des dispositifs ; des professionnels qui projettent leurs projets sur l’usager ; le milieu de la consommation qui a toujours un temps d’avance sur les professionnels.
De nombreux obstacles ont été évoqués par les usagers mais non pas par les professionnels. En ce qui concerne les soins en addictologie, les usagers identifiaient comme étant problématiques: la stigmatisation des centres d’addictologie : « C’est comme les sexshops, on n’ose pas entrer par peur d’être vu » ; les centres d’addictologie qui sont fermés le matin; les hôpitaux où le personnel n’est pas formé sur l’addiction ; le manque d’écoute, le manque de sollicitude chez de nombreux soignants ; la méconnaissance des troubles associés à la toxicomanie : « Le toxico avec des problèmes de mémoire qui est exclu d’un centre d’addictologie pour avoir loupé un rendez-vous » ; le fait d’arriver défoncé à un rendez-vous : « Certains toxicos sont virés d’un centre car ils sont trop toxicos – quel paradoxe ! » ; l’organisation des salles de shoot : « Dans certaines, il faut prendre rendez-vous ! » ; les cures fermées ; les cures quand d’autres usagers ramènent des produits ; les ruptures de suivi dans l’accompagnement ; les décisions sur moi, sans moi; ne pas avoir de référent unique.
D’autres obstacles décrits par les usagers concernaient non pas le système de soins mais plutôt leur vie personnelle, familiale et sociale : le manque de confiance en soi, la victimisation ; les familles désemparées : « Souvent les familles ne savent pas ce que c’est l’addiction et jusqu’où ça peut mener. Elles ne la voient pas venir et ensuite se sentent démunies » ; les familles difficiles : « Quand on est adulte, on peut fuir sa famille pour des raisons justes. Dans ces cas, l’impliquer dans le soin peut poser problème » ; la précarité sociale en termes de logement, de travail, de revenu ; les arrêts de travail, qui renforcent la solitude et l’isolement, et donc la consommation. Les décalages entre le système de justice et la politique de soins en termes de réduction des risques sont clairement problématiques : la police qui manque de formation : « Souvent elle casse ou subtilise ton matériel de consommation devant toi, ce qui est très contradictoire en termes de santé publique » ; la détention qui fait reculer la personne dans son processus de rétablissement. Finalement, c’était aussi le focus group des usagers qui a pointé les obstacles liés au manque de communication et d’information auprès de l’ensemble de la population sur les risques liés à la drogue : « les usagers, les personnes concernées, sont informées quand c’est déjà trop tard ».
Les recommandations faites par les deux focus groups pour améliorer la politique de soins et faciliter le rétablissement des usagers de produits illicites étaient clairement liées aux constats faits lors des débats sur les facilitateurs et les obstacles au sein de chaque groupe.
Comme pour les facilitateurs et les obstacles, un ensemble de recommandations faites par les professionnels l’ont été également par les usagers. En ce qui concerne la réduction des risques, les professionnels soulignaient la nécessité de continuer à réaffirmer la légitimité de l’approche par la réduction des risques, d’harmoniser les discours du sanitaire et du social sur la réduction des risques et la question de l’abstinence et d’optimiser l’articulation entre les structures sanitaires et sociales à cet égard. Pour les usagers, s’il est clairement essentiel d’avoir des lieux où on est accepté en tant que consommateur voire de créer davantage de centres uniquement dédiés à la consommation, avoir un meilleur accueil des usagers de produits dans le système de soins en général serait une priorité majeure. Il s’agit de conscientiser l’ensemble de la société, dont bien évidemment les professionnels de soins, que ce n’est pas la fin du monde de consommer, « qu’on soit accueilli même si on se shoote, même si on rechute ; qu’on se sente accueilli, non pas juste jugé ».
Ensuite, les deux groupes insistaient sur l’accompagnement à long terme, avec un système de soins davantage à l’écoute des usagers et davantage réactif à leurs besoins qui évoluent dans le temps. Comme l’ont exprimé les usagers : « Il faut des accompagnateurs qui croient en nous, et en notre projet personnel; il faut « aller vers » ; il faut entrer plus longuement dans le relationnel ». Pour les deux groupes, il serait souhaitable que les familles soient elles aussi mieux informées et mieux accompagnées sur l’addiction : « Que leur soit expliqué le sens du parcours de soins et tout ce qui va autour, qu’elles sachent ce qui se passe ». En ce qui concerne la relation de l’usager avec ses pairs, si les usagers insistaient sur le fait de créer davantage de rôles pour les pairs aidants, les professionnels se limitaient à recommander le travail avec les réseaux de pairs pour éviter l’isolement, sans évoquer spécifiquement la pair-aidance. Un dernier thème où les deux focus groups étaient d’accord : il faudrait davantage de travail avec les quartiers de proximité. Du côté des usagers, les structures d’accueil devraient être plus ouvertes et communiquer davantage avec les quartiers environnants; pour les professionnels, il s’agissait surtout de mieux accompagner le milieu social de l’usager au niveau de son territoire de vie.
Les recommandations spécifiques aux professionnels étaient largement centrées sur l’importance d’une approche holistique dans l’accompagnement et les soins. Une politique de réduction des risques avec traitement de substitution ne doit pas oublier l’importance d’accompagner les autres besoins des personnes : il faut davantage travailler par exemple sur l’accès à l’emploi ; en termes de logement, tout en promouvant les soins résidentiels, il ne faut pas oublier l’importance de l’accès à un chez soi ; enfin, il faut davantage prendre en compte les problèmes somatiques d’une population addict vieillissante.
Pour les usagers, les recommandations qui leur étaient spécifiques concernaient largement la question de l’accès aux soins : avoir de plus petites structures dans un maximum de quartiers plutôt qu’une seule grosse structure ; avoir une multiplicité de points d’accès aux kits de consommation. La question d’avoir des horaires d’ouverture des centres mieux adaptés aux besoins des personnes était un enjeu majeur : la descente brutale du crack par exemple serait mieux gérée, cela éviterait de vouloir reconsommer, d’effrayer les gens qui vont au travail, les enfants qui vont à l’école ; pouvoir se laver et être propre avant un rendez-vous important aident énormément dans un projet de réinsertion sociale. D’autres recommandations des usagers incluaient de créer davantage d’appartements thérapeutiques, proposer davantage d’activités artistiques dans l’accompagnement et, sur un tout autre niveau, informer davantage tous les citoyens, au niveau national, en matière de prévention.
Si de nombreux thèmes abordés par les deux focus groups concernent la qualité de l’accueil et la consolidation de la politique de réduction des risques, la prise en compte des déterminants sociaux dans une approche véritablement holistique, qui ne se limite pas à la seule addiction, reste un enjeu majeur. Avoir un travail, avoir une famille qui vous soutient, avoir une vie sociale de qualité, avoir un logement, avoir une activité artistique, vivre dans une société où tout citoyen a été sensibilisé aux problèmes d’addiction, seraient des facilitateurs importants dans le parcours de rétablissement d’un usager de drogue. Le constat dans l’étude actuelle de l’importance de la pair- aidance pour le focus group des usagers alors que les professionnels n’ont même pas évoqué cette question est cependant frappant et mérite davantage d’études.