août 2023
Françoise Kündig (Fondation Estelle-Acardie)
Il existe un large débat quant à la place des femmes dans le domaine des addictions, et plus précisément dans le milieu résidentiel. En médecine, l’homme blanc en bonne santé a pendant longtemps été pris comme référentiel dans les recherches cliniques, et les résultats généralisés à des populations pourtant bien différentes. Ce n’est que récemment que les différences (génétiques, hormonales, anatomiques) entre le sexe biologique et le genre, c’est-à-dire les comportements attendus par la société, ont timidement pris leur place dans la médecine occidentale, notamment au niveau de la prise en charge 1). La médecine reste toutefois le reflet de la société et les inégalités entre hommes et femmes demeurent une réalité, même s’il existe une volonté d’offrir une prise en charge adaptée et sans discrimination de genre.
Faut-il alors, oui ou non, différencier les addictions féminines des addictions masculines ? Il faut reconnaître et déplorer la discrimination sociale et culturelle qui rend les chemins de vie des femmes plus difficiles. Les femmes sont discriminées quand elles se destinent à devenir mécaniciennes, cheffes d’orchestre, sénatrices, membres d’un conseil d’administration, ou même seulement quand elles aspirent à gagner le même salaire qu’un homme pour un emploi identique.
Mais combien de femmes ont une problématique d’addiction à l’alcool ? En résidentiel, nous savons que cela représente à peu près 30% 2 alors qu’en ambulatoire on parle parfois de la moitié 3). Malgré l’évolution de notre société, ce chiffre n’évolue guère alors que l’accessibilité aux soins, la connaissance de la maladie, l’égalité homme-femme pourrait nous amener à penser que la prise en charge des femmes en résidentiel suit cette évolution, et pourtant pas. D’où peut donc venir cette différence ?
Sur le plan physiologique, la femme n’est pas égale à l’homme, notamment au niveau du rapport eau/graisse, qui amène un taux d’alcoolémie plus élevé à poids égal. Elles peuvent donc développer des cirrhoses du foie d’origine éthylique avec des volumes d’alcool qui peuvent être considérés à faible risque pour les hommes. Les effets de la consommation et les conséquences de celle-ci seront donc plus rapides chez la femme.
Les représentations ont aussi la vie dure. Le regard est certes moins jugeant qu’il y a 20 ou 30 ans lorsqu’on observe des jeunes filles consommer de l’alcool. Mais, si la manière actuelle de consommer des femmes se rapproche de celle des hommes, elles vont souvent boire en public lorsque la consommation reste festive, et le feront seules et en cachette lorsque celle-ci commence à poser des problèmes. Mon expérience dans l’accompagnement des femmes est que je les ai rarement vues consommer en société lorsque leurs consommations devenaient problématiques. Sans vouloir stigmatiser, ni en faire un dogme, la honte n’est pas à genrer ; si beaucoup d’hommes ayant une problématique avec l’alcool l’expérimentent, c’est probablement de manière moins violente que les femmes.
En 2023, l’alcool est autorisé aux femmes mais pas encore la dépendance à l’alcool. Les hommes sont souvent dans le déni et la minimisation de leur dépendance ; les femmes, elles, vont vivre une culpabilité empreinte de honte. L’addiction est aussi une maladie de la relation. Dans « Alcool amour haine » 4, une femme souhaitant garder l’anonymat écrit : « (..) une femme qui boit est une « poivrote », une souillasse, une fille alcoolo ! Alors que fait-elle ? Elle se cache, évite autant que possible les bistrots, planque ses bouteilles, ment, se voit devenir bouffie, se détruit peu à peu. Au pire, elle se fait quitter par son mari, perd ses enfants, son job, sa dignité et son envie de vivre ». La discrimination sociale, culturelle reste bien présente. Une femme dépendante aux substances psychoactives dérange. L’addiction n’a déjà pas bonne presse chez l’homme mais chez la femme l’effet de stigmatisation décuple. C’est le retour que nous font la plupart des femmes que nous accompagnons.
Au-delà du regard sociétal, on est parfois surpris du déni des conjoints face à la consommation de leurs épouses. Souvent, ils ne voient pas le problème, soit parce que les stratégies mentionnées plus haut sont très bien développées, soit parce qu’ils consomment autant. Voir le problème chez son épouse, c’est parfois aussi voir le sien ! Ce déni peut être par indifférence ou par amour. Quand une femme dit à son mari qu’elle a un problème avec l’alcool, celui-ci, surpris, réagit souvent de façon assez inattendue. Certains époux les menacent et les quittent.
