avril 2023
Markus Graf (Legalize it!)
Trente ans en arrière, lorsque quelques jeunes ont consommé du haschisch pour la première fois, ils se sont demandé ce qu’ils consommaient exactement. Même les consommatrices et consommateurs plus âgé·e·s et de longue date ne le savaient pas vraiment. Beaucoup ignoraient alors qu’il s’agissait de la résine de la plante de chanvre (l’herbe, donc les fleurs de cannabis, n’existait pas encore). Il y avait alors un vrai besoin d’informations. En 1991, l’association « KifferInnen Gruppe Legalize it ! » a été fondée à cinq. Dès lors, un groupe de passionné·e·s s’est occupé des questions juridiques et politiques liées au chanvre. Entre-temps, l’association Legalize it! est devenue, avec plus de 500 membres, la plus grande organisation représentant les consommateur·rice·s de cannabis en Suisse. L’association est financée par des fonds privés et du travail bénévole.
La politique en matière de drogues était sur toutes les lèvres au moment de la création de l’association : la misère autour des scènes ouvertes était criante. Mais le chanvre n’a jamais fait partie de ce problème : les membres de l’association considéraient n’avoir rien à voir avec les scènes de drogue de l’époque. On savait alors qu’une interdiction était inscrite dans la loi, mais pas ce qu’il se passait exactement lorsque celle-ci était ignorée. Des questions juridiques se sont rapidement posées. Nous avons donc mené quelques recherches et nous sommes rendus compte que la loi était appliquée de manière très différente selon les cantons et qu’elle l’est encore aujourd’hui. Un exemple extrême a été le traitement de la possession d’une quantité minime de cannabis. Depuis octobre 2013, la quantité minime non punissable pour le chanvre est clairement définie par la loi dans toute la Suisse. Il a toutefois fallu six ans et deux arrêts du Tribunal fédéral pour que la législation soit appliquée telle quelle dans toutes les juridictions cantonales.
Dès le début, l’association a reçu de nombreuses sollicitations concernant des questions juridiques liées au cannabis. Pour y répondre, Sven Schendekehl, secrétaire, membre fondateur et membre du comité, a créé dès 1996 la première brochure d’aide juridique « Shit happens ». Celle-ci résume de manière simple la situation juridique autour des produits contenant du THC. La brochure a été constamment remaniée au cours de 14 rééditions et est disponible en ligne et en version imprimée. En ligne, on trouve en outre de nombreuses informations et documents actuels, dont des exemples de sanctions concrètes (ordonnances pénales). Les informations sont disponibles en allemand et, pour la plupart, en français et en anglais.
Le nom de la brochure d’aide juridique « Shit happens » n’est pas le fruit du hasard. De nombreux·ses consommateur·rice·s ne s’adressent à Legalize it! que lorsqu’il est trop tard : souvent, ils et elles ont déjà fait une déclaration à la police ou sont même déjà dans les rouages de la justice. C’est pourquoi Sven Schendekehl propose depuis toujours des conseils juridiques personnalisés. Chaque semaine, une poignée de personnes concernées se manifestent, car la répression touche encore des dizaines de milliers de consommateur·rice·s par an.
Mais qui sont ces personnes et quels genres de problèmes ont-elles ? Il n’y a pas de profil type, il s’agit de personnes issues de toutes les couches sociales et de toutes les situations : du bénéficiaire de l’aide sociale au père de famille aisé possédant sa propre maison, en passant par la retraité·e. Pour beaucoup, la perte du permis de conduire est le plus grand défi. Il n’est pas rare que la répression s’accompagne également de la perte de l’emploi, voire d’une partie du réseau social. De même, il arrive régulièrement que des personnes se fassent remarquer pour avoir importé des graines de chanvre pour leur jardin potager. Alors que la possession d’une quantité minime (moins de 10g) n’est pas punissable, en cas de soupçon de culture, toute la palette de la répression peut être appliquée à partir d’une commande de graines de chanvre interceptée : d’un avertissement et de la confiscation du matériel à la perquisition du domicile par plusieurs agents de police en passant par des interrogatoires. Bien conseillé·e est celle ou celui qui se présente alors à temps chez Sven, car la limite entre infraction et délit est vite franchie.
