août 2023
Pascal Dubrit par Ann Tharin (HETSL, HES-SO) et Frank Zobel (Addiction Suisse)
Frank Zobel : Quel a été ton parcours professionnel ?
Pascal Dubrit : À l’origine, j’ai un brevet d’instituteur. Puis, au début des années 1980, j’ai changé de voie et travaillé cinq ans à la Résidence de l’Armée du Salut, où j’ai fait ma formation d’éducateur. J’ai donc commencé par le très bas seuil, même si à l’époque on ne l’appelait pas ainsi. Il y avait beaucoup d’alcool, de marginaux : les gens renvoyé des Oliviers ou du Levant, qui demandaient l’abstinence, ainsi que des résidents d’autres institutions. Cela laissait pas mal de gens sur le bord du chemin qu’on récoltait dans des foyers comme la Résidence, dont un étage était la première unité de sevrage romande à ma connaissance.
Après, je me suis intéressé au parcours des personnes concernées par les problèmes d’alcool et je voulais changer un petit peu leur trajectoire. J’ai postulé aux Oliviers, où j’ai été nommé responsable de l’étape de sevrage. C’était une époque différente : il y avait trois maisons et pas encore de grands centres.
Ann Tharin : Les gens avaient déjà fait un sevrage médical ?
Pascal Dubrit : Certains venaient non sevrés et il fallait les sortir de manière douce. La maison était ouverte mais ils n’avaient pas le droit de sortir seuls et devaient se passer d’alcool pendant au moins un mois. Ils étaient suivis tous les jours et ça se passait bien. Je n’ai jamais vu de delirium tremens ni de grand problème. Pourtant, on avait des gens très alcoolisés à l’arrivée.
Aux Oliviers, j’ai fait trois ans comme responsable de cette structure puis j’ai postulé comme assistant social pour voir ce qui se passait avant et après. J’ai fait deux ans dans cette fonction à préparer les séjours et faire les suivis. On ne parlait pas encore de Housing first, mais c’étaient déjà des suivis en appartement.
Ensuite, j’ai ouvert Arcadie à Yverdon, dont j’ai été le directeur pendant onze ans, toujours avec la perspective d’abstinence. Je vais expliquer après pourquoi on avait cette vision. Puis j’ai quitté les dépendances – on ne parlait alors pas tellement d’addictions mais de dépendances – et j’ai travaillé à Lausanne comme responsable du BRIO, le premier dispositif d’indication du canton. Mais, je n’étais pas très compétent et satisfait, et je suis parti diriger un centre d’insertion professionnelle. Pour la première fois, je travaillais sur des projets très constructifs. Parce qu’il faut bien reconnaître que dans les addictions on accompagne des gens pas toujours vers le mieux. Là, je me retrouvais dans le cadre de l’assurance invalidité avec des jeunes adultes en formation puis en réadaptation. C’était une très belle expérience. Finalement, j’ai été engagé au Levant en 2011 et j’y ai passé douze ans.
Frank Zobel : Pourquoi l’abstinence était-elle si importante à l’époque ?
Pascal Dubrit : Quand j’étais jeune éducateur il n’y avait pas de formation en Suisse. En fait, il n’y avait pas grand-chose. Les médecins s’intéressaient pas du tout aux addictions, à part un ou deux pionniers du côté d’Yverdon ou de Nyon. On allait tous se former en France, à Amiens. C’était une formation assez sympa mais ciblée sur l’abstinence. Elle était donnée conjointement à des pairs – à l’époque on parlait d’anciens -, des psychiatres, des assistants sociaux, des éducateurs, etc. On était mélangé, on ne savait pas qui était professionnel ou pas. On passait quinze jours à réfléchir à notre relation avec l’alcool. La formation disait que l’alcoolique ne pouvait pas gérer car c’était la définition de la dépendance à l’époque. On était tous convaincus de ça et les gens qui entraient à Arcadie ou aux Oliviers arrêtaient de consommer de l’alcool du jour au lendemain.
Ann Tharin : Et la mission institutionnelle c ‘était quoi, l’insertion ?
Pascal Dubrit : Oui, mais à Arcadie on ne parlait pas d’abstinence mais d’abstention, et cela se fait encore aujourd’hui je crois. Il n’y a rien de moral à l’abstention. L’abstinence a des connotations morales, Croix-Bleue, etc. Nous, on disait « peut-être que vous pourrez consommer, mais abstenez-vous pendant une certaine durée, puis regardez ce qui se passe ». C’est un modèle qui était assez efficace.
Ann Tharin : Tu disais que travailler dans les dépendances n’était pas toujours accompagner les gens vers le mieux ?
