avril 2020
Barbara Zbinden (Haute école de travail social et de la santé Lausanne)
Replacé dans son ancrage sociohistorique, le rétablissement est en premier lieu porteur d’une histoire et d’idées qui font sens dans un processus global d’émancipation de personnes en souffrance psychique et qui se sont organisées en collectifs pour faire face ensemble aux incidences de certains enjeux de société et à leurs impacts dans des politiques sociosanitaires. Leurs revendications, relayées à l’occasion de la première Mad Pride organisée en Suisse en octobre 2019, suggèrent une probable filiation conceptuelle entre le rétablissement et les valeurs fondamentales de la démocratie. Si c’est le cas, on peut légitimement se demander comment devraient fonctionner les organisations qui s’instituent aujourd’hui officiellement comme des dispositifs dits de rétablissement.
Nous sommes « tous barjos » et en matière de santé mentale « chacun a son histoire ». Que nous disent ces affirmations placées sous l’égide du slogan général « Soyons fous, soyons nous » et qui rassemblent divers acteurs sociaux autour d’une Mad Pride ? Il s’agit certainement de ne plus cacher la folie, de se rendre visible en tant que personne unique, d’exister et de s’exprimer librement. On peut y lire aussi une volonté de se réapproprier des définitions de la santé et de la maladie, une manière de réaffirmer dans l’espace public l’appartenance biologique au genre humain comme unique critère à satisfaire pour prétendre au respect des libertés et des droits fondamentaux. La mobilisation citoyenne servirait des stratégies identitaires qui se démarquent de l’idéologie dominante de l’individualisation et questionnent les rapports sociaux.
S’il se différencie de la notion de guérison et d’une perspective médico-centrée, le concept de rétablissement n’échappe pas au risque d’imputer à l’usager ou à l’usagère la responsabilité de la gestion de sa maladie et de son intégration sociale par des objectifs visant la suppression de symptômes cliniques. Il se pourrait donc qu’une conceptualisation qui a émergé dans le travail d’élaboration et de partage des récits de vie, pratiqué au sein des mouvements d’entraide, perde une dimension essentielle de sa teneur, à savoir la possibilité de vivre une vie épanouie et digne malgré le trouble psychique. Celle- ci se construisant par l’éclosion d’un parcours singulier et dont le terreau repose sur les qualités d’un environnement éthique. Pionnière de la théorisation de ce concept dans la partie francophone du Canada, Mme Hélène Provencher précise que « (…) les personnes utilisatrices de services soulignent que toute démarche de rétablissement implique l’élargissement de son pouvoir d’agir sur ses conditions de vie, l’élaboration et l’implantation de projets de vie basés sur l’utilisation optimale de ses ressources personnelles et environnementales, et la promotion d’un état de bien-être et d’équilibre en harmonie avec ses forces et limites et celles de son environnement »1.
L’espoir d’un projet de vie motivant et partagé avec d’autres tend à perdre son énergie mobilisatrice quand il est conditionné par la réussite d’un programme de réadaptation jalonné de limitations et d’objectifs de réussite. L’Assurance-invalidité, par exemple, tient peu compte du nécessaire équilibre entre engagement personnel et soutien extérieur. Des arguments à propos du manque de compliance ou du peu de motivation des bénéficiaires tendent à reléguer à l’arrière-plan des analyses faisant état des difficultés structurelles et/ou conjoncturelles du marché de l’emploi. L’espoir, fondamental dans le concept d’origine du rétablissement, n’est plus alors, ni une ressource personnelle, ni une ressource environnementale, mais une obligation, une exigence voulue par le législateur.
Le diagnostic médical permet de se situer par rapport à certaines difficultés et de prendre la mesure de paramètres biologiques et neurologiques ou de facteurs de risques qui échappent à la responsabilité individuelle. Il facilite aussi la reconnaissance d’un droit à des prestations ou à un statut d’ayant droit. Instrument de classification et de regroupement d’observations, l’outil diagnostic vise la formulation d’hypothèses servant à ordonner la réalité pour pouvoir la gérer d’une certaine manière. La vision transdisciplinaire du rétablissement s’appuie sur des dynamiques communautaires qui ajoutent à cette définition de la maladie une dimension sociale, soit celle des liens entre certains troubles et des positionnements familiaux, économiques et culturels. Au-delà d’un système de catégorisations, s’y pensent les intrications entre souffrances psychiques, formation et partage des richesses, accès aux savoirs, à la citoyenneté et à l’égalité des droits. Comment conjuguer la prise en compte de la portée existentielle d’une maladie, la manière subjective dont celle-ci est perçue par l’individu avec l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire qui postule que les interactions du sujet avec le monde sont des expériences d’influences réciproques et que ces échanges sont constitutifs de toute histoire singulière ?
Le rejet d’une séparation entre le monde de la connaissance et celui du vécu est l’enjeu de ruptures épistémologiques qui ont fortement marqué la pensée scientifique de la fin du siècle dernier. La phénoménologie husserlienne renonce à une définition des objets rencontrés par des constructions théoriques préétablies. Une réunification des différentes manières dont le monde nous apparaît avec la compréhension et l’usage que nous en faisons s’opère dans une attention consciente à la réalité phénoménale et à la qualité de nos perceptions. Le « pragmatisme », courant philosophique de la même période, désigne l’expérience comme principe fondateur de l’être humain. Considéré intrinsèquement comme un être créateur, celui-ci transforme le monde et actualise ses connaissances par les relations qu’il entretient avec lui. Appliqué au domaine de la santé mentale, ce postulat rejoint le point de vue de Georges Canguilhem pour qui « La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement » 2. Profondément liée à la vie, la santé est « un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des résistances inattendues ». Tout individu est donc obligé de composer en permanence avec des contraintes internes et externes, ce qui fait de lui un sujet en mesure d’aborder l’existence en tant que « créateur de valeur, instaurateur de normes vitales. » La maladie n’est pas uniquement la perte d’un certain ordre, elle est aussi l’apparition d’un nouvel ordre et le rétablissement se comprend non pas comme le retour à un état antérieur, mais comme une redéfinition des valeurs provoquée par la rupture d’habitudes même physiologiques.
