avril 2023
Grégoire Vittoz (Addiction Suisse) et Ysatis Menétrey (Université de Bern)
Le 13 février 2022, le peuple suisse acceptait à 56.6% l’initiative « Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac », permettant aux milieux de la prévention et de la santé de signer une victoire historique.
Dans la lutte contre le tabagisme par des interdictions publicitaires, la défaite était pourtant la règle en Suisse jusque-là. Les tentatives précédentes d’y parvenir par voie d’initiative populaire avaient été largement rejetées, à 59% en 1979, puis même à 74.5% en 1993. Au niveau du Parlement, contraint d’élaborer une Loi sur les produits du tabac dès 2014 après l’exclusion de ceux-ci de la Loi sur les denrées alimentaires, un processus de 6 ans avait accouché en 2021 d’une loi ne régulant pas grand-chose, si ce n’est une interdiction de vente aux mineurs que l’industrie du tabac appelait de ses vœux: en en faisant un produit d’adulte, cette mesure le rend encore plus attractif auprès de la population adolescente.
C’est dans ce contexte de désespoir mêlé de résignation qu’a été lancée l’initiative « Enfants sans tabac » le 12 mars 2018. Il faut rappeler qu’au moment de sa création, l’association chargée de la porter était un petit groupe de personnes relativement isolées, regardées avec méfiance par la plupart des acteurs historiques de la lutte anti-tabac en Suisse échaudés par les défaites passées.
Comment cette initiative, qui a failli ne jamais être déposée faute d’un nombre suffisant de signatures, a-t-elle pu aboutir contre vents et marées, puis être acceptée par le peuple et les cantons malgré tout ce qui semblait s’y opposer? Difficile de tirer de cette expérience une recette miracle qui pourrait être répliquée à l’identique pour un autre thème de santé publique. Changements sociétaux, implication des acteurs, personnes clés au bon endroit au bon moment, cadre législatif existant, arguments des deux camps, nombreux sont les facteurs favorables dont elle a bénéficié. Leur l’analyse peut permettre une compréhension de ce succès.
Ce résultat est un message d’espoir pour toutes les personnes et organisations qui s’engagent pour la santé publique en Suisse. En s’en donnant les moyens, en agissant intelligemment et ensemble, en soignant chaque détail et en faisant preuve de courage, il est possible de changer les choses. Lorsqu’on prend la peine de la consulter, la population est capable de faire des choix en faveur de la santé de toutes et tous sans se laisser influencer par les défenseurs d’intérêts particuliers avançant cachés derrière des arguments de liberté et de responsabilité individuelle.
Le succès de cette initiative populaire a été analysé par Ysatis Menétrey dans le cadre de son mémoire de Master, rédigé à l’Université de Berne en 2022. Son travail consiste à expliquer la victoire au travers de trois prismes : la problématique du tabagisme, les rebondissements du monde politique ainsi que la solution concrète apportée par l’initiative. Alors que la problématique du tabagisme semble avoir gagné en visibilité pendant la crise du Covid-19 et sous la pression des nouvelles recommandations mondiales et européennes, la question du tabagisme chez les jeunes entre 15 et 25 ans, notamment au travers de la consommation des nouveaux produits du tabac, a également été propulsée sur le devant de la scène. Bien que le monde politique soit marqué par la présence des lobbies du tabac au niveau du Parlement fédéral, une acceptation populaire de mesures strictes régulant la consommation de tabac chez les jeunes se retrouve dans les votations cantonales, indiquant une certaine dénormalisation de la fumée. La solution politique apportée par l’initiative bénéficie en outre d’une forte acceptation normative et scientifique, portée par un consensus global sur la dangerosité du tabac. Elle se présente comme un compromis helvétique et peut s’appuyer sur une tendance médiatique positive à son égard, une communication forte, ce qui lui permet de s’imposer face à une contre-campagne suboptimale.
