août 2023
Alain Morel (Oppelia, CTR Kairos)
Un « dispositif de soins » fait d’institutions, d’acteurs et de pratiques, destiné à ce qui a été nommé d’abord la « toxicomanie » et aujourd’hui plus globalement les « addictions » s’est mis en place à partir des années 1970. Les transformations qu’il a connu depuis reflètent les évolutions de l’appréhension collective de la question sociale, culturelle et politique des drogues.
Un premier changement de paradigme, amorcé dans les années 1980-90, a rendu incontournable la réduction des risques (RdR) comme nouveau principe organisateur de l’intervention sanitaire. En posant conjointement celui de l’acceptation de l’usage des drogues, ce changement a ouvert la voie à un projet de transformation sociale basé sur la tolérance, la solidarité et la promotion de la santé. Un peu partout dans le monde, on voit ainsi se déliter lentement la doxa de la « lutte contre le fléau de la drogue » par la répression, la morale et l’abstinence pour laisser place à l’objectif de socialiser les usages ainsi que les usagers et usagères, c’est-à-dire abandonner la pénalisation et inscrire les risques liés aux drogues au cœur de démarches collectives de promotion de la santé.
Ce basculement n’est encore que partiel, mais c’est dans cette dynamique que se retrouvent aujourd’hui un grand nombre d’équipes, notamment dans les soins résidentiels. A contrario, les politiques drogues se refusent à toute perspective de transformation sociale au profit d’un système de décisions descendant, de « gestion des flux », de normalisation médicale des soins et de contrôle social des usagers et usagères. Dans une telle conflictualité entre décideurs et acteurs, il nous revient d’utiliser nos marges de manœuvre sur le terrain pour mettre en pratique nos valeurs et en démontrer la pertinence.
L’émergence de la RdR a été liée à la vague de consommation d’héroïne en Europe et à la pandémie de sida. Ce contexte a brutalement obligé le système de soins à s’orienter vers des réponses plus diversifiées : réseaux de soins « sida-toxicomanie », médecine de proximité et maintien des liens sociaux. Une grande partie des personnes consommant des drogues est « entrée dans le droit commun » par une « filière » médicale centrée d’abord sur la prescription de substituts opiacés. Mais d’autres enjeux sont apparus avec la consommation croissante de cannabis et d’autres drogues chez les adolescent·e·s et les personnes atteintes de troubles psychiques.
Cette conjonction a donné une place nouvelle à la psychiatrie et aux prescriptions de médicaments psychotropes sensés répondre aux diagnostics de « comorbidités » (bipolarité, schizophrénie, anxiété généralisée, hyperactivité) en pleine expansion. De l’intégration de la médecine des addictions dans les soins globaux on est ainsi passé à une institutionnalisation médico-hospitalière de l’addictologie au sein de la psychiatrie. Son approche neurobiologique et comportementale ne se nourrissant d’aucun lien avec la réalité sociale, elle s’avère inopérante sur les déterminants psychosociaux et peu ouverte à une logique systémique de parcours et de rétablissement. Particulièrement lorsqu’elle s’allie, comme actuellement, à une santé publique centralisée, verticalisée, coupée des acteurs de terrain, accumulant les contraintes administratives et se posant en « manager » du système de soin.
Le contexte des usages de drogues se diversifie et voit aujourd’hui une hausse sensible de la consommation de cocaïne, notamment sous forme de crack et avec elle le retour en force de la question sociale : vulnérabilités, isolement, sans-abrisme, stigmatisation mais aussi ratés du lien social, violences, psycho-traumatismes et vécus qui affectent les relations aux autres et la santé. La « toxicomanie de rue », les squats et les « scènes de drogues » réapparaissent, comme aux temps de l’« épidémie d’héroïne » et le système de soins apparait de plus en plus dépassé, inadapté. Il faut retrouver du sens, repenser le soin et lui donner une nouvelle dimension sociale et interhumaine.
La partie résidentielle initiale du dispositif de soins – les « postcures » – a été l’une des pierres angulaires du système de soin des années 70-80. Financé en France directement par l’État (et non par l’Assurance Maladie), ce dispositif a aussi été une pièce maîtresse du système médico-juridique de contrôle social des « toxicomanes », à travers un rôle central dans la mise à l’écart avec obligation d’abstinence. Il ne s’agit pas de juger ici les pionniers qui ont le plus souvent conçus ces « postcures » comme des lieux de protection et d’expérience collective, l’une des bases des soins résidentiels d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas davantage d’oublier que les équipes se sont souvent interrogées sur les fonctions et articulations de ces lieux avec les autres parties du dispositif de soins. Il fait aussi rappeler leurs difficultés d’adaptation au développement des pratiques en réseau et de la réduction des risques, notamment pour sortir de la contradiction abstinence versus substitution.
En France, plutôt que de soutenir l’adaptation des institutions médico-sociales, les autorités de santé ont jeté le discrédit sur ces structures et en ont fermé un grand nombre. La MILDT 1, inquiète à cette époque du risque du « tout substitution », a néanmoins ouvert une dizaine de communautés thérapeutiques confiées à des associations qui ont su coconstruire un modèle ouvert et échapper à l’opposition RdR/abstinence pour devenir un élément supplémentaire du dispositif de soin 2. Parallèlement, dans le silence et sans débat, s’opérait un passage en gestion privée lucrative et une « sanitarisation » croissante de nombreuses structures résidentielles en addictologie. Les grands groupes de la santé (Orpea et sa branche Clinea, le Groupe Ramsay générale de santé, et d’autres plus petits) ont emporté de nombreux appels d’offre. Après la razzia sur les établissements pour personnes âgées, ils remplissent leurs « portefeuilles » de Centres de Soins Médicaux et de Réadaptation en Addictologie (SMRA) qu’ils appellent « Cliniques ».
