mai 2004
Alain Vanthournhout, psychologue à Canal J, psychothérapeute systémique
Prévenir les effets de l’usage de drogues implique souvent l’envoi de messages aux usagers ou aux usagers potentiels. Il s’agit de communiquer à ceux-ci les effets des psychotropes, les risques encourus, lors de rencontres individuelles ou en groupe ou encore lors de campagnes d’informations de masse.
En termes de santé communautaire, nous croyons qu’il est également indispensable d’interpeller les pouvoirs publics ainsi que d’autres structures adultes, nous pensons aux exploitants d’établissements où se rencontrent les jeunes, sur les conditions à mettre en œuvre pour limiter ou réduire les effets de certaines consommations de psychotropes en milieu festif. C’est le constat que nous avons fait après des interventions répétées en mégadancings en Belgique francophone.
En 1995, Canal J 1, un service d’aide aux jeunes en Communauté française de Belgique, est interpellé par les autorités judiciaires et des enseignants à propos de comportements de jeunes qui fréquentent les mégadancings de la région.
Le Hainaut occidental offre la particularité de regrouper une partie importante des dancings de la Belgique francophone. Les services de police évaluent à 12 000 le nombre de jeunes qui sillonnent chaque week-end les mégadancings de la région dont les trois principaux peuvent accueillir simultanément 14 000 personnes. La proximité de la France, où la fiscalité des discothèques est plus lourde, favorise ces implantations de notre côté de la frontière et cette transhumance de «clubbers 2» français.
En nous interpellant, ces intervenants mettaient en évidence les risques potentiels pour ces milliers de jeunes qui se retrouvaient chaque semaine dans les discothèques. Ils faisaient un double constat. D’une part, ces discothèques constituaient un espace où il était facilement possible de se procurer des drogues de synthèse comme l’ecstasy et le speed. Ce constat s’appuyait sur l’importance des produits saisis par les polices. D’autre part, les enseignants mettaient en lumière combien les débuts de semaines semblaient difficiles pour des jeunes qui avaient passé une partie de leur week-end dans ces discothèques. Ils manquaient de concentration ou même souvent étaient absents de l’école.
L’équipe de Canal J n’était pas compétente en discothèques et son travail de prévention à l’usage de drogues s’appliquait principalement au milieu scolaire. Notre action préventive vise au bien-être des jeunes dans les différents aspects de leur vie : affective, familiale, scolaire, de loisirs etc. et donc elle n’est pas limitée aux questions d’usage de drogues.
Aussi, il nous a fallu nous immerger durant de multiples soirées dans les mégadancings pour s’imprégner de la culture de ces discothèques et comprendre leur fonctionnement.
Nous avons également cherché à rencontrer des services qui effectuaient déjà ce travail de prévention en discothèque pour nous inspirer de leur modèle. C’est dans ce contexte que nous avons passé quelques jours au sein de l’association « life line» à Manchester.
Au terme de ces moments d’immersion et de réflexions à partir du modèle anglais, il nous a semblé incontournable de nous inspirer du concept de réduction des risques pour développer un véritable travail de rencontre des usagers de discothèques qui puisse être préventif.
Grâce à des subsides européens et de la Communauté française de Belgique, nous avons mis en place une équipe franco-belge de prévention. Nous avons établi un partenariat avec l’AIDE 3, service d’aide aux toxicomanes, établi à Lille. Ensemble, nous avons constitué une équipe de trois éducateurs et d’un psychologue pour intervenir chaque week-end au sein de ces discothèques. Deux travailleurs sociaux se sont relayés chaque samedi soir entre 23h et 5h du matin alternativement au sein de ces trois mégadancings.
Nous y avons installé une table d’information qui rendait visible notre présence et délimitait un espace de rencontre. Sur cette table, nous présentions des documents d’information sur les drogues de synthèse en terme de réduction des risques. Nous avions participé à la conception de certains documents avec d’autres associations belges. D’autres étaient réalisés par des associations françaises de ravers (Spiritek et Techno plus). Ils étaient destinés particulièrement au public amateur de musique techno.
Nous avons fait rapidement le constat que notre démarche répondait à une attente de ces jeunes. Notre table devenait un lieu d’échange sur ces drogues de synthèse, avec nous mais aussi entre jeunes clients de ces boîtes de nuit. Ces échanges produisaient des réflexions qui pouvaient conduire à une prise de distance face à ces psychotropes et donc à une meilleure gestion de ceux-ci.
