avril 2020
Caroline Suter (association re-pairs)
Si l’approche du rétablissement gagnerait à être encore davantage connue – et ce tant par les professionnels que les proches et les usagers eux-mêmes –, elle est en règle générale accueillie favorablement. Ce nouveau paradigme, qui se fonde notamment sur l’espoir et l’autodétermination, implique de changer très profondément de regard sur l’usager. Il suppose également un déplacement de la posture de tous les acteurs : il faut en effet passer d’un patient passif à un citoyen acteur, de la prise en charge à l’accompagnement et accepter une prise de risques et de responsabilités partagées. En somme, le rétablissement passe par l’abandon du paternalisme au profit du partenariat.
Cela dit, l’adhésion que rencontre le rétablissement reste souvent assez théorique. En effet, l’adoption de pratiques qui respectent ces valeurs et principes est loin d’être systématique 1, à commencer par la décision partagée, alors même qu’elles sont considérées comme un impératif éthique majeur 23. Une des mesures largement reconnue comme favorisant une orientation vers le rétablissement est l’engagement de travailleurs pairs 4, soit des personnes qui ont une expérience vécue d’un trouble, d’une maladie ou d’une addiction. Pour autant qu’ils ne soient pas instrumentalisés, ils sont une incarnation vivante du rétablissement et des vecteurs d’espoir sur pattes.
À noter que le dynamisme qui caractérise ce domaine se traduit par un foisonnement terminologique, dont voici un aperçu : pair, pair aidant, médiateur de santé pair, expert par expérience, peers, peer worker ou specialist, et, en Suisse romande, pair praticien en santé mentale. Le pair praticien en santé mentale – la santé mentale étant ainsi pensée dans son sens le plus large, elle comprend le champ des addictions – se distingue d’autres pairs aidants dits naturels en cela qu’il a suivi une formation pour apprendre à mobiliser ses savoirs expérientiels pour venir en aide à des pairs en souffrance et pour être un trait d’union entre les usagers et les équipes soignantes.
Dans le domaine des addictions, dont l’entraide entre pairs est de longue date un pilier, cette innovation se heurte sans doute à moins de résistances que dans d’autres secteurs de la santé mentale, où l’arrivée de ces nouveaux professionnels suscite certes de l’intérêt voire parfois de l’enthousiasme, mais également trop souvent une levée de boucliers. Ainsi, les professionnels craignent de devoir faire face à de la concurrence déloyale, d’avoir un patient de plus à charge, d’être surveillés par des « agents infiltrés », pour ne citer que les arguments qui reviennent de façon récurrente. Ce discours relève bien souvent d’une vision paternaliste et d’une méprise sur ce que sont réellement les pairs praticiens en santé mentale. Cela souligne à quel point il est important de préparer les équipes qui envisagent d’accueillir en leur sein un tel professionnel. Pour cela, on peut par exemple commencer par consulter le guide qui a récemment été rédigé à ce sujet par le Centre ressource Réhabilitation psychosociale et remédiation cognitive 5.
En Suisse romande, la première formation à la pair-aidance professionnelle a vu le jour en 2013 sous la houlette de trois partenaires : l’association romande Pro Mente Sana, la Coordination romande des associations d’actions pour la santé psychique (CORAASP) et l’Ecole d’études sociales et pédagogiques (éésp). Après un cursus en quatre modules auxquels venaient s’ajouter un stage, les premiers pairs praticiens en santé mentale ont donc été certifiés en 2014 6. Après une légère adaptation du cursus, une deuxième volée a suivi en 2016 pour s’achever en 2017. À la suite du bilan qui a été fait, le projet a été consolidé, afin de répondre au mieux aux besoins exprimés par les diverses parties et de donner plus d’assises à ce métier encore balbutiant sous nos latitudes. Parmi les innovations majeures, signalons que l’association re-pairs s’est jointe au comité de pilotage et que le curriculum a été complété par un prérequis qui porte le nombre total de jours de formation de 18 à plus de 30. La troisième volée de formation ayant débuté à l’automne 2019, les pairs praticiens en santé mentale issus de cette promotion seront diplômés en 2021.