Pascal Dubrit : J’ai travaillé trente ans dans les addictions et ce ne sont pas toujours des projets très enthousiasmants dans le sens où – on le voit avec le modèle du rétablissement – on apprend aux gens à vivre avec leur problème. On ne va pas forcément vers une guérison et de moins en moins vers une insertion dans le marché du travail. Il faut que les gens acceptent qu’il y a des limites. Et puis, on s’habitue à vivre avec des gens qui ne vont pas toujours bien. Parfois on a des gens qui vont bien, puis le lendemain ils disparaissent et ils meurent, ou ils rechutent et on les retrouve en prison. On reste dans un registre qui est proche des prisons, de la rue ou du squat.
Ann Tharin : Quand je travaillais en résidentiel, on parlait d’accompagnement à la désillusion par contraste à un projet initial souvent très ambitieux ?
Pascal Dubrit : Moi je n’ai jamais utilisé ce terme mais ça me parle. Je pense qu’on a pris l’habitude d’accompagner les gens dans leur projet, mais parfois les éducateurs ont de la peine à accepter qu’ils ne peuvent pas éduquer et guérir, qu’ils peuvent juste être présent. C’est un travail immense qui mange beaucoup d’énergie chez l’éducateur, de se dire : « Moi je ne peux pas faire mon métier, je suis juste là. »
Frank Zobel : Quels sont les changements que tu as observé dans le résidentiel et quelle est sa place aujourd’hui ?
Pascal Dubrit : La formation est un changement fondamental parce qu’à présent on a des gens formés. À l’époque, les gens y allaient juste avec leur bonne volonté. C’était souvent proche de la Croix-Bleue, des Alcooliques Anonymes et des questions d’engagement personnel. Il n’y avait que peu de professionnels. Il y avait aussi une vraie guerre entre professions et des filières très séparées entre alcool et drogues. Dans la filière drogues il y avait une banalisation des problèmes d’alcool. Il n’y avait pas non plus de dispositif d’indication, toute cette machinerie qui existe à présent. On est aussi passé de la dépendance à l’addiction, plus l’aspect psychologique que somatique.
Il y a aussi le respect pour les gens qui consomment. À l’époque il n’y en avait pas tellement : si tu veux boire, tu te retrouves dans la rue et c’est normal. Le grand changement qu’on a initié avec mes collègues du Levant c’est de se dire : ce n’est pas parce que les gens consomment qu’ils n’ont pas le droit qu’on s’occupe d’eux. Ce n’est plus seulement l’abstinence, on peut s’en sortir tout en continuant à consommer à moindre risque.
Il y a aussi eu l’arrivée de beaucoup de ressources. J’ai beaucoup initié la collaboration avec la psychiatrie. Moi ça fait longtemps que j’ai fini le combat avec les psychiatres. Il y a désormais un excellent psychiatre au Levant et c’est en travaillant comme ça, très proche avec la psychiatrie, avec les soignants, avec les éducs, que ça marche.
Ann Tharin : Vous vous y retrouviez en termes d’interdisciplinarité, entre la vision sociale et médicale ?
Pascal Dubrit : On s’y retrouve mais c’est plus lié aux personnes qu’aux fonctions. Si tu as un psychiatre qui respecte les éducateurs, ça fonctionne. Ce n’est pas toujours le cas. On le voit dans les réseaux : les psychiatres ont parfois de la peine à se déplacer, à libérer du temps pour des raisons que l’on peut expliquer.
Ann Tharin : Il n’y avait pas d’enjeux financiers par rapport aux prestations ?
Pascal Dubrit : Non, parce qu’on a trouvé des combines. Il faut être futé – je ne dis pas que je le suis – mais je dirais que l’institution a pu trouver des moyens de financer les prestations. La perméabilité entre les prestations ça permet de les financer.
J’ai beaucoup critiqué le canton, mais il s’est aussi donné les moyens de contrôler un petit peu ce qui se passait. Quand j’étais jeune éducateur, il y avait Narconon et le Patriarche. On était proche des sectes. Le Levant à l’époque de Pierre Rey fonctionnait parfois comme une secte. Avec l’Armée du Salut et la Croix-Bleue tout était lié à la religion, au spirituel. On laissait faire un petit peu parce que personne d’autre ne voulait s’en occuper. À présent, on a des organismes de contrôle du résidentiel que j’ai parfois critiqués mais qui permettent d’éviter des dérives. On doit être contrôlé parce qu’on a des résidents qui sont dépendants des éducateurs. Si l’institution n’est pas vigilante, il y a des gros risques de dérapage.
Frank Zobel : Aujourd’hui tu lui donnes quelle place au résidentiel par rapport à l’ambulatoire ?