Ce travail, nous l’avons accompli avec un comité d’accompagnement franco-belge composé de personnes compétentes en matière de drogues, de toxicologie, de pharmacie, de sociologie, de psychologie et de criminologie. Ce groupe a constitué un véritable laboratoire d’analyse du processus mis en place et de l’évaluation de celui-ci. Il a émis des constats révélateurs.
Ce travail de prévention était et demeure pénible par les conditions dans lesquelles il doit s’opérer. Il s’agissait de se mettre à l’écoute des jeunes en pleine nuit, dans un contexte inconfortable vu la puissance sonore de la musique techno en discothèque, vu la tabagie ambiante, la multiplication des stimulis lumineux. Il nous fallait rencontrer des jeunes qui tous n’avaient plus la capacité d’échanger étant donné les effets des produits ou en raison de l’état de fatigue dans lequel ils se trouvaient. Si les jeunes, par leurs demandes, facilitaient les rencontres, le contexte environnant épuisait les travailleurs impliqués dans le travail. Le comité d’accompagnement mettait aussi en évidence combien il était délicat d’impliquer les patrons de ces discothèques dans cette prévention. Ils étaient des partenaires incontournables car, sans eux, impossible de disposer d’un libre accès à leurs complexes ni de pouvoir installer une table d’information correcte et avec un minimum de confort c’est-à-dire ni trop loin ni trop près des pistes de danse. Mais nous risquions aussi d’être instrumentalisés par eux.
Tout au long des deux ans de présence au sein de ces mégadancings, nous avons été amenés à des concertations et même des «négociations» avec ces patrons. L’ambiance se modifiait au gré de leurs humeurs et de leur disponibilité. Parfois, notre travail était perçu comme un signe positif pour eux, un gage de leur honorabilité et de leur souhait d’être des partenaires de prévention. A d’autres moments, notre présence apparaissait comme une menace soit de découvrir qu’effectivement leur établissement constituait un espace de consommation de drogues, soit d’éclairer des pratiques douteuses et donc risquées pour eux. Mais une telle hypothèse n’a jamais pu être confirmée.
Cette immersion de trois ans au sein des mégadancings du Hainaut occidental devait laisser des traces et si la présence au sein des mégadancings s’achevait en 1999 avec le terme de la subvention européenne et, ne le cachons pas, suite à l’épuisement de l’équipe d’intervention, nos autorités de tutelle souhaitaient que cette expérience fasse l’objet d’une publication.
C’est ainsi que toute cette démarche a été consignée dans un ouvrage paru en 2001 intitulé : «Techno, rêves…et drogues?» 4.
Ecrire ce livre, c’est déjà conceptualiser l’expérience, c’est prendre une distance avec elle. Si l’un d’entre nous acceptait d’y consacrer une part non négligeable de son temps, c’est toute l’équipe de Canal J, celle de l’AIDE ainsi que les membres du comité d’accompagnement qui ont participé à l’élaboration du document. Celui-ci a fait l’objet de nombreuses relectures qui l’ont enrichi et lui ont donné une assise collective. Il se terminait par des conclusions dont certaines devenaient des recommandations tant à propos du respect de certaines conditions pour l’efficacité de la transmission du message qu’en terme de mesures collectives à prendre afin de limiter les effets négatifs pour les jeunes qui fréquentent les discothèques.
Les administrations de tutelle ont non seulement accepté de financer l’écriture de cette démarche mais elles ont également assuré sa diffusion en distribuant le livre à de nombreux services de prévention de la Communauté française de Belgique. Elles ont également voulu le faire parvenir à des décideurs politiques tant fédéraux et régionaux que locaux.
Les conclusions de cet ouvrage ont été reprises par les médias qui les ont relatées et ont ainsi attiré l’attention de certains responsables politiques. Ceux-ci nous ont alors demandé d’expliciter ces conclusions et de réfléchir avec eux sur les moyens de les mettre en œuvre.
Deux types de conclusions ont interpellé ces hommes politiques, les unes d’ordre de salubrité publique, d’autres concernant davantage des conditions de moindre risque pour les clubbers.
La constat le plus significatif s’appliquait aux heures d’ouvertures des discothèques. Nos conclusions éclairaient les risques liés à de trop longs temps d’ouverture. En montrant que certaines discothèques ouvraient leurs portes le samedi à 23h pour les fermer le lundi matin à 9h soit plus de 36 heures plus tard, nous mettions en évidence les risques que prenaient les jeunes pour profiter pleinement de cette «largesse». Il devenait incontestable qu’ouvrir aussi longtemps constituait une incitation à prendre un remontant du type ecstasy pour tenir le coup. Il apparaissait tout autant avéré qu’un jeune qui reprenait sa voiture après un tel marathon de danse et de musique ne disposait plus de toutes ses aptitudes à conduire. La non-réglementation de ces heures d’ouverture posait question à des édiles communaux.
