mai 2004
Karin Rüfenacht (Aware Dance Culture) ; Alwin Bachmann (Streetwork Bienne)
En anglais, la notion de peergroup (groupe de pairs) désigne un groupe d’adolescent-es ou de jeunes adultes de même âge ou partageant les mêmes intérêts. C’est dans un tel groupe que se poursuit le processus de socialisation commencé au sein de la famille. Le groupe de pairs aide le jeune à grandir en poursuivant son développement, à se trouver une place dans la société et à s’autonomiser par rapport à sa famille. Les adolescent-es et les jeunes adultes s’identifient fortement à la culture et au milieu auxquels ils se sentent appartenir. Il n’est pas rare qu’ils s’opposent à toute influence du «monde des adultes». Ils développent ainsi une sorte de résistance vis-à-vis de tout ce qui vient des adultes, ce qui les rend peu réceptifs aux offres traditionnelles relevant du travail social et de la prévention.
Si l’on entend les sensibiliser à certaines réalités, valeurs et comportements, il convient donc d’adapter les messages de prévention à la culture prévalant dans leur groupe de pairs. Les messages doivent en effet être formulés de manière à ce qu’ils soient acceptables pour leurs destinataires. Autrement dit, pour toucher véritablement et durablement le groupe visé, il faut une source d’informations et un médiateur fiables, des moyens de communication adaptés et une bonne connaissance de la culture jeune.
C’est la raison pour laquelle les jeunes actifs, bien intégrés à la scène, conscients des problèmes et formés en conséquence sont les médiateurs les plus efficaces pour faire passer des messages de prévention.
Dans les domaines de la prévention concernant les dépendances, la violence et la sexualité, les interventions mises en œuvre par les pairs (on emploie également la notion de peer-education) sont des interactions entre personnes de même statut (dans le sens qu’elles disposent d’expériences psychosocioculturelles communes). Les compétences et les ressources des jeunes du même âge, vivant des problèmes semblables et disposant d’un statut égal sont mises à profit pour promouvoir et préserver la santé. La prévention par les pairs consiste en un partage d’informations relatives à la santé, d’attitudes et de modes de comportement entre des jeunes qui se ressemblent à l’intérieur d’un groupe social donné. Le but est de rendre les gens capables de mettre en œuvre leurs propres ressources et celles de leur réseau social pour contribuer à leur manière à la réduction des risques et des dommages (dans le sens d’une aide à s’aider soi-même).
Faire intervenir des pairs est considéré comme particulièrement pertinent pour la prévention des problèmes de drogues, car les professionnels adultes ont souvent de la peine à entrer dans le milieu de la drogue, particulièrement dans l’univers de la techno. Les amis, les connaissances, voire des inconnus de même statut y ont accès beaucoup plus facilement et sont de toute façon les principaux vecteurs de messages et de compétences concernant la consommation de drogues. Disposant d’une certaine expertise sur les modalités d’action et d’utilisation et sur les dangers des diverses substances, les pairs expérimentés et/ou formés sont aussi en mesure de faire passer des messages de prévention.
On assiste à une augmentation constante des projets de prévention par les pairs ; cela tient notamment au fait que les méthodes traditionnelles de prévention se sont assez souvent révélées peu efficaces. A maints égards, faire intervenir des pairs semble particulièrement pertinent lorsqu’il s’agit de promotion de la santé. Parce que les jeunes les considèrent comme crédibles, les pairs peuvent en effet les amener à réfléchir à leurs comportements et à y apporter des changements.
Du point de vue théorique, cela s’explique par la théorie de l’apprentissage social : les pairs jugés crédibles fonctionnent comme modèles positifs et comme personnes clés dont les autres tendent à imiter les comportements raisonnables.