Si l’activité des pairs praticiens repose par essence sur la valorisation des savoirs expérientiels et la promotion du rétablissement, elle se décline différemment selon les contextes d’intervention, dont voici un aperçu non exhaustif. Le plus traditionnel est le contexte clinique ; ainsi, en hôpital de jour, en clinique, en milieu ambulatoire ou dans la filière d’hébergement, les pairs praticiens en santé mentale proposent généralement des accompagnements individuels et des animations de groupe, mais ils participent également aux colloques d’équipe ainsi qu’à des missions stratégiques.
Les pairs praticiens en santé mentale peuvent également intervenir dans le contexte de l’enseignement et de la recherche, que ce soit dans la formation initiale ou continue de professionnels de la santé et du social, ou pour des formations destinées à des publics mixtes, comme c’est le cas dans le cadre du Collège de rétablissement par exemple.
On retrouve également les pairs praticiens dans le contexte associatif, où ils sont amenés à s’investir entre autres dans l’animation et dans des actions militantes, de défense des droits ou d’advocacy. Certains assument en outre des mandats ponctuels de supervision en binôme avec un professionnel, ou encore de soutien à la réintégration professionnelle. Comme les pairs praticiens en santé mentale n’ont fait leur apparition que récemment en Suisse romande, aucune étude n’a encore documenté leurs activités. Cependant, en Suisse alémanique, le mouvement s’est implanté dès le tout début des années 2000, si bien qu’une enquête a déjà pu être menée et donne une idée des évolutions possibles 7.
Si ce modèle alémanique est certainement une source d’inspiration, quelques pistes de développement se dégagent déjà de ce côté de la Sarine, sur lesquelles nous entendons nous pencher prochainement. Il s’agit d’une part de services pour les proches, tant le besoin et le potentiel semblent ici importants et la mise en place d’un cadre permettant de proposer des consultations – voire des téléconsultations (par téléphone ou par mail) – en indépendant.
La bonne nouvelle, c’est que les expériences rapportées par la majorité des équipes qui ont engagé un pair praticien en santé mentale en Suisse romande s’inscrivent dans la droite ligne des résultats mis en évidence par la littérature scientifique 8. Les plus-values recensées se situent à trois niveaux: tout d’abord, auprès des usagers, la présence d’un pair favorise l’espoir, l’empowerment, le partage des stratégies pour mieux gérer les difficultés au quotidien et il contribue à améliorer la reconnaissance de la maladie. Ensuite, au niveau des équipes, le pair apporte un nouveau point de vue et fait évoluer les pratiques vers des soins de meilleure qualité, il permet le développement d’un langage commun, il facilite la communication entre les usagers et les soignants, il enrichit les interventions des équipes et facilite la participation et la responsabilisation des usagers. Souvent, on constate également une diminution de la violence et des mesures de contrainte, ainsi qu’un rééquilibrage du partage des pouvoirs. Enfin, au niveau de l’institution, s’il ne peut à lui seul garantir le respect de pratiques orientées vers le rétablissement, autrement dit de pratiques qui se centrent sur l’usager et ses ressources plutôt que sur ses symptômes, il peut avoir une fonction de vigie. Naturellement, le déploiement de ces effets suppose un environnement et des conditions-cadres qui permettent une intégration réussie dans l’équipe et un certain temps pour trouver ses marques. N’oublions pas que le métier fait face aux défis inhérents à toute nouvelle profession et a besoin de temps pour trouver sa place dans le système, sans compter que le pair praticien en santé mentale a peu de modèles, de références dont il peut s’inspirer et doit donc faire preuve d’une créativité redoublée.
Après une phase de balbutiement et d’avancée à tâtons, les ingrédients semblent désormais réunis pour que la pair-aidance professionnelle puisse déployer son plein potentiel. Certes, il y a encore beaucoup de choses à apprendre et à mettre en place, mais les bases sur lesquelles construire cet édifice commencent à se solidifier. Reste maintenant à convaincre les pouvoirs publics de soutenir cet élan et à trouver des employeurs curieux et ouverts, prêts à se lancer dans cette passionnante aventure aux perspectives plus que prometteuses! En serez-vous?