août 2023
Nicolas Bourguignon (CEID-Addictions)
Les communautés thérapeutiques (CT) pour personnes qui consomment des drogues sont apparues aux États-Unis à la fin des années cinquante 1. Initiées par d’anciens usagers et usagères dans un contexte de manque de ressources du système de santé, elles ont connu un certain succès pour progressivement devenir un « mouvement ». Le modèle s’est défini petit à petit en intégrant des rapports hiérarchisés construits qui s’appuient sur une organisation structurée, des règles cardinales, et un processus thérapeutique programmatique. Les CT ont essaimé à travers le monde y compris dans plusieurs pays européens.
En France, les rares expériences d’approche communautaire ont été développées au début des années 1990 sans toutefois séduire le secteur spécialisé des soins liés aux drogues. Les professionnel·le·s français·es étaient alors occupés à intégrer des traitements de substitution et organiser des actions de réduction des risques (RdR). Ces évolutions, qui n’étaient pas sans débats (médicalisation, dogme de l’abstinence), n’ont pas ouvert de brèche vers le soin communautaire. Le caractère directif, voire coercitif, et les inspirations comportementalistes des CT semblaient alors en contradiction avec les inspirations des acteurs du champ. À cela s’ajoutait la dimension spirituelle et parfois religieuse de certaines expériences nord-américaines, qui s’est ensuite diluée avec la dissémination géographique du modèle.
Culturellement, la logique communautaire, de différenciation d’un groupe, est opposée au principe d’égalité et à une logique universaliste intégratrice du modèle républicain français. Le communautaire est vite considéré comme synonyme de communautarisme, de menace pour la cohésion sociale et le « vivre ensemble ». Une expérience menée par l’association Le Patriarche avait d’ailleurs validé cette vision en basculant vers une dérive sectaire reconnue par les tribunaux français.
Le virage ambulatoire des années 1990 a conduit une majorité de centres résidentiels – de type post-cure – à fermer leurs portes ou à faire évoluer leurs pratiques. À l’inverse, les centres ambulatoires se sont développés pour devenir le premier niveau d’accompagnement. C’est sans doute le mouvement de médicalisation du secteur et le succès des actions de RDR qui ont ensuite créé, au début des années 2000, une fenêtre pour le modèle des CT. En réponse aux débats sur l’évolution des traitements liés aux drogues, le législateur a en effet souhaité donner une visibilité aux dispositifs faisant davantage que de « limiter les effets collatéraux » et répondant aux « effets pervers » 2 de la nouvelle politique. Cette volonté de rééquilibrage avait en ligne de mire les CT et reflétait les oppositions entre soin et réduction des risques.
Le lancement d’un appel d’offre accompagné d‘un cahier des charges pour les CT a ensuite constitué une reconnaissance officielle des expériences de type communautaire. En 2011, onze CT accueillant de 30 à 35 places chacune ont ainsi été créées ou simplement reconnues. Un côté anachronique de ce modeste revirement était que les séjours pouvaient être deux fois plus longs que ceux jusqu’alors pratiqués en France (24 mois au lieu de 12), à contre-courant des considérations qui avaient accompagné la fermeture de lits et le virage ambulatoire. Cela destinait aussi les CT à l’accueil des situations les plus complexes.
Même si l’abstinence reste au cœur du projet des CT, à la fois condition d’admission (et de maintien en séjour) et finalité, un ensemble d’évènements vont, durant leur période de lancement, favoriser la création d’un nouveau modèle d’accompagnement : la RdR intègre la politique de santé publique suite à une évaluation positive par l’Inserm : le DSM-5, outil de diagnostic en psychiatrie, fait évoluer la définition de l’addiction vers la notion de trouble de l’usage et non plus de dépendance : le dogme de l’abstinence, encore très présent mais remis en question par les intervenant·e·s, s’efface au profit d’une acception élargie de la consommation : l’accompagnement en addictologie, nouvelle discipline centrée sur la personne avec ses attentes et expériences, introduit des objectifs différenciés.
