août 2023
Nora Balsiger et Ivo Krizic (Addiction Suisse)
Act-info est le système national de monitorage de la clientèle des structures de prise en charge des addictions. Cette statistique couvre les domaines ambulatoire, résidentiel, du traitement par agonistes opioïdes de substitution (TAO) et du traitement avec prescription de diacétylmorphine (héroïne). Le domaine résidentiel est couvert par les statistiques sectorielles act-info-FOS (pour les problèmes liés aux drogues illégales) et act-info-Residalc (pour les problèmes liés à l’alcool et aux médicaments). Actuellement, 42 structures résidentielles spécialisées, principalement des cliniques médicalisées et des centres à vocation sociothérapeutique (hors hôpitaux et logements protégés), participent sur une base volontaire au monitorage act-info. Au cours des premières semaines qui suivent l’admission et peu avant la fin du séjour, un questionnaire est complété avec le·la client·e. Les questions portent sur le cadre de la prise en charge, le profil sociodémographique et le problème à l’origine de la demande d’aide.
Les analyses présentées ici se basent sur les données livrées par les structures résidentielles ayant participé au monitorage act-info de façon continue de 2018 à 2021 et qui concernent les client·e·s qui avaient l’alcool, les opioïdes, la cocaïne, les hypnotiques/sédatifs ou le cannabis pour problème principal au moment de leur admission 1 (soit 90.4% de leur clientèle ; N=6386). L’alcool constitue de loin le problème principal le plus souvent mentionné (N=4317), devant la cocaïne (N=1007), les opioïdes (N=457), le cannabis (N=429) et les hypnotiques/sédatifs (N=176). La clientèle des structures résidentielles spécialisées se caractérise généralement par une problématique d’addiction sévère et un historique de prise en charge.
Les personnes admises dans une structure résidentielle spécialisée entre 2018 et 2021 sont très majoritairement des hommes, quel que soit le problème principal à l’admission (Tableau I). C’est donc aussi le cas pour les médicaments psychoactifs (hypnotiques/sédatifs) alors que les enquêtes en population générale menées en Suisse montrent un usage plus répandu de somnifères et tranquillisants chez les femmes 2 3). Cela suggère que les femmes ayant développé une dépendance aux hypnotiques/sédatifs recourent moins souvent à une prise en charge résidentielle que les hommes.
La clientèle dont le problème principal est le cannabis apparaît clairement comme la plus jeune, tandis que celle dont c’est l’alcool se révèle la plus âgée. Ces différences liées à l’âge ont une influence sur d’autres résultats discutés par la suite.
Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques de la clientèle du secteur résidentiel selon les problèmes principaux au moment de l’admission (act-info-Residalc et act-info-FOS 2018-2021)
La vaste majorité (env. 80-90%) de la clientèle dont le problème principal est une substance illégale est célibataire au moment de l’admission, contre deux tiers pour les hypnotiques/sédatifs et environ la moitié pour l’alcool. Les autres client·e·s sont principalement divorcé·e·s, séparé·e·s ou veufs/veuves, et plus rarement marié·e·s. En comparaison, la population suisse compte une part nettement plus importante de personnes mariées (env. 41%) et moins de célibataires (env. 46%) 4).
Au moment de leur admission, près de deux tiers des client·e·s dont le problème principal est l’alcool rapportent une situation de logement stable (63%). Cette part est inférieure à 50% dans les autres groupes : par exemple, un tiers au sein de la clientèle ayant les opioïdes pour principal problème. Les client·e·s qui ne disposent pas d’un logement stable séjournaient en grande majorité en institution (thérapeutique et, plus rarement, de détention) avant leur admission ; c’est le cas de plus de la moitié (60%) de la clientèle ayant principalement un problème avec les opioïdes. La part de la clientèle en situation de logement instable (p.ex. logement temporaire à l’hôtel ou chez des ami·e·s) ou sans domicile fixe avant leur entrée en résidentiel est bien plus petite, les client·e·s ayant les hypnotiques/sédatifs pour principal problème étant les plus concerné·e·s (15%), tandis que ceux·celles ayant un problème avec les opioïdes le sont le moins (7%). Drilling et collègues 5 ont estimé qu’en Suisse environ 10’000 personnes sont sans domicile fixe ou à risque de le devenir. Rapporté à l’ensemble de la population, cela représente un taux de moins de 1% nettement inférieur à celui enregistré dans le domaine résidentiel.
Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), en 2021 environ 9% de la population a reçu des prestations d’aide sociale au sens large (aide sociale économique ou prestations complémentaires) 6). En résidentiel, la part des client·e·s dont la source de revenu est en premier lieu l’aide sociale varie entre environ un tiers et la moitié, selon leur problème principal à l’admission. Pour l’alcool, un peu moins d’un tiers de la clientèle vit essentiellement de moyens propres (revenu et/ou épargne), soit une part nettement plus élevée que celle observée dans les autres groupes de client·e·s. Pour les drogues illégales considérées ensemble (opioïde, cocaïne ou cannabis), environ 3% de la clientèle tire surtout ses revenus du deal, de petits trafics ou de la prostitution, ce qui est très rare chez les autres client·e·s.