La conférence de presse de lancement a mis en avant les médecins et les pharmaciennes, ce qui a apporté légitimité et crédibilité à l’initiative puisque ces professions sont plutôt apolitiques et défendent avant tout la santé publique. Le projet initial consistait à s’appuyer sur les cabinets et officines pour récolter les signatures. Il est toutefois apparu assez rapidement qu’il ne serait pas possible d’y parvenir par ce biais. C’est alors que de grosses ONG, telles que la Ligue contre le cancer et la Ligue pulmonaire, se sont mobilisées et ont apporté leur force de frappe financière. Elles ont permis ainsi de boucler la récolte de signatures dans le délai imparti, puis de prendre la décision d’aller devant le peuple lorsqu’il est apparu que la loi adoptée par le Parlement ne permettrait pas de retirer l’initiative. Une multitude d’autres acteurs ont pu être réunis autour de ce projet, issus aussi bien du monde de la santé que d’autres cercles, telles les associations de jeunesse ou du sport. Cette alliance large et complémentaire a certainement contribué au succès.
L’avantage pour une ONG dans un projet comme celui-ci est qu’elle n’est pas obligée de gagner pour en tirer bénéfice. Sa raison d’être est la défense d’une cause, c’est ce qu’attendent d’elle les donatrices et donateurs qui la soutiennent. En ce sens, lorsqu’une telle initiative se présente, le risque encouru en s’engageant est moins élevé que le risque encouru à ne pas s’engager. Dès lors, du moment que l’initiative avait été lancée, il y avait pour les ONG une forme d’obligation à être de la partie. Pour Addiction Suisse par exemple, il aurait été intenable vis-à-vis des personnes qui la soutiennent qu’elle soit absente de la campagne, même en cas de défaite. Elles se seraient senties trahies. Une telle campagne lui offre d’autre part de la visibilité sur le thème qui est le sien. Même si son engagement est conséquent, l’exposition médiatique positive générée est sans commune mesure avec ce qu’elle aurait obtenu en mettant cet argent dans une campagne de communication traditionnelle. Dans un tel contexte, la victoire est la cerise sur le gâteau.
Pour celles et ceux qui ont vécu l’aventure de l’intérieur, le rôle personnel joué par le président du comité d’initiative, le Conseiller aux États bernois Hans Stöckli, est évident. Les raisons de son engagement lui appartiennent; des appels du pied d’un Alain Berset consterné par la tournure que prenaient les débats parlementaires y ont certainement joué un rôle. Toujours est-il qu’il a fait montre dès le départ d’un enthousiasme et d’une force de conviction tout à fait hors-norme, qui se sont révélés déterminants à certains moments clés. Il a su motiver un comité souvent découragé devant la tournure que prenaient les évènements au départ, alors que la récolte de signatures patinait. Une séance en particulier dans une salle du palais fédéral le 30 janvier 2019, en fin de journée, restera dans les mémoires de celles et ceux qui l’ont vécue. Ce jour-là, alors qu’une première somme permettant de financer une partie de la récolte des signatures manquantes avait été réunie, il est parvenu à créer grâce à sa seule énergie une émulation entre les organisations qui ne s’étaient pas encore engagées financièrement, si bien que le tour de table financier était bouclé à l’issue de la séance. Le projet se serait tout simplement arrêté là sans cet épisode. Par la suite, sa force de conviction a plusieurs fois permis de convaincre les réticent·es lorsqu’il s’est agi de récolter des fonds pour la campagne. Il a avoué avoir perdu 20 kilos dans l’aventure et a montré une grande émotion lors de la victoire, évoquant la responsabilité qu’il a senti peser sur ses épaules lorsqu’il a réalisé que les ONG allaient engager un montant à 7 chiffres dans l’aventure qu’il avait initiée. Ses compagnons de route ne s’y sont pas trompés puisqu’ils l’ont proposé à l’Organisation mondiale de la santé pour le World No Tobacco Day Award 2022, qui lui a été remis à Bruxelles.
