avril 2023
Patricia Fontannaz (le relais) avec des mamans de choc
J’entends encore la voix de cette jeune femme, adossée au mur devant le kiosque, qui m’interpelle quand elle m’aperçoit dans sa rue. « Mais vous en avez pas marre de nous faire des promesses? » C’était il y a longtemps, mais je ne l’ai pas oubliée. Elle restera, comme l’appel de tant d’autres, comme une alerte, un phare, qui me rappelle que s’aventurer dans le champ des addictions et de l’accompagnement, sans entendre le cri des « sans voix », c’est prendre le risque de s’enliser chaque jour dans les évidences, et passer à côté de l’essentiel.
Mon terrain d’exploration est la rue, la ville surtout et ses espaces publics, mais aussi les recoins moins urbains, jusqu’aux territoires de fortune qui se font et se défont au gré des saisons et des trajectoires de vie des personnes marginalisées et discriminées par la consommation de drogues.
Il y a 30 ans, je découvrais le monde du travail social grâce à des personnes qui m’ont appris mon métier tout en me laissant découvrir par moi-même l’indicible chemin qui mène au cœur de l’humanité.
Des femmes et des hommes, ces pionnières et ces pionniers des années 90, dont beaucoup ont été emportés par le VIH, la drogue ou le mépris, ont marqué de manière indélébile mon parcours en tant que travailleuse sociale hors murs. Des éclaireuses et des éclaireurs qui par leurs mises en garde précieuses me hantent et me bousculent aujourd’hui encore dans l’ombre de chaque nouvelle rencontre, lorsque je pense avoir compris, lorsque je crois enfin savoir.
C’est dans les espaces informels des rues lausannoises que j’ai entendu le chuchotement des mères qui refusent de capituler et veulent résister face au rouleau compresseur technocratique et aux politiques sociales et sanitaires sécuritaires qui emportent avec elles les possibilités de créer, d’innover, de faire alliance avec les personnes marginalisées par la consommation de drogues.
Les femmes consommatrices que j’ai rencontrées avec le temps, le temps nécessaire pour tisser une toile de confiance dans leur trajectoire faite de l’invisibilité nécessaire à leur survie, m’ont partagé leur combat pour être reconnues et entendues en tant que mères malgré le stigmate de toxicomanes qui semble les réduire inéluctablement à leur incompétence.
La honte, la culpabilité face aux injonctions et aux exigences de normalité les éloignent des dispositifs d’aide et de soins. Pétries par la peur du jugement, du placement ou d’être perçues comme inaptes, il leur est difficile de briser le silence.
La rencontre avec ces mères a mis en évidence l’absence d’espaces prenant en considération leurs besoins spécifiques, leurs préoccupations constantes face à leur rôle de parent, les peurs, les méconnaissances et les représentations négatives des drogues favorisant la persistance d’une forme de stigmatisation.
Malgré un contexte structurellement peu favorable à la participation des personnes concernées, le travail social hors murs permet de créer des espaces de mobilisation et de résistance collective. Les liens de confiance tissés dans la libre adhésion avec des femmes devenues mères ont permis de prendre en considération leur besoin de reconnaissance et de favoriser leur participation dans une démarche communautaire : les mamans de choc.
À partir des échanges informels dans la rue, nous avons créé ensemble le « café des mamans », un rendez-vous devenu hebdomadaire dans un café lausannois par et pour des mères en situation d’addiction. C’est ensemble que nous avons défini les bonnes conditions de ces moments de rencontre, dont celle de la non-mixité souhaitée d’emblée par les femmes concernées comme une évidence, pour favoriser un sentiment de sécurité en réponse à leur besoin d’intimité, dans un espace d’entre-soi, de partage et de solidarité.
« L’engagement c’est trouver une utilité à une vie monotone et sans but, c’est trouver un sens pour une cause en laquelle on croit », partage Violette, une des mamans qui a participé à toutes les étapes de cette action collective des Mamans de choc, militante dans sa résilience pour un droit à une reconnaissance sociale et citoyenne.
Ce petit grain de sable informel et presque imperceptible que furent au départ les premières rencontres du café des mamans a permis peu à peu de prendre en considération la problématique de la parentalité en situation d’addiction mais aussi de déterrer les formes de discrimination encore tenaces dans les dispositifs d’aide et de soins face aux parents consommateur·rice·s et ses conséquences dramatiques sur les trajectoires de parentalité. Croire que nos savoirs professionnels sont complémentaires aux savoirs d’expériences des personnes qui ont une trajectoire dans les consommations de drogues, c’est oser se mettre en mouvement ensemble, cheminer côte à côte sans forcément savoir à l’avance où ça va nous mener, mais construire dans une logique de complémentarité nécessaire des nouvelles formes d’intervention solidaires et participatives.
De la réalisation du film « mamans de choc » en 2011, puis la réalisation d’une recherche-intervention sur la thématique de la parentalité en situation d’addiction dans le canton de Vaud en 2017, plus de 100 débats ont eu lieu à ce jour, en particulier dans les écoles de travail social, impliquant à chaque fois, la participation des mères concernées.
C’est l’accompagnement de ce processus de mobilisation des mères qui a permis de structurer leurs savoirs au fil du temps et être reconnues peu à peu comme des partenaires nécessaires dans différents contextes professionnels, ceux de la formation des futur·e·s travailleur·euse·s sociaux·ales en particulier.
