avril 2023
Pr. Michel Kazatchkine par Camille Robert (GREA) et Barbara Broers (HUG)
Barbara Broers : D’où vous vient cet engagement pour la question des addictions? Pouvez-vous nous raconter votre parcours?
Michel Kazatchkine : Je crois que l’on peut le résumer assez simplement en disant que je suis un médecin du sida, depuis le tout début de l’épidémie. Je venais de la discipline médicale de l’immunologie, où les maladies sont très compliquées et les concepts que l’on manipule assez abstraits. Et brusquement, la réalité du sida nous a plongés dans la réalité sociale et dans une tragédie clinique, dans les années où il n’y avait pas encore de traitement.
Les usager·ère·s de drogues étaient évidemment l’un des aspects de cette brutale réalité sociale, à laquelle nous nous sommes trouvé·e·s confronté·e·s et à laquelle nous n’étions pas préparé·e·s en tant que médecins hospitalier·ère·s. Je travaillais à l’hôpital Broussais, qui était à la limite des banlieues sud de Paris, dans une zone très prévalente de trafic et d’usage. Et très rapidement, le quartier a été dévasté par le sida. J’ai vu mourir beaucoup de gens. Je voyais mourir les frères, les sœurs, les cousins, les parents de gens que j’avais vus quelques semaines ou mois auparavant. Des associations de mères de quartier se sont constituées, il y avait une prise de conscience de l’impact du sida sur les usager·ère·s de drogues dans ce quartier. Mais on n’avait pas de traitement… J’ai rencontré des personnalités qui m’ont marqué à vie et qui ont, je crois, marqué mon engagement sur ces questions d’addiction.
Il y avait un patient, que j’appellerai Nestor, qui m’a fait deux remarques qui depuis, sont avec moi tous les jours. Un jour, en consultation, je lui dis « écoute, il faut que l’on se revoie dans 3 mois et si tu veux, avant la prochaine consultation, tu pourrais refaire un test sanguin pour mesurer les lymphocytes ». Et il me dit « mais pourquoi? ». Je lui réponds que c’est pour suivre son évolution et il me dit « mais docteur, moi je ne veux pas que vous me suiviez, je sais où on va. Je veux que vous me précédiez, que vous anticipiez au lieu de me suivre ». Ça, pour moi, ça a été bouleversant. Et l’autre chose, c’est que peu avant de mourir – parce qu’il était conscient qu’il allait mourir– il est parti en Algérie, dans son pays natal. Et de là, il m’a envoyé une carte postale et sur la carte, il y avait écrit « Dîtes à Saïd (sida) qu’elle ne m’aura jamais ».
Vous savez que les médecins du sida, à ce moment-là, nous étions aussi des activistes politiques, publics et sociaux. Ce contact-là m’a marqué et m’a tout de suite orienté vers les addictions. En 1992, nous n’avions toujours pas de traitement du sida. Nous avons ouvert le centre Nova Dona à l’hôpital Broussais, un bâtiment préfabriqué qui est arrivé de nuit et sous protection policière à cause de l’opposition du quartier. Ce bâtiment avait 2 portes, une qui donnait sur l’hôpital et une sur la rue. Nous y avons d’abord ouvert un centre de méthadone et d’accueil à bas seuil pour que les gens puissent se doucher, se reposer, rencontrer des professionnel·le·s des soins infirmiers et de l’assistance sociale. À l’extérieur, sur la rue, il y avait un échangeur de seringues qui n’était que le deuxième dans toute la ville de Paris.
Voilà comment tout a commencé. Et puis ma vie de médecin du sida a évolué vers une vie internationale quand je suis devenu le Directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida en France. C’était le moment où on prenait conscience des inégalités d’accès aux traitements entre les pays riches et les pays pauvres, et j’ai donc décidé de m’engager dans le sida international en venant travailler à Genève avec l’OMS et l’ONUSIDA. J’ai participé à la naissance du Fonds mondial de lutte contre le sida, c’étaient mes premiers engagements politiques et diplomatiques. Ensuite, je suis devenu le directeur du Fonds mondial et je crois que cette organisation a permis un essor considérable de l’accès à la réduction des risques dans le monde, même si nous partageons tou·te·s le constat qu’on est loin de là où on voudrait être. Il y a encore beaucoup d’obstacles législatifs, culturels, politiques et sociaux.
