avril 2020
de Graziella Golf et Thomas d’Hauteville (REV) par Jean-Félix Savary (GREA)
Graziella Golf J’ai rencontré Vincent Demassiet, président actuel du REV France, lors de mon parcours universitaire en psychologie clinique. Son témoignage relatant le passage d’une identité de schizophrène (psychiatrie) à celle d’entendeurs de voix (REV) a fait sens pour moi. En adhérant bénévolement au REV, j’ai souhaité ouvrir un groupe de parole à Montpellier. C’est en présentant mon projet dans un Groupe d’Entraide Mutuelle que j’ai rencontré Thomas. Nos différences nous permettent d’être dans la complémentarité et nous nous rejoignons sur notre foi en l’humain. Le statut de bénévole me permet de venir dans les réunions avec ce que je suis, sans étiquette professionnelle. Faciliter un groupe de parole, dont un des principes est l’acceptation des différences entre individus, a été bénéfique pour moi.
Thomas D’Hauteville Voilà plus de dix ans que je suis un usager de la psychiatrie. C’est un long chemin d’accepter un diagnostic posé sur sa personne, mais je mène aujourd’hui une vie riche et épanouissante. Après un séjour en hôpital psychiatrique en 2006, il a fallu reprendre pied petit à petit dans l’existence et progressivement retrouver le goût des choses. Désœuvré, le bénévolat m’a permis d’occuper utilement mes jour- nées et de garder un contact social ; mais il a fallu d’autres séjours en institution de soin avant d’arriver à retrouver une certaine sérénité. Avoir traversé toutes ces phases de l’acceptation et de la reconstruction est une expérience acquise que je peux mettre au service de ce groupe de parole d’entendeurs de voix. Aujourd’hui ce parcours difficile résonne comme une force en moi. Faciliter un groupe de parole d’entendeurs de voix, c’est favoriser l’entraide au sein de ce groupe, ce qui est la clé d’un mieux-être collectif.
Jean-Félix Savary : Le réseau sur l’entente de voix, c’est quoi et cela vient d’où ?
Graziella Golf : On doit la création du mouvement à Marius Romme, un psychiatre néerlandais, en 1987. L’une de ses patientes, Patsy Hague, avait des voix très envahissantes qui l’empêchaient de faire ce qu’elle désirait, ainsi que des idées suicidaires. Il s’est rendu compte que ses outils traditionnels ne marchaient pas avec elle, et a décidé de changer d’approche. En collaboration avec Sandra Escher (Journaliste scientifique, chercheuse et actuelle compagne de Romme), ils sont allés participer à une émission de télévision à grande audience, au cours de laquelle Patsy a exposé son problème en vue d’un appel à témoin. Plus de 700 personnes ont appelé, dont 450 avaient une expérience d’entente de voix. On prend alors conscience de l’étendue du phénomène de l’expérience d’entente de voix. Elle est plus ordinaire que l’on pense. À partir de cette émission, Marius Romme créa le mouvement avec l’idée de défendre une perspective d’émancipation pour les entendeurs de voix.
En France, c’est Yann Derobert et Magali Molinié, qui montent les premiers groupes dans le nord en 2011.
L’association se fixe pour buts l’aide, la connaissance, la recherche et l’information sur l’entente de voix et autres perceptions, expériences ou vécus inhabituels, en s’appuyant en premier lieu sur l’expertise qu’en ont les entendeurs de voix eux-mêmes.
Afin de se développer, l’association française propose à des structures psychiatriques d’amener certains de leurs patients à suivre une formation REV. La psychiatrie a eu du mal au début, mais c’est ouvert à la démarche. Le président actuel du REV, Vincent Demassiet, rappelle les réactions négatives du début (« faire délirer des fous entre eux… »). Usager de la psychiatrie pendant 20 ans, dont la plupart sous contrainte, on lui permet de rejoindre ces formations, ce qui va changer sa vie. Le REV va lui permettre de passer d’une identité de schizophrène à celle d’un entendeur de voix, et par la même sortir d’une iden- tité négative et se réapproprier de nombreux possibles.
Jean-Félix Savary: Quels sont les principes de base du REV ?
Graziella Golf : Chaque groupe de parole est différent, car ils sont de base peu structurés et libres. Autrement dit, chaque groupe construit lui-même ses règles de fonctionnement. Par contre, nous avons une organisation nationale et régionale. Ce qui nous unit, c’est une philosophie commune, basée sur deux fondements :
Jean-Félix Savary : Comment comprendre ces voix ?
