mai 2004
Donald Ganci, travailleur social, directeur de Streetwork Zurich
Service d’éducation en milieu ouvert, Streetwork est une prestation de l’aide ambulatoire en matière de drogues proposée par la Ville de Zurich. En complément de ses prestations traditionnelles sur diverses scènes de la drogue et points chauds de la ville, ce service propose, depuis 1998, un programme de réduction des risques dans les soirées et les clubs techno. On s’est en effet vite aperçu que les moyens habituellement utilisés dans le travail de rue ne permettaient pas d’atteindre les amateurs/trices de techno de manière satisfaisante. Alors que l’on avait toutes les raisons de penser qu’avec ses nombreux clubs et sa Streetparade, la métropole techno qu’est Zurich compte un nombre élevé de jeunes qui font une consommation régulière et importante de drogues récréatives, on savait en fait peu de choses sur leur consommation effective et les dépendances qui en découlent et il n’y avait guère d’informations visant à réduire les risques.
Toutes ces raisons ont conduit la délégation aux questions liées à la drogue de la Ville de Zurich à donner mandat, en 2001, au service de l’aide ambulatoire en matière de drogues de développer et de mettre en œuvre des mesures additionnelles de prévention secondaire portant sur les drogues récréatives. Ces mesures visent les buts suivants :
Dans un premier temps, une brochure destinée aux amateurs/trices de soirées techno a été rédigée en collaboration avec le Bureau suisse pour la réduction des risques liés aux drogues et avec Eve&Rave Schweiz. Présentée de manière attractive, cette brochure propose des informations concernant les drogues récréatives que l’on trouve dans les soirées et les précautions d’usage qu’elles impliquent. Une telle possibilité de s’informer spécifiquement sur ces drogues n’existait pas jusque-là en Suisse alémanique. Depuis lors, cette brochure d’information est distribuée à l’occasion de ces soirées et connaît un grand succès. De plus, Streetwork Zürich met à disposition un site Internet à l’adresse www.saferparty.ch. Ce site propose lui aussi des informations relatives aux risques et aux dangers liés aux drogues récréatives, ainsi qu’une possibilité de consultation en ligne. Ce service anonyme d’information et de conseil permet d’atteindre une efficacité large et durable, indépendamment des manifestations proprement dites. Ce site Internet est visité quotidiennement par plus de 80 personnes.
Ce sont pourtant les tests de pilules lancés en octobre 2001 lors de soirées et dans des clubs techno en ville de Zurich qui ont particulièrement attiré l’attention du grand public. Pour réaliser ces tests, un partenaire compétent a été trouvé au Service du pharmacien cantonal de Berne, qui avait déjà une expérience des analyses réalisées sur le terrain dans le cadre du projet pilote E de la Fondation Contact.
En proposant ces tests attractifs aux amateurs/trices de techno, on vise à entrer plus facilement en contact avec ce groupe cible pour pouvoir ainsi déployer une action de prévention (secondaire) et de réduction des risques. Les pilules en circulation sont analysées pour déterminer ce qu’elles contiennent et à quels dosages, car seuls des faits avérés permettent de mettre en garde contre des substances ou des dosages pouvant comporter un risque mortel ou des effets inattendus.
Chaque test est obligatoirement accompagné d’un entretien servant à informer sur les risques inhérents à la consommation des différentes drogues récréatives et la manière de les éviter. Ces entretiens permettent souvent d’aller plus loin et d’aborder la situation individuelle des consommateurs/trices. Bien que l’attention du grand public et des spécialistes ait été retenue prioritairement par la notion de «tests de pilules», les entretiens individuels sur place ont occupé une place au moins aussi importante que les analyses de substances dans les finalités, comme l’illustraient déjà les buts définis initialement.