Pascal Dubrit : Je pense que le résidentiel doit être en soutien du domicile et de l’ambulatoire. Il devrait être raccroché. On devrait suivre les gens à domicile et, quand ça se passe mal, utiliser le résidentiel. Je ne suis pas convaincu que le résidentiel tel qu’il est doit se substituer à l’ambulatoire et au domicile. Il devrait toujours y avoir une possibilité de domicile, il faut trouver un appart, il faut du Housing first.
Il faut aussi séparer les choses : Il y a le résidentiel qui est du logement et celui qui est du traitement. Je n’aime pas le mot traitement qui n’est pas très « rétablissement compatible », mais je fais exprès de l’utiliser. Le problème, c’est le mélange. Ce sont des gens qui restent parce qu’ils ne savent pas où aller. On a des longs séjours ce qui n’est pas très bon. L’avenir du résidentiel ce sont des séjours plus courts avec des objectifs plus clairs, en soutien d’appartements.
Dans le résidentiel vaudois on a des établissements psychosociaux médicalisés et des établissements socio-éducatifs. Il faudrait que les prestations soient plus différenciées : telle institution fait du bas seuil alcool et telle autre du bas seuil drogue, telle du haut seuil alcool et telle autre du haut seuil drogues. Là ça devient intéressant.
Actuellement, tu as des établissements sociaux éducatifs qui font des prestations de santé mais qui ne facturent pas à la LAMal. Tu as des établissements qui sont fondés autour de LAMal, c’est les EPSM, et des cliniques qui facturent aussi à la LAMal. Je pense qu’il y a une réflexion à faire au niveau du financement, parce que ce n’est pas normal que des prestations de soins ne soient pas facturées à la LAMal. Dans le canton de Vaud, la filière psychiatrique en a pris conscience et on lui finance aussi des prestations sociales.
Tu retrouves les mêmes problèmes de financement dans l’ambulatoire. Pour l’alcool, tu as des suivis gratuits financés par la dîme, entre autres. Donc, si tu as un problème d’alcool, tu vas te faire soigner gratuitement. Mais si tu as un problème de drogue il faut facturer à la LAMal et ce n’est pas gratuit. On a eu des personnes qui ne voulaient pas venir au CAP parce qu’elles ne voulaient pas être annoncées à leur assurance. Donc, on a un problème de financement global. Qu’est-ce que la LAMal paie et qu’est-ce que le canton paie en suppléance ?
Tu prends les soins à domicile, c’est la même chose. Tu prends le Housing first, idem. T’as une partie LAMal quand c’est des infirmiers et une partie cohésion sociale quand c’est des éducateurs. C’est immensément compliqué. Je pense que l’avenir c’est de simplifier le financement des prestations et d’avoir une forme d’établissement médico-social où il y a toujours de la prestation médicale ou des soins, et donc toujours une facturation à la LAMal, et à côté des prestations sociales. Puis des séjours avec des objectifs de courte ou de longue durée.
Je suis convaincu que le résidentiel a un avenir dans des séjours de courte durée avec des objectifs très clairs, avec des financements qui sont plus simples, et en soutient du domicile.
Ann Tharin : Il y a 10-15 ans, les services sociaux ou les assurances sociales refusaient de financer plusieurs séjours : c’est toujours le cas ?
Pascal Dubrit : Récemment, on a proposé au canton qu’on n’embête pas les résidents le premier mois de séjour. On a eu quelques fois des demandes de gens qui prenaient beaucoup de cocaïne, qui étaient en emploi, et qui ne pouvaient pas venir chez nous parce que le canton ne les prend pas en charge. On a donc essayé de négocier un mois. Je pense que la question de l’accessibilité est centrale, ça fait 30 ans que je le dis.
À l’époque, le système d’indication EVITA était intéressant et assez motivationnel. À présent, il est trop compliqué. Ce sont des marches trop hautes. Ils ne le font pas exprès mais c’est trop compliqué. Il faudrait pouvoir dire aux gens : vous avez besoin de vous poser un mois, vous venez ? Et ce mois il est pris en charge. Ce sera toujours moins cher que la prison ou l’hôpital. Le canton est devenu extrêmement compliqué dans les financements des prestations.
Frank Zobel : Récemment, tu as mentionné la pression qu’il y avait sur les institutions résidentielles. Tu parlais des aspects de financement ?
Pascal Dubrit : Il y a les questions de financement mais comme ailleurs. Tu prends les hôpitaux, ils sont mis en concurrence et traités comme une entreprise. Le résidentiel aussi : si tu as quelques places qui se libèrent tu es remis en question l’année suivante. On a un problème de planification et de vision à moyen terme. La pression sur les directions, elle est là.