De manière générale, les personnes arrivent en résidentiel lorsque la perte, en raison de leur problématique, est déjà très importante. Perte du travail, souvent du couple et fréquemment du logement. La perte du lien à la suite d’un divorce ou d’une séparation est aussi très difficile à gérer. Une prise en charge en amont aurait pu permettre, dans certaines situations, de maintenir les acquis. Les femmes souffrant de dépendance à l’alcool étant souvent aussi mères, la crainte de la perte de ce rôle est certainement l’un des plus grands freins à leur prise en charge. Elles arrivent souvent lorsqu’elles n’ont déjà plus la garde de leurs enfants, que la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) est intervenue, mettant en route des mesures de protection. Les situations sont ainsi très compliquées et se complexifient encore par la souffrance de la perte du lien. De plus, la culpabilité que certaines peuvent ressentir pour avoir consommé durant leur grossesse, avec la question du syndrome d’alcoolisme fœtal (trouble sur le fœtus causé par l’alcoolisation fœtale), engendre des difficultés supplémentaires.
La pression de la famille, du mari, la crainte de la perte du rôle de mère, l’aspect financier – la femme gagne souvent moins que l’homme ou travaille à temps partiel pour s’occuper de ses enfants – sont d’autres éléments qui peuvent complexifier le processus. La question des abus doit aussi être abordée car on sait qu’une grande majorité des personnes souffrant d’addiction ont utilisé l’alcool comme remède. Les femmes subissent davantage d’abus que les hommes 5), même les statistiques dans ce domaine sont à prendre avec beaucoup de prudence. Les femmes sont en général aussi plus vulnérables aux problèmes psychologiques que les hommes, ou du moins plus souvent diagnostiquées. Par conséquent, le diagnostic de dépendance à l’alcool passe souvent inaperçu, parce qu’elles sont souvent perçues comme borderline, dépressives… ou autre. Lorsque le diagnostic est finalement posé, c’est qu’il est une évidence, et la prise en charge en résidentiel s’en trouve généralement retardée.
Un autre angle à prendre en compte pour la compréhension des freins au rétablissement des femmes consiste à s’interroger sur les éventuels avantages qu’elles peuvent retirer de leur non-prise en charge. S’il s’agit de mettre en évidence toutes les compétences permettant de s’en sortir, il faut aussi pouvoir nommer les freins. Ainsi, si une femme souffre de dépression ou d’autres troubles psychiques ou physiques, elle va certainement y trouver aussi quelques avantages comme de l’attention de la part de son compagnon, de l’aide au ménage voire une rente AI. Si la perspective d’aller mieux implique de devoir assumer à nouveau les tâches domestiques, le soin aux enfants, en plus de retrouver un emploi, alors il n’y a pas forcément que des aspects positifs. Ces questions peuvent paraître sarcastiques, mais il est nécessaire de se les poser.
Il faut s’interroger de manière générale sur l’accessibilité des prestations pour les personnes souffrant d’addiction, et de manière plus ciblée porter une réflexion sur ce qui doit être fait en résidentiel et s’il faut une offre plus spécifique. La Fondation Esterelle-Arcadie a ouvert un groupe spécifique « Femmes ». Pourquoi ? Il est souvent relevé que parler de certains sujets typiquement féminins, comme les abus, ou la sexualité, est plus facile lorsqu’on se retrouve entre personnes du même genre. La manière de vivre les émotions, suivant les souffrances passées, la crainte du regard des hommes sur certaines situations permet aux femmes de s’exprimer plus librement.
Nous réfléchissons aussi au fait de tenir compte ou non du genre du référent : devons-nous privilégier l’accompagnement d’une femme par une personne de même sexe ou de même genre ? Cette question se pose aussi pour un homme. Nous pensons dans le cadre du résidentiel que cela dépend pour beaucoup du passé de la personne, de ses souffrances ou de ses diagnostics.
Nous parlons d’égalité en 2023 et si nous abordons cette question encore aujourd’hui c’est parce qu’il n’y a pas de réponse. Pourquoi les statistiques disent qu’en résidentiel (pour l’alcool) les femmes représentent 1/3 des résident·e·s ? Est-ce que nous nous posons cette même question sur les femmes en détention, dont la proportion ne cesse d’augmenter 6 ?
N’est-ce pas tout simplement que nous devons reconnaître qu’il y a une différence entre hommes et femmes ? Regardons la réalité en face et cessons d’ignorer les différences fondamentales entre hommes et femmes dans l’installation, l’évolution et le soin de la dépendance, de façon à ne plus courir le risque de « maltraiter nos patientes ». Accepter nos différences avec bienveillance est certainement le meilleur moyen de répondre aux besoins de nos résident·e·s peu importe leurs genre, culture, nationalité, religion ou couleur de peau. Le débat autour du genre est à englober avec cette réalité qui fait la diversité de ce monde.