mai 2004
Eric Moser et Alwin Bachmann (Contact)
La scène techno constitue un défi sans cesse renouvelé pour l’intervention en toxicodépendance. Elle réunit en effet de nombreux «ravers» jeunes et moins jeunes, dont la recherche d’un sentiment de communauté et de proximité, de sensations fortes et d’altérité est associée à une consommation non négligeable de substances psychotropes de toutes sortes.
Après les premières interventions réalisées dans les années 90, le Réseau Contact bernois reprend son travail sur la scène techno. Les expériences antérieures ont montré que la culture techno est faite d’un ensemble complexe de diverses sous-cultures. Malgré cette situation difficile, le Réseau Contact a pu mener à bien quelques interventions grâce aux connaissances acquises sur cette réalité actuelle et à une certaine forme de proximité avec la scène elle-même.
La musique techno est l’élément central de la «culture rave» (to rave = se déchaîner). Elle prend ses sources dans la musique électronique des années 70 (par ex. Krafwerk) et dans la Chicago House, la Detroit Techno et l’Electronic Body Music (EBM). La création de l’Acid House en 1987 constitue une étape importante de l’histoire de la techno et plus particulièrement de la culture des soirées techno. Les «Acid-Parties», illégales au début, sont à l’origine de la culture techno de masse.
1990 est considérée comme l’année de naissance de la techno. Les valeurs, la politique et l’esprit du temps ont alors connu une transformation fondamentale : la communication globale, le pluralisme des valeurs et le flux croissant d’informations induisent une forme d’anomie. Dans le cadre du changement social en cours, la techno devient un nouveau phénomène de masse, sous le slogan «one nation under a groove».
Aujourd’hui, la notion de «techno» est avant tout un terme fourre-tout cherchant à rassembler différents styles musicaux (par ex. Trance, Acid, Hardcore, etc.), un ensemble de formes de danses, de milieux idéologiques très divers et de toutes sortes de manifestations. La scène techno va de l’«underground» jusqu’au «mainstream». Cette diversité rend difficile une compréhension véritable de cette scène et de l’usage de drogues qui y est pratiqué.
La culture techno actuelle n’a rien à voir avec une culture de la rébellion, de la contestation politique ou du rejet des valeurs dominantes. Elle se caractérise plutôt par un retrait sur soi, une recherche personnelle et le vécu individuel et par une prise de distance vis-à-vis d’un monde extérieur perçu comme aliénant et triste proposé aux jeunes. On y fait face en manifestant explicitement sa différence de manière hédoniste. En référence à la nostalgie de la jouissance et des sensations fortes, la devise est «enjoy yourself», la vie quotidienne n’arrivant simplement pas à rivaliser avec la mise en scène techno. L’esprit du temps et l’organisation des loisirs vont de pair : l’accélération provoquée par les drogues et la musique répondent à l’accélération sociale, la pression à la performance vécue au quotidien se reflétant dans le désir quasi irrépressible de danser des nuits entières. La techno et les drogues sont donc étroitement combinées. La consommation de drogues illégales n’étant cependant justifiée par aucun fondement idéologique, il ne reste plus, pour assouvir cette faim insatiable de sensation, qu’une vague envie de «toujours plus». L’alternance continue entre ivresse et réalité quotidienne stimule ce désir, rendant la consommation toujours plus irréfléchie et excessive. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure le mode de consommation pratiqué dans le milieu techno se différencie de la consommation en général. Notre société risque ainsi de devenir une société de polytoxicodépendants permettant à toutes et à tous d’ingérer différents produits censés satisfaire tous leurs besoins (que l’on pense ici à la multitudes des médicaments psychoactifs disponibles).
De plus, le «clubbing» a fait son apparition au cours de ces dernières années. Des clubs bien implantés s’efforcent en effet de créer un environnement propice à la «dance culture» et accueillent une clientèle régulière qui profite abondamment de leur offre.
Il serait exagéré d’affirmer que la fréquentation de soirées techno implique automatiquement la consommation de substances psychotropes. Il n’en reste pas moins que le lien entre la techno et la consommation de ces substances est évident.
La plupart des drogues consommées contiennent des substances stimulantes provoquant des effets plus ou moins entactogènes 2 ou hallucinogènes ; c’est le cas, par exemple, des amphétamines et des produits qui en sont proches, dont l’ecstasy est le plus répandu. Dans une moindre mesure, on consomme aussi des substances calmantes.
