août 2023
Charlotte Ridou et Robert Fischer (Oppelia Kairos)
Le CSAPA Kairos est implanté dans les Yvelines, à Andrésy dans une rue pavillonnaire. L’association Oppelia est propriétaire du bien depuis mars 2009. Après plusieurs mois de travaux pour réhabiliter les locaux du Centre Thérapeutique Résidentiel (CTR), ce dernier a ouvert ses portes le 16 novembre 2009, avec une capacité d’accueil de 15 places.
Le nom « Kairos » fait référence au dieu et concept de la mythologie grecque qui symbolise le temps opportun, celui qui permet aux humains de se saisir d’une occasion pour changer quelque chose d’important dans leur vie. Dès la création du projet, les séjours ont été pensés comme des temps courts et intenses. Le CTR accueille ainsi des personnes majeures présentant une problématique addictive, qu’elle qu’en soit la nature, pour un séjour « fermé » de six semaines (dit long séjour). Ce dernier peut être complété par un séjour d’approfondissement de trois semaines, environ six mois après le séjour initial.
Pourquoi six semaines ? Pour favoriser l’accès au soin résidentiel aux personnes ayant un travail, des enfants et/ou des personnes à charge et ne pouvant quitter leur quotidien durant une longue période. Durant ce temps, les personnes admises sont invitées à faire l’expérience d’une rupture avec leur contexte habituel et d’une période d’abstinence. Certain·e·s actient·e·s viennent de l’autre bout de la France, d’autres de la Région parisienne.
Les admissions se font tous les 15 jours avec l’arrivée d’un nouveau groupe composé au maximum de cinq personnes. Ainsi, il y a toujours un groupe de nouvelles et nouveaux arrivant·e·s, un groupe en milieu de séjour et un groupe en fin de séjour.
Les personnes accueillies sont appelées actient·e·s. Ce nom a été choisi par l’équipe et les usagers et usagères pour désigner les personnes bénéficiant du programme. Le terme actient·e, contraction entre acteur et patient·e, a été envisagé notamment par l’Assurance Maladie pour mettre en avant le rôle nécessaire des patient·e·s dans leur démarche de soins en qualité d’acteur et d’actrices. Il nous a semblé particulièrement utile de montrer aux personnes accueillies cette dynamique coopérative et expérientielle de nos dispositifs pour leur séjour.
C’est à partir de sa propre expérience et de celle qu’elle partage avec son entourage, que chaque personne peut « jouir de sa vie » et en atténuer les souffrances. L’approche expérientielle considère que cette interaction entre la personne, son histoire et son milieu est fondamentale pour son développement et pour comprendre des phénomènes comme l’usage et l’abus de substances psychoactives.
Cette approche a pour objectif, que ce soit pour éduquer, prévenir ou soigner, de fournir à la personne des outils pouvant l’aider à « lire » son propre vécu dans son environnement, à prendre conscience de son pouvoir d’agir sur soi et son contexte, et à être ainsi auteur·e de son propre bien-être. Les stratégies d’action visent ainsi à permettre à l’individu de devenir ou redevenir l’expert·e de son parcours de vie et de rétablissement.
À l’origine, les sorties hors les murs non accompagnées par un membre de l’équipe n’étaient pas envisagées, pas plus que la possibilité de recevoir une visite. En revanche, les résident·e·s pouvaient garder l’usage de leur téléphone portable ainsi que d’autres appareils informatiques. L’idée était de favoriser le plus possible un moment d’introspection, avec pour objectif principal de se recentrer sur soi, sur la gestion de ses émotions, de ses dialogues internes et de renforcer la confiance et l’estime de soi. Prendre le temps de réfléchir à son passé et de se projeter dans un avenir plus souhaitable en ayant une meilleure connaissance de soi.
Les premières idées de changement sont arrivées par les personnes accueillies elles-mêmes à travers les réunions du CVS (conseil de vie sociale) notamment. Assez rapidement, les résident·e·s ont mis en avant la pertinence d’aller se confronter seul·e·s à l’extérieur et/ou à leur environnement habituel avant d’y revenir définitivement. Pour pouvoir ainsi bénéficier d’une sorte de sas de décompression avec plusieurs moments de débrief, à la fois en collectif et en individuel, avant le retour à leur domicile.
Après réflexion en équipe, les premières sorties non accompagnées ont commencé, environ un an après l’ouverture du centre. Leur cadre était : durant le week-end de la cinquième semaine, du samedi 10h au lundi 10h avec comme proposition de continuer d’expérimenter une abstinence comme convenu dans le contrat de départ.
La réalité a montré que les choses n’étaient pas aussi simples et nous avons souvent dû ajuster nos accompagnements à un projet de gestion des consommations avec réduction des risques lors des départs en week-end. Dans cette même idée d’ouverture, la possibilité de recevoir la visite d’un proche a été mise en place durant la quatrième semaine. Cette visite à visée thérapeutique était effectuée uniquement à la demande des résident·e·s et médiatisée par un·e membre de l’équipe.
La structure a sollicité un laboratoire de recherche et obtenu un financement exceptionnel de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) pour lancer une étude sur les bénéfices du programme thérapeutique résidentiel de Kairos et l’impact de celui-ci à long terme. Cette étude s’est déroulée sur deux ans, entre 2013 et 2015. Les participant·e·s, sur une base volontaire, s’engageaient à participer à trois entretiens : en début de séjour, en fin de séjour et six mois après la sortie.