Empreint d’une vision dynamique de la santé, le « vale » latin souhaite à l’autre un « porte-toi bien », qui se comprend comme l’art de se mouvoir dans l’incertain et le non maîtrisable. Un art, qui s’exerce et se peaufine tout au long de la vie et qui trouve dans l’entraide un espace privilégié, un lieu d’identification, de valorisation, de mutualisation et de mobilisation de nouveaux savoirs. L’expérience d’un trouble psychique, les traitements qu’il implique, ainsi que leurs incidences dans une vie personnelle et sociale peuvent y être appréhendés comme des objets de recherche et de développement. Les associations d’entraide délivrent des statistiques, organisent des données à partir de leurs propres enquêtes. Elles font progresser les soins et les prises en charges financières, questionnent les représentations sociales et stimulent la recherche. Issu de ce creuset, le rétablissement transcende le sentiment d’efficacité personnelle. Il interroge les croisements et la distribution des pouvoirs, le partage des ressources et des territoires. Au nom d’une supposée nouveauté des pratiques et des analyses, on ne devrait pas perdre de vue sa filiation commune avec l’empowerment, concept propre aux mouvements sociaux des années soixante et qui s’avère « indissociable d’une analyse de la transformation des liens social et politique en même temps qu’il alimente un débat plus général sur la démocratie et la citoyenneté» 3. Dans cette perspective, le rétablissement n’esquive pas la question du rôle des institutions médicosociales dans la périlleuse équation entre l’État et l’individu comme sujet politique et social.
Parce qu’elle « repose sur la force et l’autonomie du système politique dans lequel sont représentés, défendus et négociés, les intérêts et les demandes du plus grand nombre possible d’acteurs sociaux »4, la démocratie a besoin d’une pluralité de groupe d’intérêts identitaires ou territoriaux. Touraine nous rappelle toutefois qu’il est indispensable que ces appartenances « ne soient pas absorbées par l’affirmation et la défense de leur identité » et se rallient à l’objectif d’une émancipation individuelle à négocier en permanence au cœur de la solidarité. Par ailleurs, en circonscrivant une identité communautaire dite vulnérable, on risque de l’isoler, voire de la réifier, alors que l’intention première consiste à la faire exister dans la multiplicité sociale. Il s’agit de sensibiliser à la réalité des troubles de la santé et en même temps de veiller à ce que la maladie ne constitue pas l’intégralité d’une identité personnelle. Nous sommes « des personnes comme les autres» et nous « défilons pour la diversité ».
Au cœur du rétablissement se déploie un mouvement au sein duquel la tension des opposés réfute toute forme d’idéologie passéiste fondée sur l’illusion d’une harmonie réglée par la force homogénéisante et juridique de l’État. S’opposer ou consentir à ce pouvoir constitue le droit le plus élémentaire de tout peuple libre, la pierre d’angle d’une démocratie. « Au cœur de ma révolte dormait un consentement » découvre l’homme révolté de Camus5, qui ne veut ni se résigner ni capituler devant l’absurdité humaine. Un être humain qui sait et peut dire non est un être humain qui refuse une révolte dans le vide, qui dit oui au besoin de ne pas devenir fou, oui à la fabrique du commun et au point de rencontre entre différentes volontés.
L’essence d’un individu libre s’exprime dans l’exercice du dialogue et de la négociation. La tendance néolibérale n’a que faire des espaces réflexifs que constituent des dispositifs dévolus à l’échange et à la parole partagée. Sa déferlante imprègne les structures médicosociales et leurs fonctionnements avec des logiques de rationalité, d’efficacité, d’influence et de financement. Mais, entre usagères de la psychiatrie et intervenantes sociales s’y tissent aussi des liens sociaux qui rendent certaines institutions plus saines. Des institutions, dans lesquelles il ne s’agit pas de placer ou de mettre hors d’état de nuire quelqu’un, mais de penser et de construire avec lui des manières d’habiter le monde, de dérouler des histoires, d’y vivre avec les autres, de donner du sens. En se considérant réciproquement comme partenaires de création, ces acteurs s’efforcent de rétablir un équilibre entre la protection et les intérêts de l’ordre public et celle des individus. Ils poursuivent des objectifs éthiques au sens où l’entend Paul Ricoeur, qui appelle « visée éthique la visée d’une vie accomplie, avec et pour les autres, dans le cadre d’institutions justes » 6.
L’ouverture, la souplesse et la variété d’un tissu relationnel gagnent en qualité dans l’écoute et dans l’acceptation de points de vue inédits et différents. Le long et continuel apprentissage du bien-vivre ensemble à l’école, en entreprise, dans les loisirs, en politique, etc. a besoin de la voix des personnes qui ont vécu l’expérience de la marginalité et/ou de l’exclusion. « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » 7.