Graziella Golf : En tant qu’expérience, ces voix sont réelles. Le témoignage d’entendeurs de voix révèle que les voix semblent connaître particulièrement bien la personne qui les entend et ce qu’elles disent manque rarement de pertinence. C’est même une des raisons qui peut les rendre insupportables. Néanmoins, les voix peuvent également mentir au sujet de l’entendeur et leur contenu peut être faux. Un des éléments importants pour comprendre les voix est de se centrer sur le contexte d’apparition et l’émotion ressentie sur le moment par l’entendeur. Il est alors possible de les relier avec des évènements vécus dans le passé, qui pour beaucoup ont été signe d’un traumatisme. Ces connexions internes entre les voix et sa propre histoire permettent de les analyser et se les réapproprier. Ce qui se rapproche de ce qui peut se faire en psychiatrie, s’intéressant elle aussi au contenu des voix. Le REV partage donc un socle commun avec la psychiatrie, mais la manière d’identifier la personne et ce qu’on lui renvoie de son expérience sensorielle diffère profondément.
Jean-Félix Savary : S’agit-il de se réapproprier une identité positive, au-delà ou avec la maladie ?
Thomas D’Hauteville: Pour le REV c’est en effet très important. Il faut respecter toutes les croyances. Le discours médical a la même légitimé que le discours spirituel, ésotérique ou autres. Il faut laisser à chacun le soin de construire la perspective qui fait sens pour lui. Il y a une réaction face à la psychiatrie qui parle d’hallucinations, dans une perspective jugeante. Le REV s’émancipe de l’enfermement provoqué par un diagnostic savant, qui réduit fortement le sens que la personne peut lui donner. Nous ne rejetons pas du tout la médecine et l’approche pathologique qui représente une partie de la solution pour certains. Il faut la comprendre comme une alternative qui aide, mais qui ne peut prétendre représenter l’entier du phénomène.
Graziella Golf : L’intention première est d’offrir les moyens à des personnes qui entendent des voix de redevenir acteurs et auteurs de leur existence, de trouver les soutiens et les ressources, en elles et autour d’elles, pour construire la vie qu’elles estiment digne d’être vécue – à partir de leurs propres critères, et non de ceux imposés par des modèles de normativité extérieurs, qu’ils soient médicaux ou sociaux.
Thomas D’Hauteville : Nous avons construit différents partenariats avec le milieu psychiatrique et d’autres structures médicosociales de notre ville. Cela est positif. Nous nous présentons comme une offre supplémentaire, qui vient élargir la palette à disposition des personnes. Il n’y a pas de concurrence avec quiconque. Nous proposons quelque chose de différent, complémentaire. Nous respectons le travail de tous les acteurs. Par exemple, si la personne suit un traitement avec une médication, c’est très bien si cela lui convient. Le groupe offre une carte expérientielle permettant d’être reconnu et entendu.
Jean-Félix Savary : Quelle place la stigmatisation a dans le travail du REV ?
Thomas D’Hauteville : La stigmatisation de la schizophré- nie est forte. À la télévision, il y a des rapprochements dangereux suggérés. Comme beaucoup de personnes diagnostiquées schizophrènes entendent des voix, nous sommes bien entendu très concernés. Le REV permet de changer cela. Il favorise une émancipation des personnes qui entendent des voix. Le rétablissement se conçoit dans un espace social, qui classe et juge en permanence. Les groupes donnent un appui aux participants pour sortir de l’espace pathologique et stigmatisant où on veut les enfermer.
Mais le REV va au-delà des individus. Il a aussi l’objectif de changer le regard que la société porte sur l’entente de voix. Notre ambition est de faire accepter dans la société toutes les personnes qui entendent des voix, comme des citoyens comme les autres. Le REV s’est fondé clairement contre la stigmatisation et il revendique ce combat.
Graziella Golf : La différence doit être vue comme un enrichissement et non un facteur d’exclusion. Pour nous, il est essentiel de redonner de la liberté sur la définition de soi, de se créer des espaces de mouvement et d’autonomie par rapport à ce que l’on peut vivre. Malgré ce discours pesant de la société et des dispositifs jugeants, il est possible de se reconstruire une identité. De souffler et de prendre de la hauteur. D’aérer l’expérience.
Thomas D’Hauteville : Il s’agit de retrouver une marge de manœuvre par rapport à ce que l’on vit : décloisonner ces identités de malades, de déviants ou d’anormaux, qui font si mal. Il peut y avoir de la pathologie dans l’expérience, c’est vrai. Mais il faut laisser de la place à la personne. Les assommer avec des diagnostics médicaux nous enferme et nous plaque au sol. Le REV essaie de donner de l’espace aux personnes pour qu’elles ne se sentent pas anéanties par le phénomène.
Il peut aussi y avoir des peurs, qui inhibent. On cherche à expliquer, à savoir, mais cela devient un obstacle quand les catégories deviennent fermées, qu’on croit savoir ce qu’elles recoupent exactement. Par définition, elles ne correspondent pas aux personnes. Il faut apprendre des gens, sans un savoir préconstruit, qui devient alors un obstacle. Apprendre en ne sachant pas à priori en quelque sorte. Le côté solidaire du groupe devient une force, qui nous permet de progresser ensemble.