Les résultats de cette recherche scientifique ont montré que plus les gens s’étaient sentis protégés, dans un cadre bienveillant, soutenant, sécurisant mais relativement fermé, plus le retour dans leur quotidien s’en trouvait difficile à gérer, le contraste était trop fort et vécu comme « violent ».
Nous nous sommes ainsi rendu·e·s compte que, malgré nos intentions, nous mettions en place et entretenions un effet bulle ou cocon qui provoquait, pour les personnes accueillies, la sensation d’être lâchées à la sortie, renforçant un sentiment de solitude devenu plus grand qu’avant leur arrivée.
Suite à cette recherche et à nos constats, nous avons pris la décision de mettre en place des moments de sorties non accompagnées. La première fut proposée à deux groupes mélangés qui de fait étaient à des temporalités différentes de leur séjour, un des objectifs étant que les « ancien·ne·s » soutiennent les « nouveaux·elles ». Le cadre de cette sortie reprenait le règlement intérieur du centre, à savoir l’interdiction des consommations. Un autre objectif était de passer un moment convivial, d’expérimenter des activités reproductibles au quotidien et de gérer des envies de consommation éventuelles en dehors de la structure.
Ces temps ont été bénéfiques pour certain·e·s et ont pu contribuer à sortir de la « bulle résidentielle » en remettant les personnes dans un contexte plus réel. Pour d’autres, ils ont généré des difficultés comme celles de se retrouver dans le vide et d’être rattrapé·e·s par de trop fortes envies.
Si ces moments pouvaient être révélateurs de là où en était la personne, nous avons souvent eu du mal à accompagner les retours dans le collectif de gens sous l’effet de l’alcool essentiellement et mettant à mal les autres résident·e·s. La sortie ne durant que deux heures, les plus vulnérables avaient en effet tendance à rechercher de l’intensité en consommant une grande quantité en peu de temps, se mettant parfois en danger. De même pour le week-end de sortie de la cinquième semaine, un certain nombre de personnes ayant consommé ne revenaient pas au centre, mettant en avant après coup, un fort sentiment de culpabilité, de déception, voire même de trahison vis-à-vis de l’équipe.
Suite à ces constats, le cadre des sorties a été repensé. Premièrement, le week-end de sortie a été déplacé à la quatrième semaine, afin d’avoir plus de temps pour travailler sur les difficultés éventuelles des actient·e·s. Deuxièmement, pour la sortie de deux heures, les gens étaient invités à sortir par groupe de référence (petit groupe de quatre ou cinq) et les consommations n’étaient plus interdites. Ces sorties se sont intégrées, au fur et mesure, au programme thérapeutique comme des temps de préparation à le sortie définitive.
Toutes ces prises de décision, effectuées sur plusieurs années, ont été réfléchies en équipe mais aussi durant de nombreux CVS (conseils de vie social), entretiens individuels et pendant les temps informels nombreux dans le soin résidentiel. Nous avons également échangé et ce à plusieurs reprises, avec des collègues travaillant en résidentiel sur les différentes méthodes qu’ils·elles pouvaient utiliser afin de sortir du clivage dedans/ dehors. Malgré tout, nous nous sommes heurté·e·s à de nombreuses résistances, à la fois de la part des professionnel·le·s mais aussi des résident·e·s.
Dans le cadre d’une formation « usager·ère·s-professionnel·le·s », toutes ces réflexions entre professionnel·le·s et questionnements des usagers et usagères ont donné naissance à un projet intitulé « accompagnement et/ou exposition à l’alcool ». Durant les premiers mois de l’expérimentation de cet atelier inédit, nous avons continué d’organiser des temps de réflexion toujours entre l’équipe et les actient·e·s.
Pourquoi uniquement l’alcool ? Parce qu’il nous est clairement apparu qu’il est à la fois légal, le plus répandu, le plus facile d’accès et donc le plus consommé durant les sorties. De plus, les personnes ayant terminé leur séjour disaient être confrontées à ce produit sans le vouloir et sans y être forcément préparées ; passer devant les terrasses des bars, invitations chez des ami·e·s et des repas en famille à titre d’exemples. C’est aussi souvent une consommation de compensation à d’autres produits plus difficiles à trouver et plus chers.
Cela fait maintenant presque un an que nous accompagnons, par groupe de référence, les personnes qui le souhaitent à une terrasse de café où elles ont le choix de boire jusqu’à deux unités d’alcool ou deux boissons soft. Le but est de recréer un contexte social qu’elles peuvent être amenées à vivre dans leur quotidien. Afin de préparer cet atelier, un journal de bord est remis aux personnes désirant faire cette expérience une semaine avant l’atelier. Elles peuvent y noter leurs appréhensions, les émotions que cela peut provoquer, les besoins qui y sont associés. Nous terminons par un débrief en groupe dont voici quelques extraits :
Depuis la mise en place des sorties autonomes et de l’exposition, nous constatons une diminution voire une absence de décisions de fin de prise en charge pour cause de consommation à l’intérieur du centre. Cet atelier permet de relâcher la pression due à la sortie quant aux relations sociales, familiales et à soi-même, et d’envisager une régulation des consommations sécures et pouvant être source de plaisir. Mais au-delà de la substance, cette expérience permet d’avoir une meilleure connaissance de ses fragilités, de ses ressources, de ses capacités et donc finalement de mieux se connaître en s’étant découvert.