avril 2020
Mirjam Weber (Office fédéral de la santé publique)
Récemment, je me suis rendue à la fête d’anniversaire d’une institution spécialisée dans l’aide aux personnes dépendantes. Un immeuble en plein centre d’une commune de la « côte d’or », dans la banlieue de Zurich. L’offre sociothérapeutique qu’il propose comprend le traitement résidentiel des addictions, l’habitat encadré, le suivi ambulatoire ainsi qu’un programme de travail et d’occupation. Les objectifs visés sont la stabilisation, le développement des compétences sociales, l’augmentation de l’autonomie ainsi que l’intégration sociale et professionnelle. Le traitement est clairement axé sur l’abstinence. Les résidents organisent chaque année leur traditionnel marché de Noël et gèrent une entreprise de déménagement. L’institution collabore étroitement avec l’Union des arts et métiers, et de nombreux résidents ont déjà effectué leur apprentissage dans la commune. Pour sortir de l’addiction, ils participent activement à la vie sociale de cette petite ville. Le président de la commune a souligné dans son discours que l’institution est à sa place, en plein centre-ville. Tout comme l’addiction est, elle aussi, présente au cœur du quotidien. Durant les fêtes, j’ai eu l’occasion de discuter avec un de mes anciens clients du service de conseil, croisé par hasard en ville. M. Strässler (le nom a été changé), 48 ans, un fils, électricien à Berne. Il va bien, m’a-t-il dit. Grâce à un traitement par agonistes opioïdes, qu’il reçoit à présent de son médecin de famille, son état est stable depuis des années. Sa compagne et son employeur le soutiennent beaucoup et il ne voit pas de raison de changer quelque chose à son traitement, ni maintenant, ni plus tard.
Dans l’article qui suit, je souhaite aborder dans quelle mesure l’approche du rétablissement (recovery) pourrait être intégrée à l’aide aux personnes dépendantes, notamment à la Stratégie nationale Addictions de la Confédération, et ce que cette approche a à voir avec la recherche du « bon » traitement de l’addiction.
La conviction profonde que la société et l’État ne peuvent fonctionner qu’en garantissant le bien-être des plus vulnérables d’entre nous et en leur offrant des perspectives m’a conduite au travail social. Dans le préambule de notre Constitution fédérale, on lit que « la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». Encore aujourd’hui, la volonté de mettre en pratique cette valeur fondamentale par des actes me motive au quotidien. Dès le début de ma formation et tout au long de mon parcours professionnel, je me suis consacrée à la thématique de l’addiction. Ce choix est dû à la conscience que tôt ou tard, la grande majorité des gens vivent des ruptures dans leur existence, sont rongés par les soucis ou paralysés par le stress, du moins provisoirement. Et – je l’ai appris au cours d’innombrables consultations et rencontres, mais aussi en m’entretenant avec des spécialistes du domaine – que l’addiction peut être une réaction à ce genre de difficultés. Qu’elle soit la conséquence de l’une des situations décrites ci-dessus, d’une maladie primaire (somatique ou psychiatrique), d’une habitude prise ou qu’elle ait été favorisée par une prédisposition génétique, l’essentiel est de proposer un soutien adéquat aux personnes concernées. Mais comment concevoir de telles offres ? Qui peut ou doit, et en vertu de quelle expertise, décider quelle forme d’aide convient aux personnes dépendantes ? L’un des buts énoncés dans la loi suisse sur les stupéfiants consiste à protéger les personnes des conséquences médicales et sociales induites par les troubles psychiques et comportementaux liés à l’addiction. Selon le modèle des quatre piliers, la loi définit dans quels domaines la Confédération et les cantons doivent prendre des mesures (art. 1, 1a, 3b, 3d, 3e et 3g LStup). En ce qui concerne la thérapie et la réinsertion, il est précisé que les traitements ont pour objectif la prise en charge thérapeutique et l’intégration sociale des personnes présentant des troubles liés à l’addiction, l’amélioration de leur santé physique et psychique ainsi que la création des conditions permettant l’abstinence. Outre les aspects sanitaires et thérapeutiques, la loi souligne aussi l’importance de la réinsertion professionnelle et sociale (art. 3d LStup).