En 2022 environ 67% de la population suisse âgée de 15 ans et plus avaient un emploi et 3% étaient au chômage selon la définition du Bureau international du travail (BIT) 7), ce qui contraste fortement avec la clientèle des structures résidentielles. Un peu moins d’un tiers des client·e·s dont le problème principal est l’alcool avait un emploi avant leur admission, et environ un tiers était sans travail (en quête d’emploi ou sans quête d’emploi en raison de leur manque d’employabilité). En comparaison, les client·e·s ayant une substance illégale (opioïde, cocaïne ou cannabis) pour principal problème ont moins souvent un emploi et la moitié environ est sans travail. Peu de client·e·s suivaient une formation et il s’agit surtout de personnes – plus jeunes – qui ont le cannabis ou les hypnotiques/sédatifs pour principal problème.
Les client·e·s dont le principal problème est l’alcool sont en moyenne les plus formé·e·s : plus de la moitié a achevé un apprentissage et plus de 20% une formation du degré tertiaire. Ce type de formation est bien moins répandu au sein de la clientèle ayant les opioïdes ou la cocaïne pour principal problème : un peu plus d’un tiers n’a pas poursuivi de formation au-delà de l’école obligatoire. C’est aussi le cas d’un tiers environ des client·e·s lié·e·s aux hypnotiques/sédatifs, qui sont par ailleurs environ 20% au bénéfice d’une formation tertiaire. En comparaison, la part de la population suisse âgée de 25 à 64 ans ayant obtenu un diplôme de l’enseignement tertiaire était deux fois plus élevée en 2022 8).
On observe ainsi d’importantes différences entre la clientèle dont le problème principal est l’alcool et celle admise principalement pour des problèmes liés aux drogues illégales. La première est en moyenne nettement plus âgée que les autres groupes de client·e·s, sans doute parce que l’évolution vers une consommation problématique est généralement plus lente que pour les substances illégales. La première consommation d’alcool a aussi lieu en moyenne plus précocement que celle de substances illégales comme l’héroïne ou la cocaïne. Il faut ensuite compter environ 16 années avant qu’elle ne devienne problématique, alors que cette période s’étend sur une à quatre années pour les opioïdes et la cocaïne 9). Cette latence plus longue avec l’alcool se reflète dans le profil des client·e·s. Ces personnes tendent à avoir un niveau de formation plus élevé et, de ce fait, davantage de chances d’être en emploi et d’avoir moins recours aux financements communautaires. Ils·elles sont aussi moins souvent célibataires et c’est le seul groupe qui jouit majoritairement d’une situation de logement stable. Néanmoins, ils·elles ont en moyenne une situation sociale bien inférieure à celle de la population générale.
Les client·e·s dont le problème principal est une substance illégale se trouvent dans une situation nettement plus précaire avant l’entrée en structure résidentielle. Ils·elles séjournent plutôt dans une institution (thérapeutique ou de détention), bénéficient le plus souvent de l’aide sociale, ont un niveau de formation moins élevé et sont plus souvent au chômage. À noter que la situation sociale de la clientèle ‘cocaïne’ ne se distingue pas fondamentalement de celle de la clientèle ‘opioïdes’. Une explication pourrait être que le pas vers une structure résidentielle est surtout franchi par les personnes dont la dépendance à la cocaïne est particulièrement forte et lourde de conséquences sur le plan social et économique. Une autre explication potentielle a trait au grand nombre de cas de polyconsommation de cocaïne et d’opioïdes 10, qui tendrait à rapprocher les profils de ces deux groupes de client·e·s.
La situation sociale des client·e·s ayant les hypnotiques/sédatifs pour problème principal – le plus petit des cinq groupes étudiés – paraît se situer à mi-chemin et présente quelques particularités. Ce groupe de client·e·s se trouve davantage en situation de logement instable et mentionne plus souvent, avec la clientèle ‘cannabis’, des principales sources de revenu « autres » qui font appel notamment au soutien du·de la partenaire et/ou de membres de la famille. Concernant le niveau de formation on y enregistre aussi bien la part la plus élevée de degré tertiaire que de fin d’école obligatoire. Ces observations peuvent être interprétées au regard de la structure d‘âge des différentes clientèles. Ces dernières années, un nombre croissant de jeunes adultes (âgé·e·s de moins de 20 ans) a été admis en résidentiel pour un problème principal lié aux hypnotiques/sédatifs 10, alors que la part non négligeable de ceux·celles ayant plus de 60 ans n’a, elle, guère changé.
Ainsi, les structures résidentielles spécialisées accueillent des client·e·s aux profils sociodémographiques et situations sociales très diverses. De plus, si l’alcool figure nettement en tête des problèmes pris en charge, la cocaïne arrive depuis quelques années en second, devant les opioïdes 9), et la structure d’âge relative aux hypnotiques/sédatifs est devenue plus hétérogène, ce qui peut contribuer à une plus grande diversité encore des situations sociales. Ces structures font alors face au défi qui consiste à offrir un accompagnement répondant de façon adéquate aux besoins variés et évolutifs de leur clientèle.