À l’origine, les CT s’appuient sur une approche empirique basée sur les expériences vécues par des ex-usagers et ex-usagères, à contre-courant du discours inspiré par la santé publique suivant la logique de l’« Evidence Based Medicine » qui a cours dans les administrations en charge de l’organisation des soins. Le défi était alors d’inventer une approche mixte. Le soin dans les établissements de santé français a connu un grand bouleversement avec la loi 2002-2 consacrant « le droit des usagers » qui requiert notamment de concilier vie en collectivité et personnalisation de l ’ a ccompagnement . Le fonctionnement strict des CT, mais aussi la valeur supérieure du groupe, ont ainsi dû faire l’objet d’adaptations dans le cahier des charges des nouvelles entités.
Historiquement, les CT se sont construites autour d’interactions sociales structurées et d’une organisation hiérarchisée qui n’ont de sens que dans un microcosme. Les anciennes et anciens rétablis étaient d’ailleurs invités à recréer de tels espaces ailleurs mais cette fois en qualité de « staff ». L’image d’établissements fermés, avec parfois des fonctionnements intrusifs et coercitifs, inflexibles et totalitaires, a ainsi collé aux CT. L’apparition du modèle en France a donc aussi été accompagnée de méfiance menant à un certain isolement.
Conscientes de ces écueils, les CT françaises ont fait le choix de se retrouver régulièrement pour travailler sur les ajustements nécessaires d’un modèle dans un autre environnement culturel et réglementaire, et son ancrage dans le paysage du soin des addictions. Pour cela, il fallait une ouverture nécessaire sur leur environnement. Une CT n’est en effet pas une fin en soi puisque les résident·e·s n’ont pas forcément de support communautaire postérieur. L’expérience CT se positionne dès lors comme un lieu d’apprentissage et de première expérimentation. Le lien avec l’extérieur, par des jeux d’aller et venues croissants, permet alors de s’éprouver, de se transposer. Le résident, durant son parcours, acquiert des outils et confronte des acquis du milieu expérimental à la vie extérieure, de la CT à la Cité.
Les CT « traditionnelles » proposent comme ressource thérapeutique un accompagnement centré sur le groupe (« Community as a method ») et les traitements (notamment psychiatriques et de substitution) n’y sont pas proposés. Le succès de la substitution en France et l’accueil de publics parmi les plus complexes (souffrant de comorbidités psychiatriques) ont conduit à l’intégration d’une présence médicale et de traitements dans le cahier des charges des CT.
Une partie de l’équipe du CEID 3 était intriguée par l’approche communautaire à la suite de diverses rencontres sur le sujet 4). « L’hôtel thérapeutique » du CEID avait aussi été inspiré par les communautés hippies de l’époque style Haight-Ashbury 5. Il y avait une conviction que l’outil CT – l’entraide par les pairs et un apprentissage autour de ce que l’on nomme aujourd’hui les compétences psychosociales – pouvait permettre une déstigmatisation et une approche motivationnelle plus naturelle.
Notre regard sur le modèle historique des CT, éloigné de la philosophie de l’association, n’était toutefois pas différent de celui de nos confrères. Au CEID l’abstinence n’a jamais été considérée comme finalité absolue d’un soin en addictologie. Il s’agit plutôt d’atteindre une situation jugée satisfaisante par la personne, une meilleure qualité de vie.
Pour avoir le bénéfice du communautaire, il fallait y intégrer une approche plus démocratique ainsi qu’une personnalisation de l’accompagnement. Pour adapter le modèle, nous nous sommes orientés vers un modèle hybride devant conjuguer méthodes traditionnelles et addictologie « moderne ». Le cahier des charges officiel a repris les incontournables du modèle d’accompagnement, incluant la place centrale du groupe dans la dynamique thérapeutique et le fonctionnement de l’établissement, l’intégration de groupes de parole et le travail sur les émotions, les phases avec l’idée d’une hiérarchie lisible où les plus anciens et anciennes sont davantage responsabilisé·e·s, une approche programmatique et un planning structuré. Nous avons déterminé qu’il fallait considérer ces invariants tout en faisant évoluer le fonctionnement avec le droit des usagers et usagères comme repère. La personnalisation du séjour (objectifs, outils des entretiens individuels, rythme, sorties…), l’adaptation du fonctionnement selon l’expression des usagers et usagères ainsi que des retours d’expériences, et l’intégration de la liberté d’aller et venir en étaient les principaux appuis.