La mise en œuvre de ces prescriptions comporte plusieurs enjeux. Au-delà des questions de financement et de planification des soins, les offres, les thérapies et les traitements doivent répondre à des normes de qualité et être constamment adaptés à l’état actuel de la recherche ainsi qu’aux tendances en matière de consommation et de comportement. La conception de ces offres est d’autant plus complexe que l’addiction est un thème transversal qui touche de nombreux secteurs, tant au niveau politique que social. Selon les domaines, chacun argumente, différencie et agit selon sa propre perspective et met l’accent sur un aspect différent. Dans le cas de l’addiction, la différenciation fonctionnelle de la société engendre d’une part une marginalisation sociale multiple des personnes atteintes (stigmatisation, participation réduite dans de nombreux domaines tels que la santé, l’intégration sociale ou encore la formation) et, d’autre part, une différenciation des offres d’aide. Dans un État social tel que la Suisse, le bien-être et la sécurité sociale des individus sont des objectifs centraux, mais les thèmes mis en avant varient en fonction du regard que l’on porte sur le phénomène de l’addiction. On l’observe non seulement au niveau stratégique et politique, mais aussi sur le plan opérationnel. Le médecin de M. Strässler veille à lui prescrire la dose appropriée d’agonistes opioïdes, traite les éventuels effets secondaires et surveille son état de santé physique général. Le tribunal régional bernois met la priorité sur l’exécution de la peine privative de liberté avec sursis pour possession de drogue dans le cas « Strässler ». Le psychothérapeute thématise les facteurs pouvant représenter une source de stress pour M. Strässler et donc, dans son cas, engendrer un risque de rechute. Pour son employeur, il est important que le traitement de son addiction n’ait pas de conséquences négatives sur son travail. Dans le cadre du conseil familial, la thérapeute systémique met l’accent sur sa vie, qu’il partage avec sa partenaire et son fils. Au service de conseil en désendettement, la travailleuse sociale tente avec lui de trouver un équilibre entre la garantie du minimum vital et le paiement aussi rapide que possible de ses dettes. Et M. Strässler, quelles sont ses priorités ?
C’est là qu’intervient le concept de rétablissement. Cette approche se caractérise par des valeurs résolument fondées sur la participation. Dans le processus de rétablissement, l’individu est placé au centre du traitement 1. Les expériences de vie marquantes, y compris celles dues à la maladie, sont une source de connaissances importante ; il ne s’agit pas de pathologiser ni de définir les écarts par rapport à la norme. Les quatre idées clés associées à ce concept (orientation des personnes, implication des personnes concernées, autodétermination et liberté de choix 2) sont des notions déjà bien connues dans les domaines de la psychiatrie sociale, de la médecine et du travail social. Les approches humanistes ont recours à des méthodes qui correspondent à ces valeurs. Au début du siècle dernier déjà, Alice Salomon, une pionnière du travail social en tant que science, a introduit la notion d’« aide par l’entraide » (Hilfe durch Selbsthilfe). Définie par Hans Thiersch, l’approche fondée sur le milieu de vie (Lebensweltorientierung) conçoit le quotidien des personnes touchées comme un élément central de l’aide sociale et met l’accent sur le respect de leur travail d’introspection et de leurs efforts pour s’en sortir. Les approches systémiques, quant à elles, reposent sur l’implication des systèmes (sociaux) pour résoudre les problèmes sociaux 3. La notion de rétablissement peut donc être associée à des concepts éprouvés. Conçue comme un processus dynamique sur le long terme, elle se prête donc particulièrement bien au traitement des addictions et d’autres maladies psychiques ou chroniques. Elle peut facilement intégrer des approches liées à la réduction des risques (harm reduction), étant donné qu’elle ne considère pas la guérison complète comme seul objectif du traitement, mais est plutôt axée sur la notion subjective de construction du sens chez la personne dépendante.