Cette fragmentation des dispositifs résidentiels, de leurs fonctions et modes de gestion, ajoutée à leur standardisation progressive comme établissement sanitaire ou social, n’apporte ni diversité ni complémentarité organisée, mais favorise cloisonnement et illisibilité, à l’opposé de ce dont a besoin le dispositif de soins des addictions : faire système.
On sait que les facteurs de détérioration des relations sociales (violences, abus, harcèlement scolaire, ruptures, licenciements, détresses, …) sont impliqués dans les addictions les plus sévères mais aussi dans le développement de maladies chroniques. Selon l’économiste Eloi Laurent 3, si on examine les cofacteurs en cause dans le développement de ces maladies, on trouve un ensemble de problématiques comportementales et de pathologies, toutes indéniablement liées au mode de vie et à la dégradation de l’écosystème social : le stress, la dépression, la solitude, le tabagisme, la dépendance à l’alcool, l’abus de sucre, l’obésité, les abus de médicaments, le diabète, la pollution, les inégalités, la pauvreté, les discriminations, les psycho-traumatismes, etc.
Ces « cofacteurs » marquent la vie des personnes « précaires ». Outre les problèmes liés à leur santé et à leur fragilité économique, elles rencontrent des difficultés d’accès aux professionnel·le·s et services de santé, et doivent en plus gérer l’incapacité des intervenant·e·s à se concerter, à considérer la personne dans sa globalité et à respecter ses choix. Les témoignages ne manquent pas sur la faible capacité des soignant·e·s à se relier entre eux comme avec les personnes concernées et leur environnement social.
Cela nous renvoie à nos responsabilités en tant qu’acteurs « intervenant dans le parcours de soin » à sortir de nos « couloirs » institutionnels, à dépasser l’idée de réseaux minimalistes et virtuels, pour se doter de compétences en renforcement de l’écosystème social de santé. Edgar Morin a beaucoup écrit sur ce sujet et montré que ces compétences reposent sur la faculté d’adopter quelques principes 4. La « reliance » en premier lieu, c’est-à-dire s’atteler à un travail de lien et d’interactions entre les éléments du système social dans lequel s’inscrit l’« actient·e » 5. Sortir de son « silo » dans un double mouvement : celui d’aller physiquement à la rencontre de l’Autre et de l’accepter avec sa différence. Il formule encore d’autres principes comme l’irréductibilité : l’Autre n’est pas réductible aux catégories ou aux diagnostics portés sur lui, ni à des facteurs qui le détermineraient.
De façon plus concrète, nous y ajoutons la capacité à coopérer et à la transdisciplinarité, c’est-à-dire à créer et réaliser un projet commun dans une relation d’égal à égal où chacun et chacune apporte et reçoit, où la force commune produite est porteuse de mieux-être mutuel. Ces compétences s’apprennent en équipe pour comprendre que le rétablissement n’est pas le résultat de l’action des soignant·e·s mais celui de la personne, autonome dans ses choix et ses interactions avec son milieu 6. Des approches de type systémique mises au service de l’action en réseau telles que la « clinique de la concertation » ou la « thérapie contextuelle » permettent d’outiller les équipes pour cela.
Dans la perspective systémique, les centres de soins résidentiels sont le contraire d’isolats. Ils sont des lieux de reconstitution des forces et du pouvoir d’agir de la personne, mais leur efficience ne peut être établie à partir de ce seul critère. Ils doivent aussi contribuer à renforcer, dans le milieu de vie de la personne, un environnement favorable à sa santé et ses liens avec celui-ci. Cela pose la question des « relais » à la sortie de l’établissement, mais aussi celle du maintien du lien, de l’entraide et des appuis dont peut disposer la personne dans son rétablissement.
L’inscription de la structure de soins résidentiels dans un écosystème social de santé suppose d’identifier cet écosystème sur le territoire et d’en connaître les besoins spécifiques en matière de soins résidentiels. Ces éléments permettent à l’équipe de définir son projet de soin et le cadre qui en découle. Les marges de créativité et de diversité ne sont pas infinies mais restent ouvertes selon les priorités accordées à trois types de relations spécifiques :
Nous avons proposé un modèle destiné à aider à penser les caractéristiques de projets d’établissements de soins résidentiels tournés vers l’avenir et ancrés dans un dispositif global. Il propose sept critères pouvant différencier les structures et leurs projets. Ces critères sont conçus comme des axes permettant de mettre le « curseur » sur une échelle de 1 à 10 entre deux positions contraires. La définition des axes et des contraires est évidemment schématique voire simpliste et peut être aménagée.
Ce « jeu des 7 différences » a pour ambition d’aider les équipes à se positionner dans le cadre d’un dispositif pluriel et cohérent au service des usagers et usagères, et d’un écosystème de santé pensé et « reliant ». Toutes choses qui ne peuvent être définies par les seul·e·s professionnel·le·s mais exigent de réelles concertations avec les personnes concernées et avec les autorités de santé autour d’un état des lieux des besoins, de l’inventaire de l’existant et d’une programmation d’un dispositif à la fois diversifié, cohérent et efficient. Il y a donc beaucoup de travail mais beaucoup d’espoir aussi, surtout si nous nous relions.