La raison majeure du scepticisme qui fut le mien au début en tant que directeur de ce projet tenait à la crainte que les gens qui consacrent leurs fins de semaine et leurs loisirs à danser et à se laisser aller n’aient guère envie de passer une partie de ce temps à s’entretenir avec un travailleur social. Or ces craintes n’ont aucunement été confirmées. L’intérêt manifesté par les jeunes fréquentant ces soirées pour les informations et les conseils que nous leur proposions a en effet largement dépassé nos attentes. Pour qu’il en soit ainsi, il faut évidemment que les conseillers/ères adoptent une attitude acceptante et s’adressent aux personnes concernées dans un langage adéquat.
En décidant de proposer des analyses de pilules, notre intention n’était pas d’intervenir lors de grandes manifestations regroupant des milliers de participant-es, mais dans des manifestations plus restreintes, organisées notamment par des clubs. En raison de l’intérêt médiatique qu’elles suscitent, les grandes manifestations telles que la Streetparade, la Halloweenparty et Energy offrent évidemment la possibilité de diffuser largement des mises en garde, des règles de prudence et des informations générales sur les risques liés à la consommation de drogues, la notoriété ainsi conférée à cette question diminuant la crainte des jeunes d’entrer en contact avec des travailleurs sociaux et des collaborateurs de laboratoires. Il est cependant rare que nous trouvions le public cible qui est le nôtre dans de telles manifestations. Nous avons en effet vite constaté que la plupart des gens qui y participent ne fréquentent de telles manifestations que deux ou trois fois par année et ne consomment des drogues récréatives qu’à ces occasions-là. Une infime minorité d’entre eux présentent donc des troubles liés à une consommation régulière de drogues ou un risque de dépendance. C’est dans de petits clubs que nous avons rencontré les groupes véritablement à risque. Beaucoup de ces jeunes fréquentent ces clubs chaque fin de semaine et certains d’entre eux consomment aussi des drogues récréatives chaque fin de semaine, voire plus souvent, et parfois depuis assez longtemps. Pendant la semaine, ils consomment surtout du cannabis et de l’alcool. Les entretiens ont permis de mettre en évidence chez eux des comportements addictifs, des problèmes dans la vie quotidienne, une adolescence difficile et d’autres signes typiques d’une consommation excessive et risquée de drogues.
Nous n’avons jamais dû «forcer» un jeune à participer à l’entretien accompagnant obligatoirement chaque test. Ces entretiens suscitent en effet un intérêt au moins aussi grand que les analyses. En règle générale, nous réalisons en une soirée deux à trois fois plus d’entretiens que nous ne pouvons assurer de tests (par manque de temps). Les jeunes manifestent un besoin très réel d’informations à propos des risques et des dangers inhérents à leur propre consommation de drogues. Ils sollicitent ces informations et y consacrent volontiers le temps nécessaire.
Une analyse chimique pratiquée sur place dans le labo mobile dure de 20 à 30 minutes. Au cours d’une intervention durant huit heures, on peut ainsi réaliser 21 analyses au maximum. Cela peut paraître peu au premier abord. Or, si nous partons de l’hypothèse que, dans un club accueillant 400 clients, 100 jeunes consomment des drogues récréatives et que la même substance a été vendue à plusieurs clients, le nombre des diverses drogues en circulation dans le local diminue fortement et nous avons donc une bonne vue d’ensemble des principales drogues et pilules qui y circulent. En reprenant ces 100 clients consommant des drogues et en comptant qu’à trois personnes, nous avons réalisé 50 entretiens en 8 heures et qu’en plus, 80 brochures d’information ont été distribuées aux personnes faisant partie du groupe cible, notre présence sur place a eu de grands effets.
Au cours des dix-huit mois qui se sont écoulés depuis le lancement du projet, 14 soirées de test ont été organisées en ville de Zurich. On y a testé 202 substances et réalisé 557 entretiens d’environ 30 minutes. Lors de tous les entretiens réalisés conjointement à un test, les jeunes remplissent un questionnaire anonyme. Leurs réponses nous permettent d’en savoir plus sur le comportement des consommateurs, la fréquence de la consommation, les différents types de drogues consommées et les comportements à risque.