Les mamans de choc avec lesquelles j’ai questionné cette notion d’engagement pour l’écriture de cet article, l’ont d’emblée associée à l’idée de combat, de lutte pour une reconnaissance sociale, pour revendiquer une place légitime autour de la table des négociations, des décisions. Surtout lorsqu’il s’agit des décisions qui concernent leur enfant.
Janique, maman engagée dans cette démarche depuis le début l’affirme :
« J’adore les débats, les partages, aider à une meilleure compréhension du problème à travers ce qu’on dit, mais aussi à travers des actes. L’engagement c’est une partie d’enthousiasme, et de croire que les choses vont changer, vouloir que cette problématique de la parentalité en situation d’addiction soit reconnue. Je m’engage pour que les choses changent et qu’avec mon expérience je puisse apporter quelque chose aux personnes qui travaillent avec cette problématique. Partager mes savoirs sur la manière dont sont prises certaines mesures, par exemple le placement d’un enfant. À l’heure actuelle, il n’y a pas assez de partenariat avec les parents dans ces moments-là.
Je m’engage ainsi parce que j’ai eu tellement de souffrances en tant que maman toxicomane, de ne pas être comprise, de ne pas avoir eu assez d’allié·e·s, de partenaires. Je m’implique pour que les mamans à l’avenir puissent trouver et avoir des allié·e·s chez les professionnel·le·s qui les accompagnent. C’est grâce à ce lien de confiance, à cette alliance qu’une maman pourra accepter le placement de son enfant. Quelle place on lui laisse dans tout ça? De plus, les mères ont besoin de partager avec d’autres mères qui sont passées par là… les professionnel·le·s peuvent parfois manquer d’humanisme, qui fait qu’on peut se sentir infantilisée ou trahie.
Je pense que le fait d’être accompagnée par une autre maman, ça laisse au parent concerné sa liberté de penser. L’engagement c’est aussi de bosser avec des humains et non avec un dossier. C’est une envie qui vient de l’intérieur, ce n’est pas seulement un protocole, un contrat de travail, pour moi c’est vraiment une implication humaine. »
Jamais rien sur nous sans nous, le slogan demandant une meilleure inclusion des personnes usagères de drogues est aussi celui des Mamans de choc. Il s’agit dès lors pour les professionnel·le·s du travail social d’adopter une posture innovante en créant les conditions favorisant la participation collective des personnes marginalisées, avec tous les ajustements, les résistances de part et d’autre, et les enjeux de déplacement dans sa posture que cela implique.
L’engagement, c’est peut-être savoir parfois rester dans l’ombre, oser ne rien faire quand l’urgence d’agir en tant que professionnelle nous taraude, si ce n’est rejoindre les personnes là où elles sont. C’est accepter les stratégies d’invisibilisation, le retrait, le repli et la disparition parfois des personnes que nous accompagnons, non pas comme une déficience, un déni mais comme une invitation légitime et paradoxale à prendre en considération leurs savoirs. Une manière qu’elles ont de dire et de nous interpeller, elles les « sans voix », sur ce qu’on fait d’elles quand on les attend là où elles ne sont pas.
C’est s’engager dans une nouvelle posture qui exige un pas de côté, une forme de renoncement au savoir et résister à l’appel toute puissance de faire à la place des autres… et se mettre en mouvement aux côtés des personnes que nous accompagnons en acceptant une nécessaire coopération parfois conflictuelle. C’est là que se déploient les possibilités d’innover nos pratiques et de déjouer l’inéluctable scénario de répétition de la stigmatisation et de la maltraitance.
Nous avons plus que jamais une responsabilité face aux personnes consommatrices de drogues que la criminalisation pousse dans l’invisibilité et renforce la non-reconnaissance du droit à l’accès aux structures d’aide et de soins. La lutte contre les incivilités et les politiques de contrôle social participent au maintien de la stigmatisation et de la discrimination des personnes marginalisées en cherchant à les invisibiliser des espaces publics, pour répondre au sentiment d’insécurité.
Le développement d’une politique de réduction des risques basée essentiellement sur l’accès au matériel stérile ne permet pas de réduire les injustices et les discriminations à l’égard des publics qui consomment des drogues même si elle a toutefois permis d’améliorer les conditions de vie des personnes concernées.
Créer des espaces de mobilisation, collectiviser les savoirs expérientiels des personnes qui consomment permet de favoriser une meilleure reconnaissance sociale et de développer des politiques qui s’adaptent aux besoins spécifiques des personnes qui consomment des drogues, en particulier des femmes et des parents en situation d’addiction.
Ce combat que mènent les personnes consommatrices que je rencontre se déroule dans un contexte d’une guerre contre la drogue annoncée comme perdue. Avec elles, en apprenant à leurs côtés l’art de naviguer et de se rendre invisibles face aux exigences de normalité et d’autonomisation, nous pourrons lutter contre les discriminations et le mépris qui tuent. Il s’agit d’accepter cette invitation à nous rapprocher encore un peu, s’ajuster un peu plus au rythme de leur pas, et s’engager à tenir la promesse de reconnaissance de leurs savoirs.