décembre 2023
Pascale Ferrari (CHUV & La Source), Nathalie Jacquard, Maude Bertusi et Valérie Bujold-Fournier (CHUV), Mélanie Casanova (Fondation Terre des hommes) et Graziella Guido (Ville de Lausanne).
L’écoute et l’intégration des proches dans les soins sont aujourd’hui un enjeu majeur. La Stratégie nationale Addictions 2017-2024 précise dans son plan de mesures qu’une aide ciblée doit non seulement permettre à la personne de recouvrer la santé et de se réintégrer dans la société, mais également inclure la famille et les amis, ainsi que d’autres cercles-loisirs, le travail et l’école. Force est de constater que ce n’est de loin pas une pratique courante. Dans le domaine des addictions, l’intégration des proches est considérée comme lacunaire et non systématique en Suisse 1. L’orientation et l’offre de soutien pour ces proches sont peu connues et les informations données à ce sujet arrivent trop tardivement aux intéressé·e·s. L’objectif de cet article est de sensibiliser les professionnel·le·s aux vécus et besoins des proches de personnes souffrant de troubles psychiques et/ou addictologiques, qu’ils soient adultes ou mineurs.
Considérant que les troubles psychiatriques occupent la troisième plus grande charge de morbidité en Suisse, il n’est pas surprenant que les proches, le plus souvent les parents et les conjoint·e·s, se trouvent de fait plongé·e·s dans un rôle de proches aidant·e·s (PA). En tant que proches d’une personne concernée par une maladie mentale, ils « […] assument toutes sortes de tâches : financières, administratives, de coordination, de planification, d’aide au quotidien et au ménage mais ils apportent également un soutien moral ou social » 2.
Or il est aujourd’hui avéré que « la proche aidance dans le contexte des maladies psychiques dites « sévères » s’accompagne d’un fardeau subjectif plus lourd que celle en lien avec des pathologies somatiques » 3. L’offre de soins aux personnes souffrant de troubles psychiatriques s’est réduite en lien avec une diminution du nombre de lits psychiatriques et une diminution de la durée de séjour, ce qui a entraîné un report de charge sur les proches. Comme le précisent Skuza et al. 3, « […] jusqu’à 90 % des personnes adultes souffrant de troubles psychiques vivent dans leur milieu familial ». Cependant, les fardeaux émotionnels (honte, stigmatisation, culpabilité, anxiété, désespoir et tristesse), physiques (péjoration de l’état de santé général) et sociaux (difficultés financières et isolement) des PA en psychiatrie sont encore trop souvent méconnus des soignant·e·s 4. L’anxiété et l’impuissance, pour lesquelles un besoin d’aide urgent et non comblé est exprimé, se retrouvent chez 80% de ces proches 2. Ces émotions peuvent les amener à recourir à des stratégies d’adaptation inefficaces, telles que d’exprimer des critiques, d’attribuer la responsabilité de la maladie à la personne malade, de recourir à la contrainte, d’être dans l’évitement ou encore la résignation, qui vont à leur tour affecter le rétablissement du proche malade et potentiellement induire une rechute 3.
Si les PA n’ont trouvé que peu de soutien dans la réorganisation du système socio-sanitaire psychiatrique, il convient de rappeler qu’avant d’être considérés comme des partenaires, ces derniers ont pendant des années été considérés comme responsables des troubles de leur proche, représentations qui prévalent encore dans les attitudes de certain·e·s professionnel·le·s à leur égard. Les proches de malades psychiques et addictologiques se sentent exclu·e·s, voire stigmatisé·e·s par les professionnel·le·s. Ils déplorent le fait que ces derniers se retranchent derrière le secret professionnel pour ne transmettre aucune information concernant leur proche malade et la relation asymétrique semble encore prédominer 5.
Les niveaux de détresse psychologique de la population générale ont fluctué en phases avec les vagues de l’épidémie COVID-19 pour demeurer à un niveau élevé jusqu’en 2022, concernant alors 22,9% de la population contre 15,1% en 2017. Les hôpitaux psychiatriques, services ambulatoires et cabinets privés ont enregistré les taux de consultation les plus élevés des dix dernières années. Les personnes vulnérables présentant un bas revenu, un bas niveau de formation, une pathologie psychiatrique ou addictologique préexistante ou encore une difficulté à contrôler ses consommations ou comportements addictifs ont été sévèrement touchées 6.
Si les problématiques liées à l’alcool augmentent le risque de violence intra familial, dont l’entourage fait les frais, les proches des personnes concernées par une addiction au jeu ont particulièrement souffert pendant la pandémie des répercussions financières en sus de la surcharge émotionnelle et des conflits intrafamiliaux. Demander de l’aide dans le contexte des addictions, que ce soit pour la personne concernée ou ses proches, s’avère difficile en raison de la honte et des tabous qui y sont associés. Une enquête représentative mandatée par Promotion Santé Suisse pendant la pandémie sur les compétences en matière de santé psychique a montré que plus d’un tiers de l’échantillon ne veut pas déranger les autres en cas de problèmes psychiques, 21% ne veulent pas en parler, 18% ressentent de la honte et trouvent cela gênant, 12% ne savent pas à qui s’adresser. Finalement, si le recours à une aide professionnelle est envisagé, les résultats démontrent en réalité que ce sont les proches qui sont sollicités en première ligne, mettant en évidence un écart entre l’intention et la mise en œuvre 7.