De 2017 à 2024, la Confédération met en œuvre le plan de mesures de la Stratégie nationale Addictions, en collaboration avec de nombreux partenaires issus des cantons, de l’aide aux personnes dépendantes et de la politique en matière d’addictions. La stratégie définit l’addiction comme un phénomène à la fois biologique, psychologique et social 4. L’approche du rétablissement inclut des perspectives variées sur l’addiction, dont celle de la personne concernée en premier lieu, et n’est donc pas contraire aux postulats sur lesquels se fonde la stratégie. En considérant les huit champs d’action de la stratégie, on s’aperçoit vite que cette approche est, aujourd’hui déjà, présente dans de nombreux domaines de la mise en œuvre, mais que son usage pourrait être encore plus systématique.
Sans prétendre à l’exhaustivité, je souhaiterais brièvement présenter quelques possibilités d’intégrer ces valeurs axées sur la participation aux différents champs d’action 5 de la stratégie.
Dans la promotion de la santé et la prévention, cette intégration peut se faire en adaptant les programmes et les offres à l’environnement du groupe cible, avec la contribution des personnes concernées. Pour la thérapie et le conseil, il faut prêter attention, en concevant les offres d’aide, à ce que le déroulement du traitement comprenne suffisamment d’options et que ses différentes composantes soient coordonnées. En effet, toute personne souffrant d’une addiction suivra sa propre voie, définie en fonction de son objectif personnel – une voie qui n’a peut-être jamais été empruntée auparavant. Le traitement devrait inclure des offres sociothérapeutiques, médico-psychiatriques, ambulatoires, intermédiaires, stationnaires et axées sur l’autogestion et l’entraide. Il peut s’agir non seulement d’interventions brèves, mais aussi de thérapies ou de traitements de longue durée. Les objectifs visés sont très variables, allant de notions courantes, telles que l’abstinence, l’abstinence partielle, la stabilisation ou la réduction des risques, à des buts formulés et développés de façon individuelle. La réduction des risques devrait avoir sa place dans l’offre d’aide aux personnes dépendantes ; selon l’approche du rétablissement, la liberté de choix et l’autodétermination doivent être respectées autant que possible.Les mesures de réglementation et de répression doivent protéger les personnes les plus susceptibles d’adopter un comportement nocif, en particulier les enfants et les adolescents. Cependant, elles ne doivent pas non plus criminaliser les personnes qui prennent des substances en raison d’une addiction, ni celles qui consomment de façon responsable et non problématique.
Dans la mise en œuvre de la stratégie, un grand nombre de mesures impliquent des formes de coopération et de coordination. Au lieu de considérer l’addiction avant tout comme un thème global sous l’angle de multiples disciplines et secteurs politiques (la santé, le social et la justice, pour n’en citer que trois), comme c’est le cas actuellement, il faudrait prendre en compte de manière plus systématique le point de vue des personnes concernées – non seulement sur le terrain, mais également dans la conception de la stratégie ou du pilotage. Les mesures visant à transmettre et à générer des connaissances pourraient promouvoir l’ancrage de cette approche dans différents champs d’action et diffuser des exemples de bonnes pratiques auprès des spécialistes de l’addiction ou de disciplines connexes. L’élargissement des connaissances est favorisé par des échanges internationaux avec des représentants de différents domaines au sein du mouvement du rétablissement. L’implication des pairs ne doit pas seulement être encouragée sur le plan opérationnel, mais aussi pour la transmission des connaissances, la sensibilisation et l’information.
Une institution orientée vers l’abstinence proposant un large éventail d’offres – est-ce du rétablissement? Le traitement à long terme par agonistes opioïdes de M. Strässler – est-ce du rétablissement ? Deux fois oui. L’approche du rétablissement n’implique pas de renoncer aux méthodes et aux thérapies éprouvées. Ces dernières peuvent être intégrées au processus que les personnes concernées et celles qui les soutiennent traversent, pas à pas, pour vaincre l’addiction en prenant des décisions communes (shared decision making).
Le rétablissement peut être considéré comme un ensemble de valeurs (peut-être redécouvertes) global et centré sur la personne, ou comme une approche à part entière. Dans tous les cas, promouvoir systématiquement le pouvoir de décision des personnes concernées et mettre en place un environnement thérapeutique leur offrant une telle liberté permettra de diversifier et de redynamiser ce secteur. Pour y parvenir, il est indispensable que les structures permettent une certaine flexibilité et que toutes les personnes impliquées soient ouvertes à un échange d’égal à égal.