Les travaux relatifs au THC et au droit ont toujours constitué les activités centrales de l’association. Cela ne changera probablement pas à l’avenir, car même si ça bouge sur le plan politique, les gens seront poursuivis encore longtemps parce qu’ils consomment du cannabis. Depuis 1996, l’association Legalize it! traite les données de dénonciation accessibles au public et documente la répression du chanvre en chiffres concrets.
« En fin de compte, l’association veut obtenir la légalisation complète du chanvre en Suisse », tel est l’objectif de notre association. Dans les phases initiales, beaucoup espéraient que le chanvre puisse rapidement devenir légal, à condition d’y travailler dur. Et pourquoi pas ? Parce que si l’on se penche sur le sens de tout cela, on se rend vite compte que la répression du chanvre n’a non seulement aucune utilité, mais qu’elle pose en plus beaucoup d’inconvénients.
Plusieurs associations œuvraient à la fin des années 1990 pour la légalisation du cannabis et pendant longtemps, il a semblé que ce ne serait qu’une formalité. Il y avait alors des congrès sur le chanvre, des manifestations et une scène de magasins florissante. L’époque des magasins de chanvre tendait vers son apogée au tournant du millénaire. L’herbe était vendue comme « oreiller parfumé » et était disponible à chaque coin de rue, pas seulement dans les magasins spécialisés dans le chanvre. Le marché noir n’existait presque plus, car il n’était tout simplement pas nécessaire de se rendre chez des dealers douteux dans la rue. La qualité était bonne, il y avait d’excellentes et très puissantes variétés outdoor, qui ont même été primées lors de la Cannabis Cup annuelle entre 1998 et 2006. Tout cela aurait été un terrain idéal pour faire avancer la légalisation. Pendant ce temps, nous avons dû faire le ménage dans nos associations, car nous en avions plusieurs avec peu de membres qui fonctionnaient en parallèle, ce qui était assez laborieux et peu efficace. Elles ont donc fini par fusionner et se sont fondues dans la nouvelle association Legalize it!.
Mais le Parlement refuse la légalisation du cannabis en 2004, la répression frappe et l’histoire de l’herbe vendue comme oreiller parfumé s’est arrêtée là. Alors que l’État avait perçu allègrement la TVA sur le chanvre pendant des années, la justice s’est mise à démanteler les magasins dont les taxes avaient été perçues jusqu’ici. C’est ainsi que l’initiative populaire fédérale « Pour une politique raisonnable en matière de chanvre protégeant efficacement la jeunesse » a vu le jour et a été déposée en 2006. Cependant, il ne restait plus beaucoup de moyens pour la campagne de votation et le 30 novembre 2008, l’initiative a été clairement rejetée. Presque 10 ans plus tard, quelques membres de l’association Legalize it! ont voulu remettre le couvert. L’Uruguay et quelques États des États-Unis avaient franchi le pas de la légalisation, le Canada était sur le point de le faire. Nous espérions également pouvoir mobiliser suffisamment de personnes grâce à une forte présence dans les médias. L’écho médiatique et la portée publique ont été énormes, mais la mobilisation insuffisante. En outre, nous n’avons pas réussi à réunir suffisamment d’argent pour lancer une campagne digne de ce nom. C’est pourquoi l’initiative a été retirée avant le début de la collecte de signatures.
Finalement, les efforts et surtout les ressources financières ont abouti à des partenariats avec d’autres acteurs et la création de l’association Cannabis Consensus Schweiz (CCCH). Avec leur aide, l’initiative parlementaire « Régulation du marché du cannabis pour une meilleure protection de la jeunesse et des consommateur·rice·s » a été rendue possible, déposée par le conseiller national Heinz Siegenthaler au Parlement. Cette initiative souhaite que la culture, la production, le commerce et la consommation de cannabis contenant du THC soient conformes aux recommandations Commission fédérale pour les questions relatives aux addictions et à la prévention des maladies non transmissibles (CFANT). La prochaine étape consistera pour la Commission de la Sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national (CSSS-N) et sa sous-commission à élaborer un projet d’acte législatif dans un délai de deux ans.