Voilà, en quelque sorte, le résumé de mon parcours et je vous remercie de l’opportunité de le raconter, parce que quelque part, ça a vraiment commencé avec Nestor.
Camille Robert : Et aujourd’hui, vous êtes engagé à la Global Commission on Drug Policy.
Michel Kazatchkine : La Global Commission réunit 26 membres venant de tous les continents. Ses membres sont des personnalités qui s’engagent à titre individuel, de citoyen·ne·s de monde en quelque sort, pour porter un plaidoyer de réforme sur les politiques drogues. J’y ai été invité à la création de la Commission même, en 2010, et j’ai participé à la première réunion qui s’est tenue à Genève, sous la présidence de Kofi Annan, dont je suis un élève. Il a été un mentor pour moi et à titre personnel, je lui dois beaucoup. Dans cette première réunion à Genève, il y avait l’ancien président du Brésil Fernando Henrique, l’ancien président du Mexique, Ernesto Zedillo, un ancien président de la Colombie, César Gaviria, et bien sûr Ruth Dreifuss, qui représentait la Suisse et l’Europe progressiste. Moi, à côté de ces grands personnages politiques, j’étais quelque part le médecin du groupe.
Cette commission publie chaque année des rapports qui, je crois, sont lus et respectés dans la communauté internationale, bien qu’ils fassent aussi débat. Je me souviens d’être allé plusieurs fois à Vienne avec Ruth Dreifuss, où se situe l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour présenter nos rapports, et bien entendu que la Fédération de Russie, la Chine, l’Iran et d’autres objectent beaucoup à ce que nous disons. Mais je crois que cette Commission apporte une sorte de cadre sur lequel beaucoup d’organisations et d’ONG peuvent s’appuyer. Nos rapports sont très référencés, très étayés par la science, nous faisons très attention à ce que nous disons. Et donc je crois que cette Commission a un apport considérable dans le plaidoyer international. Par exemple, en automne, nous sommes allés à Vilnius pour voir le Parlement, les ministres, et la Lituanie a voté la dépénalisation de la possession de cannabis. C’est un petit pas, mais c’est déjà ça.
Donc voilà le genre de travail que l’on fait : nous allons blâmer les pays qu’il faut blâmer. Nous allons féliciter et encourager les pays qui s’engagent sur la voie des réformes. Nous publions des rapports et nous faisons aussi beaucoup ce qu’on appelle à Genève le corridor diplomacy, c’est-à-dire rencontrer les gens, parler et écouter.
Camille Robert : On comprend bien que selon les différents pays et régions du monde, les priorités sont différentes parce que les situations et les politiques sont différentes. Mais quelles sont les priorités stratégiques de la Commission? Comment choisit-on ses combats?
Michel Kazatchkine : C’est vrai que les régions diffèrent beaucoup, mais dans l’ensemble, je crois que l’on ne peut pas vraiment se féliciter des politiques drogues dans le monde, et même en Europe, n’est-ce pas? Il ne faut pas s’endormir sur nos lauriers. La France a par exemple inscrit la réduction des risques dans sa loi sur la santé publique, mais il ne faut pas fermer les yeux sur le fait qu’il y a 150’000 arrestations chaque année dans ce pays. En Europe, je ne vois pas vraiment de modèle quelque part, je vois plutôt un paysage qui demande que tous nos efforts continuent. La Commission a cinq priorités stratégiques :
La première, c’est de placer la santé et les droits humains en tête de toutes les politiques en matière de drogues. C’est une priorité que nous nous sommes fixée quand le sida, l’hépatite et la tuberculose multirésistante étaient plus à l’agenda qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais pour les personnes qui en ont besoin, cela reste une priorité. La santé des communautés, c’est-à-dire la santé publique, doit être une priorité absolue des politiques publiques en matière de drogues.
La deuxième priorité va dans le même sens : il s’agit de permettre l’accès universel aux médicaments qui sont sous contrôle des conventions internationales. Je pense en particulier aux opioïdes, pour la douleur et les soins palliatifs. 85% de l’humanité n’a pas accès à ces médicaments.