Jean-Félix Savary : Est-ce dire que votre ambition est d’arriver à plus d’horizontalité ?
Thomas D’Hauteville : La réaction des professionnels consiste souvent à se protéger par un rapport vertical avec l’autre et de construire un savoir sur le patient. C’est normal qu’ils puissent se sentir paumés avec les crises. Ils doivent eux aussi faire face à leurs propres angoisses. Pour construire un rapport plus horizontal, il faut puiser dans soi. Baliser le terrain pour l’autre. Ne pas neutraliser des comportements que nous ne comprenons pas, mais plutôt être dans le soin. Les angoisses des professionnels gênent l’ouverture que l’on doit à l’autre et mettent trop de verticalité.
Graziella Golf : Dans les groupes REV, chacun parle à par- tir de son vécu sans venir interpréter, juger, le vécu des autres. C’est notamment dans cette reconnaissance mutuelle entre ce que je suis et ce qu’est l’autre, que chacun trouve en soi le chemin pour se rétablir. Nous insérons donc à l’intérieur des groupes un principe horizontal : personne ne sait ce qui est le mieux pour le bien-être de l’autre, chacun est expert de sa propre expérience. D’où le fait que pour beaucoup de groupes de paroles, les facilitateurs sont eux-mêmes entendeurs de voix et/ ou ont vécu un parcours psychiatrique.
Jean-Félix Savary : Comment catégoriseriez-vous votre binôme ? Qu’est-ce qui vous rassemble ?
Thomas D’Hauteville : Nous sommes avant tout deux êtres humains. La première chose qui nous lie est un intérêt commun, celui de vouloir aider des personnes en situation d’isolement et d’exclusion. Dans le groupe, nous nous présentons en tant que personnes à part entière, par-delà nos multiples casquettes, nos identités figées.
Le binôme nous donne la stabilité pour l’ouverture. À deux nous avons plus de ressources et nous répartissons les rôles, chacun dans un registre différent. Par exemple, pour l’avoir vécu, je vais pouvoir mieux comprendre les psychoses, quand la spirale monte et qu’on décolle de la réalité. Graziella, elle, peut apporter des éclairages techniques que je n’ai pas. À deux, nous pouvons aussi incarner cette horizontalité et ce respect auquel nous sommes attachés.
Le facilitateur peut aussi agir comme un modèle qui permet au groupe de se projeter. Nous essayons de nous éclipser, de nous mettre en retrait, pour favoriser le bon échange. Il faut avoir du respect pour le récit. Même si c’est anodin, on fait l’effort de l’attention. On veille sur l’écoute collective. Écouter, c’est faire silence. C’est aussi prendre en considération l’autre.
Jean-Félix Savary : Que mettriez-vous derrière le terme de facilitateur ?
Graziella Golf : Le facilitateur est une personne qui s’efface au profit du groupe. Il est là pour garantir le respect des règles et garantir l’horizontalité. Prévenir les jugements, soutenir les participants, donner la parole et orienter la discussion. Reconnaître et porter attention. Nous adoptons également une posture de vérité, se montrer comment on se voit nous. Débarquer sans avoir une identité bien définie va stimuler la confiance pour les autres. La complémentarité de notre binôme, tout comme la connivence que nous partageons, nous lient et nous permettent de rester dans cette dynamique, comme notre envie d’aider. Cela demande une transparence totale. Par contre, en tant que facilitateurs, nous n’intervenons pas directement comme participants.
Thomas D’Hauteville : Il faut avoir une bonne connaissance de soi. Si tu as des carences affectives non traitées qui provoquent de l’angoisse, c’est difficile. Beaucoup de gens ont des peurs, qui empêchent l’ouverture. Au contraire, pour s’ouvrir à l’autre, il faut dépasser cela. L’ouverture vient avec cette solidité. Il est alors possible de décloisonner. On fait un pas de côté. On laisse faire. On accompagne.
Jean-Félix Savary : Comment le REV s’inscrit dans le courant du rétablissement ?
Graziella Golf : Le rétablissement, c’est explicitement une dimension du REV. Si on suit le courant du rétablissement, on peut parler de trois étapes, pas forcément chronologiques. Il y a d’abord la création d’un espace sécurisant, se sentir accueilli, ne plus se cacher et s’ancrer dans le réel. Ensuite, il s’agit de se réapproprier son expérience, par la parole, par l’échange. À travers l’énonciation de son cheminement personnel, et l’écoute des autres, quelque chose se passe, qui ouvre sur une possible réappropriation de son expérience. Cela permet dans un troisième temps de restaurer le pouvoir sur soi, de se redonner du pouvoir d’agir. Se rétablir sur ce qui est bon pour soi. Il ne s’agit pas de se rétablir selon ce que les autres veulent pour moi, mais trouver un espace pour un mieux-être qui me convient à moi. Être ce que je suis en somme. Si nous faisons un lien dans la relation soignants/soignés, ils ne devraient plus avoir des objectifs pour les patients, mais au contraire, ils devraient se mettre en soutien des objectifs des patients.