Au fil des années, il s’est avéré que les initiatives politiques ou sociales en Suisse, qui émanent de la base de la population, sont difficilement réalisables en ce qui concerne la légalisation du cannabis. Il n’y a tout simplement pas assez de personnes à mobiliser. Soit le sujet n’est pas pertinent pour la politique, soit les politicien·ne·s conservateur·rice·s en profitent pour se profiler auprès de l’électorat avec des préjugés réfutés depuis longtemps. Les peines encourues par la plupart des consommatrices et consommateurs sont trop faibles pour qu’ils s’engagent activement. Pourtant, il y a toujours des cas où des personnes se retrouvent en grande difficulté à cause de l’interdiction du chanvre, le plus souvent à cause de la perte du permis de conduire ou de l’emploi.
Cependant, les membres de l’association Legalize it! essaient toujours de faire bouger les choses par des actions plus ou moins importantes. Par exemple, Michael Stapelberg a écrit et traduit une lettre ouverte à la maire d’Amsterdam, Madame Halsema, lorsque celle-ci a tenté une nouvelle fois de bannir les touristes des coffee-shops par le biais d’une réglementation. Nino Forrer se bat depuis un certain temps pour que la quantité minime de cannabis (dont la possession est dépénalisée) ne puisse plus être confisquée. Pour ce faire, il s’est dénoncé lui-même au poste de police avec un gramme d’herbe, a déposé une plainte concernant la confiscation et a documenté tout cela de manière méticuleuse. Malheureusement, le tribunal n’est pas entré en matière sur sa plainte pour des raisons juridiques formelles. Les autorités ne voulaient absolument pas mener un procès exemplaire. C’est dommage, mais cela montre une fois de plus que ce genre d’action peut pousser les autorités dans leurs retranchements. Si les tribunaux avaient été sûrs de leur victoire, cela aurait valu la peine de participer à ce procès modèle.
Pendant toutes ces années, la prévention et en particulier la protection de la jeunesse n’ont guère été à l’ordre du jour, car nous n’avions peu de contacts avec les jeunes. Nous avons rencontré beaucoup de consommatrices et de consommateurs qui ne consomment qu’avec peu de risques. Les cas problématiques sont extrêmement rares. Il en résulte que les thèmes de la prévention et de la protection de la jeunesse sont plutôt discutés dans le cadre de projets de régulation. L’association Legalize it! défend alors sur de nombreuses questions les mêmes points de vue que les professionnel·le·s du domaine des addictions. La protection de la santé est cependant devenue un sujet récurrent. La forme de consommation du tabac, en particulier, a toujours été un sujet de discussion. Très tôt, les membres de l’association ont bricolé des vaporisateurs faits maison. Depuis que les premiers appareils sont arrivés sur le marché, les membres ont également la possibilité de les tester. Le magazine de l’association publie régulièrement des rapports de test et d’expérience sur différents vaporisateurs. L’interdiction de fumer s’est peu à peu imposée lors des manifestations où l’on fumait souvent du tabac ou, plus récemment, du chanvre CBD. Les vaporisateurs modernes de cannabis ou de tabac sont toutefois tolérés. Fumer, peu importe quoi, est de moins en moins accepté socialement.
Il est clair que l’association Legalize it! existera encore longtemps. En Suisse, il n’y aura probablement pas de solution proche d’une régulation telle que nous la connaissons à l’étranger avant plusieurs années. Sven et Michael proposent une variante concrète de légalisation pour la Suisse dans « La belle solution ». Leurs principes directeurs prévoient ce qui suit :
le marché noir doit devenir moins attractif;
les consommatrices, consommateurs et les personnes concernées par les effets de la consommation doivent être protégés;
les libertés telles que la liberté de cultiver doivent être restaurées et recréées.
Comme nouvelle branche dans l’histoire de l’association, nous allons participer au projet pilote zurichois sur le cannabis et mettre sur pied un Cannabis Social Club. Nous pourrons ainsi permettre à au moins quelques dizaines de consommatrices et consommateurs d’avoir accès à du cannabis contrôlé.
C’est d’ailleurs nécessaire, car seul le marché noir profite de la situation juridique actuelle. Les cannabinoïdes synthétiques poseront à l’avenir des défis considérables aux consommatrices et consommateurs et feront de nombreuses victimes, des victimes politiques, des victimes d’une fausse retenue. Même si la situation légale est malheureusement très difficile à changer, l’association Legalize it! continue à s’engager pour aider les consommatrices et consommateurs là où c’est possible.