Les diagrammes ci-dessous donnent un premier aperçu de la situation en matière de drogues récréatives en ville de Zurich.
Fréquence de la consommation selon le groupe d’âge (202 personnes interrogées)
On constate que
Degré d’information à propos des risques et des dangers liés aux drogues récréatives
(sur la base d’un choix de questions portant sur la conscience du risque)
On constate que le groupe à risque où la consommation est la plus fréquente – à savoir celui des jeunes jusqu’à 20 ans -, est aussi le groupe où les risques de la consommation et les facteurs protecteurs (safer use) sont mal connus et où l’on observe par conséquent les comportements les plus dangereux.
A eux seuls, ces quelques chiffres confirment que la transmission d’informations et la sensibilisation aux risques liés à la consommation de drogues récréatives sont particulièrement importantes auprès des adolescents qui participent à de telles soirées.
En plus de nos doutes au sujet de l’intérêt que notre offre susciterait auprès des amateurs de parties, nous nous demandions aussi, au début du projet, si les organisateurs de ces soirées seraient suffisamment disposés à coopérer avec nous.
Au moment de lancer les tests, notre difficulté majeure fut en effet de trouver des organisateurs qui soient d’accord de mettre à disposition leur club ou leur manifestation pour y réaliser des tests. Une certaine méfiance à l’égard des travailleurs sociaux et des institutions publiques en général et vis-à-vis d’un projet consistant à tester officiellement des drogues en particulier peut expliquer le peu de disposition à coopérer à laquelle nous nous sommes heurtés initialement. En outre, nombreux étaient les organisateurs qui ne voulaient pas reconnaître que l’on consommait des drogues dans leurs locaux. Accepter que l’on y procède à des tests aurait signifié pour eux avouer publiquement que l’on consomme des drogues dans leur club.
En réponse à cette méfiance, nous avons organisé une «Table ronde» réunissant des représentants des organisateurs privés, de la police communale en tant qu’instance délivrant les autorisations pour de telles soirées, du service des urgences de la Ville de Zurich et des collaborateurs de Streetwork. Pour la première fois, toutes les instances parties prenantes de ces soirées ont ainsi eu l’occasion de discuter ensemble des problèmes posés, d’y apporter des solutions et d’améliorer leur collaboration.
Une telle «Table ronde» est maintenant organisée à intervalles réguliers. Depuis lors, la disposition des organisateurs à accepter que l’on procède à de tels tests est un problème réglé, ce qui a grandement contribué à faciliter notre travail. De plus, tous les autres participants à la «Table ronde» en tirent eux aussi des bénéfices : on y pratique un échange régulier sur les dispositifs de sécurité, les expériences en cas de problèmes avec les dealers, les violences, etc. Le service des urgences a par exemple proposé un exposé concernant les conditions d’intervention sur le terrain. Sur l’initiative des propriétaires de clubs et à leurs frais, on est en train de mettre au point un aide-mémoire à l’intention du personnel des clubs. La police du commerce va elle aussi présenter son domaine d’intervention et faire valoir ses souhaits en vue d’une meilleure collaboration avec les services de sécurité privés. Des cours de réanimation à l’intention du personnel des clubs sont en préparation. Il existe actuellement un groupe de travail, réunissant des organisateurs et des propriétaires de clubs, qui met au point des critères de qualité dans les domaines de la santé, de la sécurité et de la prévention en matière de drogues.
En plus du travail direct avec les amateurs de techno et de leur sensibilisation par les entretiens et les tests, une contribution à la prévention dans ce milieu se met ainsi en place à l’échelon supérieur. Parallèlement à l’influence sur les comportements des «ravers» eux-mêmes, cela permet également d’influencer positivement les conditions régissant ces soirées. Agir sur les comportements et sur le contexte: voilà les principes essentiels qui fondent notre travail.