D’autres ministres en charge de la santé (il y en a plusieurs en Belgique, Etat fédéral avec différents niveaux de pouvoirs) prenaient conscience de la nécessité de réglementer les conditions de fonctionnement de ces discothèques. Ils adhéraient à certaines de nos conclusions comme la nécessité de mettre à la disposition des jeunes clients des discothèques des fontaines d’eau, des salles de relaxation, de la nécessité également de renouveler un air vicié par une tabagie importante, de limiter la surchauffe de certains locaux, d’appliquer la loi sur les nuisances sonores (limites en décibel).
Ils comprenaient également qu’il faille donner par voie de loi ou de décret libre accès à l’intérieur des discothèques pour des équipes de prévention agréés afin d’éviter des tractations interminables et «énergivores» avec leurs patrons.
Des comités de riverains des mégadancings nous invitaient à leurs réunions et organisaient des conférences sur le thème avec un objectif différent du nôtre mais qui le rejoignait : celui d’assurer la tranquillité nocturne des voisins des dancings.
Pour alimenter le débat, nous avons pris l’habitude de relever, dans la presse locale, les accidents mortels ou avec blessés graves impliquant des jeunes lors des nuits et à la fin des week-ends. A l’annonce d’un nouveau marathon techno (48 heures non stop), nous avons alerté les autorités judiciaires et nous avons fait appel à un quotidien régional pour qu’il publie une lettre ouverte adressée au bourgmestre 5 de la ville où était situé le mégadancing organisateur.
L’APUD 6 (atelier de prévention de l’usage de drogues) se saisissait de la problématique. Sa présidente anima de nombreuses réunions de l’atelier parfois consacrées exclusivement à l’étude de textes ainsi qu’à la stratégie à mettre en place pour faire évoluer la législation en cette matière.
Le débat sur la limitation des heures d’ouverture des discothèques se développait. La télévision régionale organisait un débat en y conviant les autorités locales, policières, judiciaires, les patrons des discothèques ainsi que des jeunes et les organismes de prévention.
Un bourgmestre, après concertation générale avec ses concitoyens, les patrons, les autorités, les organismes de prévention, prenait un arrêté de police qui imposait la fermeture des discothèques situées sur le territoire de sa commune à 8h le matin.
Il encourageait ses collègues des autres communes à prendre des mesures identiques. Ceux-ci exprimaient des réserves, craignant des plaintes en justice des patrons de boîtes de nuit avec comme résultat non seulement l’annulation de leurs décisions mais aussi le paiement de dommages et intérêts.
C’est dans ce contexte, un rien polémique, que des députés de notre région rédigeaient un projet de loi qui serait d’application sur le territoire belge pour réglementer ces heures d’ouvertures des dancings. La presse nationale y consacrait de nombreux articles, les différents partis politiques prenaient position, des ministres venaient s’enquérir sur le terrain de la réalité. Des juristes tentaient de construire un texte de loi inattaquable. Une commission de la Chambre des représentants étudiait ce projet de loi et invitait de nombreux experts à exprimer leurs points de vue. Lors d’une de ces réunions où nous 7 étions accompagnés de bourgmestres, d’un procureur du Roi, de responsables policiers, nous avons eu le sentiment d’emporter l’adhésion des députés présents.
Effectivement, quelques jours plus tard, la chambre votait facilement un texte qui enjoignait toutes les discothèques à fermer à 8h le matin et à prévoir un minimum de 8 heures entre la fermeture et une nouvelle ouverture.
Ce vote relançait la discussion. Des partis remettaient leur position en question, arguant de la liberté du commerce ou celle des jeunes à faire la fête. Le Sénat s’emparait du texte, l’amendait, ce qui impliquait un retour vers la première Chambre. L’approche des élections empêchait une nouvelle lecture du projet de loi qui devenait caduque.
Il faudra reprendre ce travail de conscientisation. Cependant, cette médiatisation fournissait des arguments aux bourgmestres locaux qui prenaient tous un arrêté identique pour limiter les heures d’ouvertures des discothèques de notre coin du Hainaut.
Comme nous le notions, la réduction des risques en discothèque suppose la mise en œuvre de règles de fonctionnement à l’intérieur de ces établissements.
Nous avons dès lors encouragé les bourgmestres du Hainaut occidental à mettre sur pied une conférence qui les rassemblerait. Nous leur avons suggéré d’utiliser le nouveau permis d’environnement pour imposer aux patrons des discothèques des conditions qui renforcent le bien-être de leurs clients.