La troisième priorité, c’est la dépénalisation et faire cesser l’arbitraire des arrestations, les abus sur les droits humains et la surincarcération qu’il y a à l’échelle mondiale. Et donc la dépénalisation, c’est retirer du droit criminel et du droit pénal les questions de drogues. C’est une mesure de réduction des risques, parce que la pénalisation représente un risque élevé dans la consommation.
La quatrième priorité, c’est de travailler avec la justice et la police, pour rééquilibrer les efforts et cesser de s’attaquer aux plus petits, aux usager·ère·s dans la rue, aux petits dealers, aux petits trafiquants qui sont là pour des raisons économiques, et enfin s’attaquer au blanchiment d’argent, à ceux qui déstabilisent les États, les élections, la politique et les marchés.
Je crois que sur ces 4 points, nous sommes tou·te·s plus ou moins d’accords. Je me souviens très bien, d’ailleurs, à Vienne, du Président de l’ONUDC nous dire que nous étions d’accord là-dessus. C’est sur la 5e priorité que tout le monde n’est pas d’accord et cette 5e priorité, c’est la clé : il s’agit d’en finir avec la prohibition et de passer à un régime de régulation légale. Nous ne disons pas de « légalisation » des drogues, parce que ça voudrait dire l’achat de n’importe quoi, n’importe où. La régulation légale, c’est un système de vente encadré, comme pour l’alcool, le tabac, les médicaments et toutes les substances psychoactives licites. On régule le marché pour casser le marché clandestin et mettre fin à l’un des éléments les plus dangereux pour la santé des gens : la vente au marché noir, où vous ne savez pas ce que vous achetez.
Camille Robert : Tout à l’heure, quand vous parliez de l’engagement diplomatique, vous parliez de corridor diplomacy. Est-ce que les choses se jouent plus à côté des conférences que dedans? Comment ça se passe, quel type de compétences faut-il avoir?
Michel Kazatchkine : Vous connaissez Ruth Dreifuss : pour moi, c’est une diplomate admirable parce qu’elle est ferme dans ses convictions, elle sait où il faut aller, et en même temps, c’est une femme d’écoute. Très attentive, elle ne concède rien sur ses principes, mais garde toujours son sang-froid et sa courtoisie. Vous avez bien fait de poser cette question, parce que c’est vrai qu’il faut apprendre à s’exprimer en public, mais aussi en privé. Il faut être confiant dans ses certitudes et ses convictions, mais en position d’écouter l’autre, même si parfois c’est insupportable.
En pratique, ça se passe effectivement dans les corridors, autour d’un café, là où il y a des endroits pour être debout autour d’une table. À Vienne, Berlin, New York, Genève, nous organisons parfois des dîners avec les ambassadeur·rice·s de ce que l’on appelle les like minded countries pour essayer de construire des coalitions en vue d’événements. On construit des stratégies diplomatiques. Par exemple, une de ces stratégies est l’utilisation de la fragmentation de la gouvernance en matière de drogues : cela veut dire que ce n’est plus l’ONUDC à Vienne qui a le monopole de la gouvernance, mais qu’aujourd’hui on parle de drogues à l’OMS, à l’ONUSIDA, au Conseil des droits de l’homme, où on est beaucoup plus progressistes qu’à Vienne. En utilisant toutes les autres portes de la gouvernance du système des drogues et cette fragmentation, ça permet de faire pression sur des bastions plus conservateurs.
Barbara Broers : Est-ce que grâce à ce type de stratégie, on va également pouvoir convaincre des pays plus conservateurs d’avancer vers des réformes progressistes ? Comment faire pour convaincre au niveau des États ?
Michel Kazatchkine : Je pense que la leçon de la Suisse, c’est de nous apprendre qu’il faut que la population soit convaincue. Il ne suffit pas de convaincre le ministre, parce que le ministre va changer. Il ne suffit pas non plus de convaincre une majorité parlementaire, parce qu’elle aussi va changer. Il faut convaincre les gens. Je pense par exemple à la République tchèque qui avait dépénalisé, puis repénalisé, puis dépénalisé à nouveau sous la pression de l’opinion publique et de l’évidence scientifique.