Les développements plus récents de la notion d’empowerment jouent aussi un rôle essentiel dans la théorisation de la prévention par les pairs. L’intervention par les pairs est conçue de manière à permettre à des groupes cibles déterminés d’acquérir les compétences nécessaires pour pouvoir organiser leur mode de vie de manière autonome. En adoptant des attitudes constructives et des modes de comportement favorables à la santé, les pairs eux-mêmes et les jeunes visés acquièrent des compétences qui leur permettent de prendre leur existence en main en étant mieux informés, plus sûrs d’eux-mêmes, plus aptes à communiquer et à développer leurs ressources personnelles. Les comportements étant appris dans le cadre d’interactions au sein du groupe (sous-culture), les pairs, une fois bien acceptés par le réseau du fait de leurs activités permanentes, peuvent agir positivement sur les valeurs, les normes et les codes de conduite adoptés par ce groupe.
A l’heure actuelle, on dispose encore de peu de connaissances scientifiques sur l’efficacité de la prévention par les pairs. Beaucoup d’auteurs sont cependant convaincus de cette efficacité – notamment parmi les pairs eux-mêmes. On dispose en tout cas de résultats indiquant que cette méthode d’intervention contribue notablement au renforcement de la personnalité des membres du groupe et à leur développement en général, en leur permettant de se construire une identité, de bénéficier d’un soutien affectif, d’une aide à se séparer de leurs parents et d’acquérir des valeurs et normes nouvelles. Les données empiriques existantes permettent en outre de dire que les interventions des pairs sont effectivement de nature à transmettre davantage d’informations sur les drogues et les modes de consommation et de modifier les attitudes vis-à-vis de cette dernière. On ne peut pourtant pas encore tirer de conclusions définitives quant aux changements durables des comportements.
La diversité des substances psychoactives et leur consommation ont fortement augmenté sur la scène techno au cours de ces dernières années. Selon certaines études, 40 à 90% des jeunes qui fréquentent ces soirées consomment régulièrement ou occasionnellement des produits psychotropes. On considère que les principaux problèmes sont la tendance croissante à mélanger différentes substances et l’abaissement de l’âge des consommateurs et des dealers. Ces très jeunes consommateurs étant souvent mal informés, ils encourent des risques difficilement mesurables pour leur santé physique et psychique. Afin de minimiser les risques et les dommages, il est nécessaire d’adapter la prévention secondaire dans le milieu techno. Pour ce faire, il convient de récolter et d’évaluer les données médicales, pharmacologiques, psychologiques, sociologiques, ainsi que les connaissances sur la scène elle-même. Des projets proches de la scène, tels que la prévention par les pairs décrite plus haut, se prêtent particulièrement bien à la diffusion des connaissances ainsi rassemblées.
Après plus de dix ans d’existence de la culture techno en Suisse, la scène a considérablement évolué. Le besoin d’information des consommateurs, des multiplicateurs et des institutions reste important. Aware Dance Culture est une organisation pratiquant sur cette scène l’information sur les drogues et la prévention. Elle s’est inspirée d’autres projets analogues, comme Crew2000 (GB), Eclipse Berlin (D), Eve&Rave (D/CH), Prevtech (CH) entre autres.
Ce programme bilingue a été créé en mai 2002 avec l’aide de Streetwork Biel/Bienne. Il compte une quinzaine de collaboratrices et collaborateurs âgés de 18 à 27 ans et parlant le français et l’allemand. Ces personnes s’intéressent à la scène techno de la région de Bienne et la connaissent de l’intérieur. Certains d’entre eux ont une expérience personnelle des drogues récréatives, mais ce n’est évidemment pas une condition pour l’engagement. Les collaborateurs/trices viennent d’horizons professionnels très divers. Grâce à la diversité des caractères, des compétences et des classes d’âge et à la familiarité avec le monde de la techno, les conditions sont réunies pour réussir à toucher le groupe hétérogène des amateurs de soirées. Depuis mai 2002, les membres se réunissent une fois par mois, ce qui permet au groupe d’aborder des questions d’organisation et de préparer la suite du planning. Pour assurer les tâches administratives de manière autonome, un poste de secrétariat à temps partiel a été créé; il est occupé par deux membres de l’association.
L’association est organisée en différents groupes qui travaillent en réseau. En fonction de leurs intérêts et de leurs compétences, les membres peuvent faire partie de différentes équipes : stands events, formation continue et ateliers, relations publiques, web et matériel d’information. Le secrétariat assure la circulation de l’information.