La consommation de la plupart des drogues récréatives n’engendre pas de dépendance physique donnant lieu à des effets visibles, comme c’est le cas, par exemple, chez les personnes héroïnodépendantes. Elle comporte néanmoins des risques et des effets négatifs, tels que la déshydratation, des bouffées de chaleur, des signes d’intoxication, des troubles du sommeil, des troubles psychiques (dépressions, psychoses), une dépendance psychologique, une polytoxicodépendance, etc.
Le niveau d’information est variable d’une personne à l’autre et dépend des intérêts et des expériences de chacun-e. On peut ainsi rencontrer des «ravers» qui, du fait de leur longue expérience dans le milieu techno et de l’usage des diverses drogues qui y circulent, sont devenus de vrais experts en la matière. Diverses enquêtes ont cependant montré que le groupe d’âge qui consomme le plus de drogues dans les soirées (les jeunes de moins de 20 ans) est aussi celui qui est le moins bien informé sur les risques liés à cette consommation et sur les moyens permettant de réduire ces risques (67% des jeunes interrogés étaient insuffisamment informés).
La difficulté majeure à laquelle se heurte le travail de prévention tient d’abord à l’hétérogénéité du groupe cible. Pour réussir à toucher le public des soirées techno, il faut ensuite se présenter comme un interlocuteur crédible et proche de la scène. Les messages de prévention doivent encore être formulés de manière acceptable. Renoncer à dicter des interdits en exigeant l’abstinence et promouvoir une acceptation réciproque, voilà les conditions les plus propices à des interventions de prévention dans le milieu techno.
Un autre problème tient aux clubs eux-mêmes. Beaucoup de propriétaires de clubs rechignent en effet à collaborer avec des intervenants en toxicodépendance, car ils craignent que la réputation et l’image de leur club pourraient en souffrir.
Tout le monde sait que les jeunes amateurs de soirées techno sont nombreux à y consommer des drogues, prenant ainsi à maints égards des risques excessifs – allant jusqu’à risquer de devenir à brève échéance des polytoxicodépendants «classiques». Partant du constat que l’on a ici affaire à quelque chose d’inéluctable, il faudrait au moins que les amateurs de soirées techno deviennent des consommateurs avisés et conscients des risques. Il est donc essentiel de leur faciliter l’accès à des informations crédibles et à des centres d’accueil professionnels et de repérer les cas à risque le plus tôt possible.
Afin de garantir un dépistage précoce et une orientation pertinente et de trouver un moyen d’accéder directement à la scène techno, il est opportun et nécessaire de collaborer avec les organisateurs de soirées et les propriétaires de clubs. Les deux parties peuvent d’ailleurs en tirer profit. Les organisateurs et propriétaires de clubs ne sont ainsi pas laissés seuls face aux soucis que leur cause une certaine partie de leur clientèle et les intervenants en toxicodépendance sont tenus au courant de l’évolution de la scène et des problèmes posés. Les propriétaires de clubs et les organisateurs de soirées sont en mesure de contribuer concrètement à la réduction des risques en se déclarant prêts à respecter les codes définis sous un label «safer clubbing» et à créer, au sein du club, des conditions permettant de garantir une réduction des risques (en assurant par exemple un accès à l’eau courante, des locaux de repos (chill-out), une limitation du bruit, etc.).
Les stratégies opérationnelles mises en œuvre par le Réseau Contact sur la scène techno poursuivent elles aussi les buts définis ci-dessus. Le projet «Pilot P» (P pour «Partydrugs») en constitue le noyau central. Il s’agit d’un projet de prévention novateur, mis en œuvre dans le cadre même des soirées techno et permettant donc d’y toucher directement les consommateurs/trices. Le projet est centré d’une part, sur la diffusion de messages de prévention et d’information objectifs et crédibles et, d’autre part, sur la détection précoce des jeunes en situation à risque et leur orientation vers des services compétents si nécessaire. Les consommateurs/trices peuvent s’informer auprès d’un stand d’information, où leur sont proposés des papillons et des entretiens avec un-e spécialiste pour savoir comment ils peuvent réduire les risques liés à la consommation. Pour l’essentiel, le message reste le même que lors du projet antérieur «Pilot E» : «Il n’y a pas de consommation de drogues sans risques. Si l’on entend éviter ces risques, on ne consomme pas de drogues. Si l’on en consomme quand même, il convient de s’informer pour minimiser les risques et les dommages possibles. » Lors de chaque intervention, un-e représentant-e du centre régional du Réseau Contact est présent pour faciliter l’accès au centre d’accueil local et permettre soit de mettre un terme à la consommation, soit de prévenir le risque de développer une dépendance.