Une équipe de professionnel·le·s du social et du médical a été créée en intégrant dès le départ la possibilité de prescriptions médicales et l ’introduction d’entretiens individuels. La personnalisation se fait au regard des besoins exprimés et considère le travail individuel comme un espace d’ajustement des apports de l’approche programmatique. Les rechutes et re-consommations font partie d’un processus de soin et entraînent une responsabilité dans l’accompagnement, particulièrement dans un établissement ouvert sur l’extérieur. Nous avons donc intégré une approche et des actions de réduction des risques au sein d’un établissement tourné vers l’abstinence. Les périodes d’arrêt ou de modération ont un impact sur la tolérance et peuvent en effet conduire à des risques de surdose.
Ces développements se sont faits en lien avec la culture associative, résolument tournée depuis des décennies vers une approche intégrative dans laquelle accompagnement thérapeutique et RdR sont présents dans un même continuum. Nous nous sommes inspiré·e·s de la philosophie qui caractérise l’approche de la RdR en s’appuyant sur les attentes des personnes concernées, leur expertise et sur le non jugement.
L’abstinence est l’objectif à atteindre en CT à travers divers apprentissages et mises en situation dans l’espace communautaire, et de confrontation sur l’extérieur.
La re-consommation ou la rechute sont des situations classiques qui requièrent un discours et une pratique spécifique. Il s’agit ici, et c’est impérieux, de faire de cette expérience souvent douloureuse une étape du parcours mais surtout pas un élément de renforcement négatif. Une réaction négative d’une équipe spécialisée (ou de pair·e·s) équivaut pour la personne à un sentiment d’évolution impossible. Nous avons ainsi intégré la notion d’équifinalité dans la poursuite de l’abstinence. L’addiction étant multifactorielle et chaque personne étant différente, il s ‘agit de s’adapter et d’accepter que, pour arriver à une même finalité, chacun·e peut passer par un cheminement différent, même au sein d’un espace collectif avec des activités identiques.
Les personnes atteignent l’abstinence sur la base de différentes stratégies et en suivant différents chemins. Dans notre établissement, les consommations peuvent continuer à avoir lieu pendant un temps nécessaire aux changements recherchés par la personne et selon certaines conditions (non mise en danger des autres, absence de signes visibles de consommation…). Nous avons découvert que cette posture était possible à partir du moment où nous avions construit un discours, une logique globale et des outils. Nous avons ensuite constaté chez les résident·e·s un glissement d’un discours de jugement à des réactions de soutien, de protection et de volonté de non-exclusion.
Le groupe d’appartenance, la communauté, (re)devient ainsi un levier dans l’accompagnement, apporte source de motivation, entraide dans l’échange d’expériences partagées. Ce passage est celui d’un environnement où l’on se regarde, se scrute, à un autre où l’on construit une conscience collective, pour créer une solidarité. Un changement pour le groupe et, dans un même mouvement, pour chacun des individus.
Les CT françaises évoluent en permanence et l’approche communautaire répond à de multiples attentes et enjeux actuels du secteur. Quinze ans après leur création, le CT semblent passer de l’anachronisme à être « tendance » ! Loin de l’image « abrasive » liée au poids du groupe sur l’individu, les CT françaises ont intégré la prise en compte des attentes personnelles des usagers et usagères. Ce croisement des approches a conduit à une logique du développement du pouvoir d’agir et des compétences psycho sociales. Le discours sur l’abstinence évolue davantage vers une expérience qu’une finalité. La place donnée à la parole et aux attentes rapproche des considérations liées au concept de rétablissement qui, en France, trouve un écho important en santé mentale et dans le champ de l’addiction.
Comme elles s’intègrent au champ médico-social, les CT doivent réglementairement s’appuyer sur des équipes qualifiées. La possibilité et les conditions d’intégration d’ancien·ne·s résident·e·s sont toutefois prévues dans les cahiers des charges, ce qui constitue une première en France, et préfigure une approche avec des équipes mixtes. Cette réalité concerne une majorité des CT actuelles dans un contexte d’émergence de la pair-aidance. Cette expérience concrète et réelle contraste avec d’autres qui peinent à la rendre opérationnelle.
Le modèle des CT françaises se développe ainsi vers une offre d’expériences croisées qui renforcent de manière durable l’autonomisation, la déstigmatisation et la socialisation.