Selon Oulevey Bachmann et collègues 8, « l’aide demandée par les proches aidant·e·s (PA) pour assurer les soins et le soutien à leur proche arrive souvent tardivement, soit quand ils sont au bord de l’épuisement, en crise avec la personne aidée, ou qu’ils font face à des difficultés financières ». Selon ces mêmes auteurs, « la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a révélé sans équivoque que les proches aidant·e·s servent « d’amortisseurs », répondant dans la mesure de leurs moyens aux besoins de soins et de soutien des personnes de leur entourage, là où le système de soins et de soutien formels fait défaut. À ce titre, ils exposent davantage leur santé. En perte de ressources, ils courent le risque de ne plus être en mesure à leur tour de répondre aux besoins des personnes fragiles ou malades dont ils s’occupent ». Selon Giraud et al. 9, « […] plusieurs aidant·e·s ont souligné avec une ironie un peu amère que l’ensemble de la population expérimentait concrètement ce qui constitue la banalité de leur quotidien, parfois depuis plusieurs dizaines d’années : la limitation, voire la restriction totale des sorties, des activités, des loisirs, des libertés, du travail, ainsi que l’isolement et la réclusion au domicile ». En raison de la fermeture des hôpitaux et des centres de jour psychiatriques, des consultations ambulatoires et de la limitation des soins à domicile, les familles, fortement sollicitées, ont souffert de grandes difficultés psychologiques.
De façon générale, la littérature scientifique portant sur les conséquences psychologiques de la pandémie a rapporté un niveau d’inquiétude, de stress, de nervosité et d’anxiété élevé des PA, avec des préoccupations quant à leur propre santé, la crainte et la culpabilité d’infecter son proche malade ou de ne plus pouvoir s’en occuper, ainsi que la crainte de perdre son emploi 10.
En Suisse, environ 100’000 enfants grandissent avec un parent alcoolodépendant 11. Pendant longtemps le vécu et le ressenti des EPA n’ont que peu, voire pas été pris en considération. L’alcool reste un problème sociétal encore tabou et peu reconnu comme problématique, malgré des enjeux de santé communautaire importants. La consommation d’alcool étant banalisée, normalisée et connotée le plus souvent comme une source de « bien-être » et de convivialité par les adultes, reconnaître une problématique d’alcool peut prendre du temps. Prendre conscience de ces répercussions sur les enfants en demande encore plus. De plus, la peur des parents de demander de l’aide, par crainte de perdre la garde des enfants est un réel frein. Le repérage de ces enfants est complexe car plus ils sont jeunes, plus il sera difficile pour eux de déterminer si les comportements et les actes des adultes qui l’entourent sont adéquats. Par loyauté et par crainte d’être séparé de ses parents, l’enfant préfèrera taire son vécu plutôt que de parler à des professionnels perçus comme des étrangers 12. Or les répercussions sur les enfants ayant un ou deux parents avec une problématique d’alcool sont fréquentes en Suisse, augmentant par six le risque de développer eux-mêmes une addiction 11. Il existe aussi un lien marqué entre la consommation d’alcool et la probabilité que ces enfants subissent de la violence physique et psychologique, de la violence sexuelle, de la négligence et qu’ils soient témoins de violence conjugale 13.
Quand bien même de nombreuses et nombreux professionnel·le·s sont au contact de ces EPA et sensibilisé·e·s à cette problématique, leurs moyens d’action restent limités, en particulier en raison de la segmentation du système socio-sanitaire et socio-éducatif. Le manque de collaboration entre les différent·e·s professionnel·le·s est un frein reconnu au dépistage et au soutien des EPA 14. Quand une telle alliance parvient à s’instaurer, il est ensuite nécessaire de travailler avec les mécanismes de défense des parents (déni, résistance, dynamique familiale complexe) 15.
Une revue de littérature, effectuée dans le cadre d’un travail de Bachelor en soins infirmiers 16, a permis de mettre en évidence huit caractéristiques concernant les EPA :
Les croyances et les représentations des professionnel·le·s étant de puissants freins à l’implantation de changement sur le terrain, cet article s’est limité à faire un état des lieux non exhaustif des connaissances sur le vécu et les besoins des PA dans le domaine de la psychiatrie et des addictions, qu’ils soient majeurs ou mineurs. Comme le précisent Skuza et al. 3, « bien trop souvent encore, ils [les proches] sont ballottés, tenus/restent à l’écart et ne suscitent/requièrent que peu d’attention de la part des professionnels ». Ces derniers avouent parfois se retrancher derrière le secret professionnel pour ne pas avoir à leur répondre car ils se sentent démunis et pas suffisamment compétents. Sensibiliser les professionnels à la réalité des PA est un premier pas essentiel pour un futur partenariat afin de les inviter à s’y intéresser, à accueillir, entendre et valider leur fardeau, mais aussi pour s’intéresser à leurs ressources et au soutien qu’ils apportent à leur proche malade. Les proches souffrent notamment grandement de ne pas être considérés par les professionnels. Enfin, il est évident que plus de moyens doivent être octroyés pour le soutien à la parentalité et ce, sur la durée et pas seulement dans la période périnatale, afin de mieux détecter et soutenir les enfants en difficultés.