Il faut être confiant dans ses certitudes et ses convictions, mais en position d’écouter l’autre, même si parfois c’est insupportable
Et là, vous, les associations, la société civile, vous avez un rôle considérable à jouer. Il ne s’agit pas d’être dans la confrontation, mais dans le dialogue. Moi je crois beaucoup aux échanges autour de cafés, avec les maires, les élu·e·s locaux·les, les policières et les policiers, dont beaucoup comprennent parfaitement ces questions. Et ces gens-là finiront par mettre la pression sur les parlementaires, qui doivent évidemment être une cible. Ce sont beaucoup de petits pas, on ne peut s’attendre à avoir des résultats d’un jour à l’autre, mais il faut rester ferme dans ses principes et avoir des messages simples. La Global Commission est là pour ça, justement.
Camille Robert : Il y a 30 ans, la Suisse était vue comme un pays précurseur avec sa politique des quatre piliers. Depuis, pas grand-chose n’a changé. Comment percevez-vous le rôle et la place de la Suisse aujourd’hui sur la scène internationale?
Michel Kazatchkine : Je pense qu’il y a deux regards différents : la Suisse dans le monde et la Suisse qui se regarde elle-même. Sur la scène internationale, je continue de voir une Suisse qui soutient les politiques progressistes et les réformes, évidemment grâce à Ruth, mais aussi grâce à vos différent·e·s ambassadeur·rice·s à Genève, Vienne et New York, qui tiennent toujours des propos très progressistes. Donc pour moi, même si la Suisse, dans les années les plus récentes, a été plus conservatrice qu’auparavant sur le plan international, en particulier avec Monsieur Cassis, on peut dire qu’elle garde une place particulière sur la scène internationale. On peut toujours compter sur elle.
Dans une perspective interne, oui, je crois qu’on stagne. Un constat que l’on peut faire sur l’Europe, c’est que les citoyen·ne·s sont dans une phase d’hésitation et d’inquiétudes. Est-ce qu’on est vraiment un continent prospère ? On est un continent en train de vieillir, on voit la révolution digitale, le chaos de l’ordre mondial et l’Europe n’a plus la position de leadership qu’elle avait avant. On a voulu être très progressiste, on a fait de belles réformes, mais maintenant on connait une période de doute social. La Suisse profite d’une stabilité politique différente du fait de son système politique, mais je pense que les citoyen·ne·s partagent ce doute. Donc pour moi, oui, la Suisse avance avec les projets cannabis et la recherche, elle garde ses atouts, mais elle cherche à toujours ménager la chèvre et le chou, et à force d’être prudent, parfois, on n’avance plus.
Donc on avance par petit pas, mais j’aimerais qu’on puisse faire de grands pas sur la prohibition, sur la peine de mort, sur les droits humains. Mais en ce moment, les vents sont contraires. À Vienne, les diplomates votent parfois sans avoir lu les rapports, ils votent parfois avec leur idéologie plutôt qu’après avoir longuement réfléchi, ou alors ils votent selon ce que leur conseillère ou conseiller leur disent de voter, et eux-mêmes sont plus ou moins bien renseignés. Il y a quelque chose de très artificiel dans le monde politique, où la société civile peut parfois être mise complètement à l’écart. Et d’un autre côté, la diplomatie devient de plus en plus publique, alors qu’avant c’était une affaire privée. On dit toujours que les diplomates parlent derrière des portes fermées et ça continue, évidemment. Mais dans l’ensemble, la diplomatie est devenue publique dans le sens où elle est devenue une diplomatie de posture : vous devez satisfaire votre auditoire, vos citoyen·ne·s avec les mots qu’ils attendent de vous, ce qui vous pousse à adopter des postures fortes. Dès que vous dites quelque chose, ça part sur Twitter, sur les réseaux sociaux, et vous devez toujours rendre des comptes. Ça ne facilite pas les dialogues calmes et apaisés, mais d’un autre côté, ça ouvre une porte formidable à la société civile, parce que le politique est en permanence redevable à la société civile. Et si vous, vous suivez bien tout ce qu’ils font, vous pouvez les mettre devant leurs contradictions. Vous pouvez leur faire remarquer que ce qu’ils disent ne repose sur aucun argument ni aucune réalité scientifique. C’est là que vous avez un rôle très important : il me semble qu’il faut profiter de cette transformation de la diplomatie.
Camille Robert et Barbara Broers : Merci beaucoup.