Le groupe cible d’Aware Dance Culture est essentiellement le public fréquentant les soirées techno et plus particulièrement les consommateurs/trices de drogues récréatives et leurs proches. L’association entretient aussi des contacts avec les organisateurs de soirées, les propriétaires de clubs et les services de sécurité et souhaite établir des collaborations en vue d’assurer de bonnes conditions sanitaires dans les clubs et les soirées.
Le but premier d’Aware Dance Culture est le dépistage précoce des consommateurs/trices particulièrement en danger et la réduction des risques et des dommages dans le milieu techno. Différentes mesures visent à sensibiliser ce milieu aux risques et aux impératifs de santé et de renforcer les compétences permettant soit de renoncer aux drogues soit d’en faire une consommation prudente. Les personnes concernées doivent en effet apprendre à devenir des consommateurs adultes, qui réfléchissent à ce qu’ils font et en assument la responsabilité. Pour que le milieu de la communauté techno puisse agir de manière vraiment compétente et constructive, il faut sensibiliser les personnes qui y sont bien intégrées en leur proposant une formation assurée par des pairs formés eux-mêmes et par des centres spécialisés. Pour réussir à diffuser des connaissances et des informations fondées, le mieux est de compter sur l’effet boule de neige (multiplicateurs).
En s’associant avec d’autres acteurs (spécialistes, organisateurs, DJ’s, autorités, public, etc.), le groupe a par ailleurs pour but de réunir les informations scientifiques et les connaissances de la scène pour les mettre en forme et les diffuser ensuite dans le milieu concerné. En procédant ainsi, Aware Dance Culture ne s’adresse pas qu’à l’extérieur, mais aussi à ses propres membres qui ont des problèmes de consommation en leur proposant un cadre sécurisant, dans lequel ils trouveront des ressources en parlant avec d’autres membres.
La majorité du travail fourni est assurée bénévolement par le groupe (séances de coordination, formations continues internes, recherches personnelles concernant les scènes, les tendances, les substances). En attestation du travail fourni, les membres reçoivent un certificat délivré par «Action bénévole». Sous la forme d’un dossier personnel, ce certificat comporte des documents pouvant être utilisés lors d’une postulation ou d’une reprise d’activité professionnelle (pour plus d’informations, www.sozialzeitausweis.ch / www.benevol.ch).
Seule la présence aux stands est rémunérée, car le travail sur le terrain (stands) demande un engagement important et une grande discipline, et répond à des besoins relevant de l’utilité publique.
Le financement de l’association est assuré pour deux ans par le Bureau suisse pour la réduction des risques liés aux drogues BRR (43110 francs en 2003 et 26410 francs en 2004). Le projet a pu être réalisé grâce à cette aide au démarrage et au soutien du Streetwork Biel/Bienne.
2004). A l’issue des ces deux années, l’association devrait pouvoir s’autofinancer par ses propres recettes (manifestations à but lucratif, cotisations, vente de livres, etc.), des contributions de sponsors et de donateurs et avec l’aide des services publics qui la reconnaîtront comme institution d’utilité publique.
Tenue de stands (drogues récréatives) sur le lieu de soirées techno
Le groupe assume environ deux présences par mois dans un certain nombre de manifestations se déroulant dans la région de Bienne et de Berne et parfois dans d’autres régions. Un stand d’information est installé, avec l’accord ou sur demande de l’organisateur, dans un endroit tranquille. On y distribue gratuitement du matériel de prévention: feuillets d’information, tampons auriculaires, préservatifs, glucose et comprimés de sels minéraux. En cas de besoin, de l’eau et des fruits sont distribués d’entente avec les organisateurs.
Ces stands permettent de nouer sur place des contacts avec le groupe cible. De deux à quatre conseillers y sont présents et peuvent être consultés à tout moment à propos de questions relatives aux drogues récréatives, au safer use, à la santé, à la dépendance, au safer sex, etc. A côté des entretiens d’information et de conseil, les clients sont dirigés, en cas de besoin, vers des centres spécialisés. La présence régulière sur la scène permet de maintenir des contacts et de se faire une idée des tendances récentes en matière de consommation de drogues et des problèmes qui en découlent.