Afin de recueillir des informations objectives et de pouvoir ensuite les communiquer directement aux personnes concernées, Pilot P travaille conjointement avec un laboratoire d’analyse mobile HPLC (High Performance Liquid Chromatograph) installé sur le lieu même où la soirée se déroule. Ce laboratoire permet de procéder à une analyse précise, qualitative et quantitative, des échantillons de drogues. Les consommateurs/trices ont ainsi la possibilité de faire contrôler par un chimiste les substances (pilules, poudre, capsules) pour savoir si elles contiennent des additifs dangereux ou un dosage trop élevé avant de les consommer. Pour pouvoir bénéficier d’une telle analyse, le jeune doit participer à un bref entretien de conseil et à une interview, deux travailleurs sociaux étant présents à cet effet lors de chaque intervention. Les résultats des analyses de laboratoire et les interviews permettent de dégager les tendances de la consommation et de tenir à jour les informations à donner lors des interventions dans les soirées techno. Le suivi actif des développements actuels et les informations concernant la diversification des drogues récréatives sont particulièrement importants à cet égard.
Grâce au soutien apporté par la Direction de la santé publique et de la prévoyance sociale du Canton de Berne, le projet peut être financé par le Fonds d’aide aux dépendances. Le financement de Pilot P est ainsi garanti pour deux ans (fr. 65000.- par an). Pour la première année (2004), on prévoit de 6 à 8 interventions, et 12 à 14 pour la deuxième année (2005). On arrive à toucher environ 80 ravers par manifestation. Cela signifie qu’un total de l’ordre de 1600 personnes pourront profiter de cette offre pendant les deux ans prévus pour le projet. Si l’on tient compte d’un probable effet multiplicateur, le nombre des bénéficiaires s’en trouvera doublé, voire triplé.
La direction stratégique de Pilot P est assurée par le Réseau Contact, le Service cantonal des affaires sociales et le Service du pharmacien cantonal, le Ministère public et la Police cantonale. La direction opérationnelle se trouvant au Centre régional de Bienne, on a la garantie que la partie francophone du Canton sera prise en compte par le projet Pilot P, ce qui n’était pas le cas dans le précédant projet Pilot E.
Les évaluations du projet Pilot E ont montré qu’un tel projet est bien accepté par le public concerné. L’acceptation et la crédibilité des informations et des conseils proposés induisent des changements de comportement dans le sens d’une consommation de drogues moins dommageable pour la santé. Une étude réalisée dans l’UE a en outre montré que le testing des drogues est une méthode adéquate pour faire passer de manière convaincante et durable des messages allant dans le sens de la réduction des risques et promouvoir ainsi, s’il y a déjà consommation, un usage «mature» de drogues.
La pratique d’un usage mature de drogues doit être considérée comme une tâche de développement qui ne peut pas se réaliser dans le contexte d’une politique répressive en la matière. Des décennies de prohibition ont bien montré que l’interdiction pesant sur les drogues n’empêche pas les jeunes d’en consommer. Aussi les spécialistes des drogues sont-ils toujours plus nombreux à tabler sur l’acquisition de compétences permettant d’en gérer l’usage plutôt que sur les interdits.
Dans le cadre d’une orientation visant une prise de conscience des risques, les intervenants en dépendances peuvent transmettre aux consommateurs des informations sur les effets et les dommages possibles des substances que ceux-ci transmettent à leur tour à d’autres consommateurs (effet multiplicateur). Cette circulation d’informations entre pairs, marquée jusqu’ici par une connotation très subjective et nourrissant pas mal de mythes, gagne ainsi en objectivité grâce aux analyses de drogues proposées et aux conseils des professionnels.
Etroitement lié au Streetwork biennois, Pilot P dispose ici d’un avantage décisif, car l’équipe du Streetwork a soutenu des jeunes amateurs de techno dans la création de l’association Aware Dance Culture. La collaboration avec ces jeunes permet d’adapter les informations et les interventions de façon optimale à la culture techno. Le réseau mis en place entre Pilot P, Streetwork et ce groupe de pairs permet aussi d’assurer au mieux le dépistage précoce des adolescents et des jeunes adultes ayant besoin d’aide et de les adresser aux services compétents.
En conclusion, l’implication d’intervenants en toxicodépendance, les contacts directs avec la scène techno et la participation active de jeunes amateurs de techno sont trois piliers essentiels garantissant une stratégie d’intervention cohérente dans ce milieu complexe.