Les va-et-vient propres au système législatif helvétique ont fait vivre au comité d’initiative une palette d’émotions telles que, dans le désordre, l’espoir, la désillusion, la colère, la perplexité et l’incertitude. Au gré des différents passages dans les commissions de santé publique des deux Chambres (Conseil national et Conseil des États), devant les deux plénums ou au Conseil fédéral, le projet de Loi sur les produits du tabac a intégré puis abandonné toute une série de propositions de régulation plus ou moins détaillées. Au gré de ces évolutions se posait en permanence une question sous-jacente centrale : retirer ou ne pas retirer l’initiative? Quelle ampleur de différence entre les dispositions de la loi et les revendications de l’initiative était-elle acceptable? Où se situait la ligne rouge? Pour le comité d’initiative, un projet issu de la commission de santé publique du Conseil des États en 2020 laissait entrevoir la possibilité d’un retrait, car il répondait de manière proche à ses revendications. Espoir vite douché à la suite du passage en plénum puis, dans un deuxième temps, devant le Conseil national. À l’automne 2021, une fois la loi sous toit, il n’a toutefois pas eu à tergiverser avant de décider d’aller devant le peuple : cette loi était extrêmement faible en matière de protection de la jeunesse. Cette faiblesse a probablement été un atout en faveur de l’initiative, car il aurait été plus difficile de convaincre le peuple de voter oui si la loi avait déjà atteint partiellement son but. En 2012, la trop grande proximité entre les exigences de l’initiative contre le tabagisme passif et les mesures de la loi sur la fumée passive adoptée peu avant par le Parlement avait certainement contribué à son échec en votation populaire.
Après l’adoption de la Loi sur les produits du tabac à l’automne 2021 et donc la décision de ne pas retirer l’initiative, il existait deux dates possibles pour la votation populaire : le 13 février ou le 15 mai 2022. En choisissant la première, la Chancellerie fédérale lui a donné un coup de pouce. Avec un très grand écart de moyens à disposition pour la campagne puisque l’opposition pouvait compter sur les milieux économiques pour son financement, une campagne courte sur à peine plus d’un mois s’est probablement révélée un avantage pour la partie qui disposait des moyens inférieurs. Une votation en mai aurait impliqué une campagne plus longue, avec un risque d’épuisement.
Les campagnes elles-mêmes ont joué un rôle. Du côté de l’initiative, une approche très professionnelle a été choisie, avec des groupes-tests pour tous les éléments (messages, visuels, couleurs, slogan). Le choix d’un visuel très émotionnel, qui montrait un adolescent avec une cigarette à la main, a donné lieu à de vives controverses au sein des membres de la coalition, plus habitués aux campagnes de prévention qu’aux campagnes politiques. Ils ont eu l’intelligence d’écouter les professionnel·le·s de la communication. Les cantons où les chances de faire basculer le résultat étaient réelles ont été identifiés et une répartition stratégique des moyens a été opérée en conséquence. En face, la campagne s’est avérée caricaturale et violente. On ne peut pas exclure que certaines personnes aient pu se sentir insultées dans leur intelligence quand elles ont vu affirmer dans les médias avec aplomb que la publicité pour le tabac n’existait plus ou alors qu’elle n’avait aucun impact sur la consommation. Cette tentative frontale de discrédit, symbolisée en Suisse romande par les cervelas apparus sur les affiches comme prochaines victimes de supposées mesures hygiénistes, a pu jouer en défaveur du camp du « non ».
C’est finalement un « oui » clair qui est sorti des urnes le 13 février 2022. Un chiffre donne toutefois une forme de vertige quant à sa fragilité: en raison de la double majorité nécessaire du peuple et des cantons pour qu’une initiative populaire soit acceptée, il aurait suffi que 1’931 personnes résidant dans les 4 cantons ayant accepté le texte avec le plus faible score votent « non » pour que le résultat bascule; ceci alors que 2,42 millions de votes ont été exprimés au total. Les victoires de santé publique ne tiennent parfois qu’à un fil.