Offre sur Internet
Le site Internet de l’association www.awaredance.ch est disponible depuis fin avril 2004. A côté d’informations sur l’association et ses activités, il propose des informations sur les substances plus ou moins connues contenues dans les drogues récréatives, ainsi que sur l’alcool, le tabac et le cannabis. Une place particulière y est accordée aux informations relevant de la promotion de la santé et de la réduction des risques. Les visiteurs peuvent notamment y apprendre comment il convient de se comporter en cas d’urgence. Les services proposés comportent des mises en garde contre des substances actuellement en circulation et une aide personnelle. Les conseillers présents sont des membres formés à cet effet. Une connexion directe avec Streetwork Biel/Bienne est en outre proposée.
Sessions de perfectionnement et d’information
Les sessions de perfectionnement organisées par l’association (groupe de travail ‘formation continue et ateliers’) portent sur l’information sur les substances, les premiers secours en matière de drogues et le travail de conseil. Ont eu lieu jusqu’à présent un cours de premiers secours (animé par des spécialistes des urgences), un cours sur le travail de conseil (animé par un travailleur social) et un cours sur les substances elles-mêmes. Il est prévu de répéter ces cours de manière régulière.
Les participant-es au cours sont avant tout des membres de l’association qui pourront, en tant que pairs, diffuser au sein de la culture techno les connaissances qu’ils auront acquises. De plus, l’association organise également des séances publiques d’information. A l’avenir, il est prévu d’organiser des cours et des séances d’information dans les écoles, des associations de parents, etc. Dans le cadre de la campagne Saferclubbing, on pourrait aussi envisager d’organiser des cours à l’intention du personnel employé dans le cadre des clubs et des manifestations.
Organisation de manifestations à but lucratif
L’organisation de manifestations à but lucratif permet au groupe de s’adresser au public et de gagner de l’argent pour financer ses activités. Par ailleurs, l’association contribue à la promotion de la culture techno en proposant aux jeunes de la scène d’apprendre à organiser des soirées techno ayant valeur d’exemple.
Recherche
L’association s’efforce de rassembler et de diffuser les résultats les plus récents de la recherche. Elle organise également des enquêtes par questionnaire sur les comportements en matière de consommation lors des soirées techno. La planification et l’évaluation des enquêtes sont réalisées par des membres disposant des connaissances requises en matière de statistiques et de recherche sociale. Les résultats sont accessibles via notre site Internet.
Travail en réseau
Aware Dance Culture bénéficie pour une part du soutien et des conseils de Streetwork Biel/Bienne pour assurer la coordination, la formation et le perfectionnement. Lors des interventions dans la région de Bienne (stands notamment), un-e collaborateur/trice de Streetwok Biel/Bienne est normalement présent. Lors d’interventions dans d’autres régions, une collaboration est prévue avec les centres régionaux de prévention (Triage). L’association échange également des expériences avec d’autres projets de prévention par les pairs tels que Eve&Rave et Prevtech.
Il existe en outre une collaboration entre Aware Dance Culture et Pilot P. Pilot P est un programme de testing de drogues lancé par Contact Netz 1 et réalisé dans le cadre de soirées techno. La coopération de pairs facilite l’accès aux amateurs/trices de techno et permet une large diffusion des messages de prévention et des informations concernant des substances particulièrement dangereuses.
Les principaux objectifs pour l’année 2004 sont de trouver de nouveaux membres, d’assurer la planification stratégique et la recherche de sponsors, la présentation régulière à des soirées techno et de se faire connaître sur la scène. En vue d’assurer la qualité du travail de prévention, il est prévu d’assurer une meilleure formation continue des collaborateurs/trices, un développement des divers médias (offre Internet) et une évaluation de la mise à disposition de stands d’information.
La situation actuelle d’Aware Dance Culture permet d’espérer un développement du projet. Travailler davantage en coopération avec des pairs permet de modifier les opinions et les comportements dominants et de battre en brèche les informations fallacieuses et les légendes liées à la culture techno. Il suffit en effet de quelques pairs bien formés et acceptés sur la scène pour exercer durablement une influence positive sur la culture techno dans le cadre d’un processus d’autorégulation.