Elle est aussi sur les risques qui ne sont pas toujours partagés. On a des gens qui peuvent mourir et j’ai des collègues directeurs qui ont été attaqués par les familles. On a eu de la chance : en douze ans, il y a eu deux overdoses au Levant et on n’a pas été attaqué, mais on aurait pu. En tant que directeur, médecin responsable ou directeur de l’hébergement, tu dis « ok, il peut venir », mais tu ne sais jamais le risque que tu prends. On a parfois des gens qui ont des armes et on va nous dire « mais vous ne les avez pas fouillés » ? Il suffit aussi que quelqu’un file à la Riponne, revienne sans se faire voir par le veilleur et le matin il ne se réveille pas. C’est ça aussi la pression. On a des missions qui sont difficiles et donc ces risques devraient être partagés. Les directives permettent au canton de se protéger mais c’est souvent impossible de toujours les appliquer.
Je ne sais pas si c’est une bonne idée de mettre les gens qui vont mal dans le même endroit. Je suis plutôt convaincu qu’il faut leur proposer des appartements un peu partout dans le canton. Les populations dont on s’occupe sont mieux à domicile qu’en résidentiel, il y a moins de risques.
Frank Zobel : Tu as dirigé le Levant pendant douze ans. Comment était-ce et qu’as tu essayé d’y faire ?
Pascal Dubrit : Au Levant, ils étaient désemparés. Le fondateur était parti, les deux codirecteurs avaient été virés et le suivant aussi. Ces crises ont fait que les collègues ne s’attendaient à pas grand-chose, ils étaient juste désemparés.
Très vite, on a réfléchi sur deux axes : on a lancé le projet sans-abrisme avec Martine Monnat et invité nos amis de Bartimée, des Oliviers, etc. Puis on a posé un truc : qu’est-ce qui se passerait si on mettait en appartement des gens qui consomment et qu’on ne leur demande rien du tout ? C’était les prémices du Housing First. On a fait un super travail. Il y a eu un super rapport écrit par le GREA, qui a été un peu enterré même s’il a permis d’obtenir des résultats par la suite.
On a aussi questionné le résidentiel. Au Levant, il n’y avait pas de punitions mais des mesures genre mise à la porte de trois jours. C’était un peu dramatique. Si vous lisez le petit livre autour du Levant, Pierre Rey était issu du domaine pénitentiaire. Le Conseil de fondation d’alors comprenait des présidents de tribunal et c’était novateur à l’époque : plutôt que de mettre un toxicomane en prison on le mettait au Levant. On est resté avec un vocabulaire très pénitentiaire. Moi, cela ne m’a pas plu. Très vite, on a dit : il faut qu’on change de vocabulaire et que les éducateurs changent de posture. C’étaient les prémices du rétablissement avant que ce mot soit à la mode. En 2015-2016 on est parti sur une vraie appropriation du rétablissement. Pas une couche de vernis mais une transformation du directeur au résident. On a fait des groupes de travail à tous les niveaux et c’était vraiment intéressant. Il y a eu des rechutes parfois parce qu’un éducateur éduque et un infirmier soigne. Il faut leur rappeler des fois que ce n’est pas tout à fait ça l’esprit du rétablissement. C’était le gros travail et je crois avoir pu réunir les forces pour faire ça.
Pour le sans-abrisme c’était du logement en appartement. On a travaillé avec ABS et avec la psychiatrie communautaire pour faire un Housing first qui soit ouvert et pas dogmatique. L’autre grande ouverture ce sont les soins à domicile. Là aussi on s’est donné les moyens d’en évaluer la pertinence et de monter le projet. Les deux ont été menés par Cédric Perriard qui m’a succédé à la tête du Levant. J’ai eu la chance de l’avoir parce que c’est parfois difficile de trouver des gens capables de mener de tels projets.
Il y a aussi des rapprochements à opérer. Je ne parle pas de fusions mais de rapprochements, de programmes à mettre ensemble. La question se pose par exemple au niveau de l’insertion. Les résidentiels doivent-ils être un lieu d’insertion ? Historiquement, on le faisait parce qu’on trouvait du job mais les choses ont changé et la population n’est plus du tout la même. Aujourd’hui, le marché de l’insertion est énorme avec plus de septante structures qui font partie d’Insertion Vaud. Il y a peut-être des structures qui ne sont pas tout à fait adaptées à la population du Levant ou des Oliviers, mais je pense que c’est bien qu’il y ait d’autres structures qui s’occupent de l’insertion.
Ann Tharin et Frank Zobel : Merci beaucoup pour cet entretien.