Sans rentrer dans les détails, le permis d’environnement, loi régionale, a comme objectif général de veiller à ce que les activités, qu’elles soient publiques, industrielles ou liées aux loisirs, respectent une série de règles qui contribuent au respect de l’environnement et au bien-être des citoyens en particulier.
Les lieux de loisirs comme les cinémas, les salles de sports et aussi les discothèques constituent un ensemble pour lequel le législateur définit des conditions particulières à respecter pour obtenir ce permis d’environnement (qui correspond à un permis d’exploiter une discothèque dans le domaine qui nous occupe).
Ce décret de la région wallonne est récent et les conditions particulières pour la catégorie dans laquelle se situent les mégadancings n’ont pas encore été édictées. Cela nous a permis de suggérer à ces bourgmestres qu’ils avaient la possibilité de demander au ministre d’introduire comme conditions particulières les dispositions dont nous avons fait écho: fontaine d’eau, salle de repos, détecteur de fumée, libre accès aux équipes de prévention etc.
Ces bourgmestres ont mis sur pied une commission qui a étudié ce permis pour concrétiser les conditions particulières à mettre en œuvre.
Cette commission était composée de représentants de bourgmestres, de fonctionnaires juristes et environnementalistes, de policiers, du parquet ainsi qu’un travailleur de prévention. Elle a étudié les textes légaux et s’est appuyée sur ceux-ci pour rédiger les conditions à imposer aux patrons des discothèques avant d’obtenir le permis d’exploiter leur établissement. Outre nos conditions, ils ont proposé l’installation de portiques qui déterminent le nombre de clients présents à l’intérieur de la boîte de nuit, ceci afin d’éviter un surnombre.
Un texte définitif a été rédigé mais il n’a pas été validé par l’ensemble des bourgmestres, ceux-ci ne s’étant plus réunis. Le ministre de l’environnement n’a jamais manifesté beaucoup d’intérêt pour l’établissement de ces conditions. C’est pourquoi nous avons également sollicité des députés régionaux en leur demandant d’interpeller ce même ministre. Jusqu’à aujourd’hui en pure perte.
Un bourgmestre a cependant utilisé le travail de la commission pour imposer des conditions spécifiques à un mégadancing situé sur son territoire et qui a demandé le renouvellement de son permis. Toutes les conditions potentielles n’ont pas été imposées mais un premier pas a été franchi.
L’usage de drogues que ce soit celui des drogues de synthèse ou d’autres comme le cannabis s’inscrit dans la culture d’aujourd’hui. Les sondages et autres enquêtes démontrent l’accroissement du nombre d’usagers. Cette réalité s’impose ainsi que l’inefficacité des politiques répressives mises en œuvre antérieurement. Ces constats justifient sans doute l’approche préventive par la gestion des risques et la réduction des dommages liés à la consommation de drogues.
L’usage festif de psychotropes s’inscrit dans un modèle culturel qui légitime un peu plus ces consommations au cours de fêtes, même si celles-ci existent depuis la nuit des temps. Accepter ces constats conduit à une autre approche préventive plus collective, plus globale.
En impliquant les décideurs politiques dans cette démarche, en les interpellant pour qu’ils édictent des règlements qui soient favorables à la santé des usagers, nous pouvons avancer dans deux directions.
Effectivement, ces règles, que ce soit la limitation des heures d’ouvertures des discothèques ou les conditions à respecter par leurs patrons à l’intérieur de celles-ci, ne pourront qu’avoir un effet positif dans le sens d’une diminution des effets nocifs des consommations.
Mais ce qui nous motive encore davantage, ce sont les impacts du débat tant sur les usagers eux-mêmes que sur leur entourage. La médiatisation actuelle et future de ce débat offre une tribune pour ceux qui croient que la prévention passe par une prise de conscience des comportements qui peuvent conduire à réduire ces risques. Permettre à des jeunes d’élaborer des attitudes responsables de gestion de leur consommation, c’est sans doute aussi leur donner les moyens de prendre une distance avec ces produits. Cette prise de distance peut amener, pour ceux qui la recherchent, à une abstinence. C’est ce qu’ont exprimé des jeunes au cours de rencontres où ils abordaient le cours de leurs consommations.
Ces réflexions contribuent enfin à faire de tous les acteurs du champs éducatif de véritables intervenants préventifs. Ce n’est plus la connaissance des produits qui prime mais bien le discours à adresser aux jeunes. Sans banalisation ni dramatisation, des échanges entre ces jeunes et des adultes peuvent mener à l’établissement de repères. C’est sans doute un des résultats de la transmission intergénérationnelle.