Jean-Félix Savary : Les voix peuvent-elles être positives ? Peut-on les transformer en ressources ?
Thomas D’Hauteville : Ces voix, c’est d’abord une souffrance pour beaucoup. Elles peuvent être violentes et dévalorisantes. Nous pousser à faire des choses que nous désapprouvons. Par l’apprentissage collectif, on peut commencer à les mettre à une juste distance. Accepter ce qui peut l’être, mais refuser aussi certaines choses. On peut alors arriver à en faire une ressource, voir une activité pour certains, comme pour les passeurs d’âme. Si l’entente de voix devient la connexion avec un monde harmonieux, qui te guide et te libère vers plus de sagesse et de pacification, banco ! C’est bien entendu l’objectif.
Graziella Golf : Chez les usagers de psychiatrie, le rapport avec les voix peut être plus violent et perturbateur. À l’inverse, on observe un rapport plus apaisé avec ceux qui n’ont pas connu cette expérience. Cela peut provenir du fait qu’aujourd’hui, on a encore trop tendance à vouloir supprimer les voix à priori. Or, plus on essaie de s’en séparer, plus elles deviennent agressives. Accepter les voix permet de dépasser l’agressivité que ces voix peuvent exprimer et apporter de l’apaisement. Elles viennent souvent dire des choses sur soi, alors oui, dans un sens, les voix deviennent aussi une ressource dans le parcours du rétablissement.
Thomas D’Hauteville : L’acceptation rend les voix moins compliquées. Plus tu acceptes une situation, moins elle devient compliquée. Accepter, c’est se permettre de faire avec, donc de faire.
Jean-Félix Savary : Pouvez-vous nous dire ce que cela vous apporte ?
Thomas D’Hauteville : Boudha dit « si tu veux moins de soucis, décentre-toi». Être facilitateur, c’est considérer la liberté de l’autre comme importante, la mettre d’abord, avant la sienne. C’est une expérience vraiment saisissante, qui apporte beaucoup de sérénité. Étant moi-même bouddhiste, je me retrouve complètement dans cet enseignement. Le groupe m’offre l’occasion de m’exercer à être réellement altruiste. Par ailleurs, c’est valorisant d’avoir des rôles dans la société. Si on ne sert à rien aux autres, on est souvent malheureux. J’ai un rôle dans ce groupe- là, on compte sur moi, on m’attend, et je contribue à la dynamique du tout.
Graziella Golf : Idem. Cela me met également au travail sur le côté professionnel. Cela vient redéfinir toutes les théories que l’on a pu m’apprendre sur la psychopathologie qui peut avoir tendance à retirer les couleurs venant définir une personne. Là, j’arrive à la voir dans toutes les couleurs qui sont les siennes. Comme chaque individu est différent, cela fait à chaque fois une palette de couleurs assez admirable. D’un point de vue plus personnel, cela fait vibrer ma corde militante. Je viens apporter le changement à mon niveau. Peut-être pouvons-nous apporter d’autres regards ? Cette idée me nourrit. Il y a un sentiment de légèreté après les séances, à la fois sur un plan professionnel et personnel. Comme si un certain alignement s’opérait. Quelque chose de l’ordre de la spiritualité.
Jean-Félix Savary : Et pour les participants ?
Thomas D’Hauteville : Ce que nous apportons, c’est avant tout un cadre bienveillant qui permet aux personnes de s’exprimer librement et d’avoir des échanges sur leurs expériences. Dans des institutions de soins, ou parmi leurs proches, les personnes se refusent à exprimer complètement ce qu’elles vivent, de peur de la réaction des autres. Le groupe offre la possibilité d’un échange qui n’a pas lieu ailleurs. Ce que nous faisons c’est décloisonner, sortir de l’identité de malade. Il y a de la pathologie dans l’expérience, pour beaucoup. Mais il n’y a pas que ça. Il faut se réapproprier la richesse de l’expérience et ce que cela permet en termes de parcours. L’écoute aussi est centrale. C’est irremplaçable d’avoir quelqu’un qui t’écoute. Il y a une vraie culture de l’écoute de manière bienveillante. Cela permet de reprendre le pouvoir sur soi, mais cela permet aussi de se décentrer de soi en écoutant les autres.
Jean-Félix Savary : Merci