avril 2023
Anne-Catherine Menétrey Savary
Dans le cadre de ce numéro de Dépendances consacré à l’engagement, c’est un retour en arrière que je propose, vers la période comprise entre 1990 et 2010, caractérisée pour moi par deux formes d’engagement qui se heurtent et se complètent: d’abord dix ans de mobilisation professionnelle en tant que responsable de prévention à l’institut suisse de prévention de l’alcoolisme et des toxicomanies (ISPA), aujourd’hui Addiction suisse, puis huit ans de parlementarisme au Conseil national, à batailler notamment autour de la loi sur les stupéfiants. Si le passage entre ces deux mondes provoque un fort dépaysement, cela ne signifie pas pour autant que le travail des professionnel·le·s dans le champ des addictions n’a rien à voir avec la politique. Même s’ils et elles s’appuient sur leurs compétences spécifiques, si possible à l’abri des turbulences partisanes, il n’en reste pas moins que dans ce domaine on ne peut pas faire l’économie d’un élargissement des perspectives vers la compréhension des lignes de force et des tensions qui règnent dans la société en matière de santé ou de consommation. C’est ce que j’essaie de développer dans les lignes qui suivent. 1
En juin 1990, avec le soutien de la direction de l’ISPA, je mis sur pied un groupe de travail pour réfléchir à la situation des femmes consommatrices de drogues et d’alcool et à la nécessité de mettre à leur disposition une aide spécifique. Autant le dire tout de suite, ce projet découlait d’une des intuitions les plus fécondes que j’ai pu avoir dans ma carrière! Il a bouleversé certaines de mes convictions et provoqué une prise de conscience qui m’a fait devenir fondamentalement féministe.
Le groupe « Femmes-dépendances » était constitué de représentantes d’organisations ou d’institutions romandes actives dans la prévention ou le traitement des addictions, des bureaux cantonaux de l’égalité ainsi que d’autres centres d’accueil. Au départ, des représentantes de syndicats et de partis politiques avaient été conviées, car il nous paraissait important d’explorer les addictions des femmes à la lumière de leurs conditions sociales, mais leur participation fut éphémère. Il faut dire que la création de ce groupe bouleversait la doxa habituelle selon laquelle l’addiction est une maladie, et que cette maladie touche indistinctement les hommes et les femmes, sans différenciation. Néanmoins l’objectif de départ resta inchangé : conduire une réflexion sur « les contextes particuliers de l’entrée des femmes dans la consommation, les facteurs de risque spécifiques et les réponses médicales et sociales différenciées à apporter à leurs problèmes de santé ». 2 Entre 1990 et 2000, toujours avec le soutien de l’ISPA / Addiction suisse, le groupe organisa plusieurs événements ouverts notamment à nos partenaires d’outre Sarine. 3 En Suisse alémanique en effet la question d’une prise en charge réservée aux femmes dépendantes fut posée dès 1985 par des militantes et des professionnelles qui avaient les mêmes préoccupations que les nôtres. En 1991, soit l’année suivant la constitution de notre groupe, un colloque sur ce thème avait rassemblé 200 professionnelles des addictions.4
En 1996, c’est surtout l’engagement dans une recherche, financée par l’OFSP, qui mobilisa nos énergies. L’enquête de terrain menée par la sociologue que le groupe « Femme-dépendances » avait engagée, sous le contrôle d’un groupe de pilotage constitué de professionnelles des addictions des sept cantons romands, eut dès le départ un impact important sur notre propre positionnement. Il nous amena à remettre en question certains concepts tels que celui d’« émancipation » qui figurait au départ dans le nom du groupe (« dépendances et émancipation ») parce qu’il risquait de se muer en une norme impérative trop rigide.
Pour la plupart des femmes de notre enquête, des facteurs tels que la précarité de leurs conditions de vie, la détérioration de l’image de soi et un sentiment d’impuissance jouaient un rôle plus important que les inégalités de droits que l’émancipation est supposée abolir. À cela s’ajoutait, pour celles qui avaient des enfants, le refus de se percevoir en mauvaise mère et le déchirement d’en être éventuellement séparée. Ils apparaissaient comme le dernier rempart de l’estime de soi, d’où, parfois, le choix de la clandestinité. Il faut dire aussi que presque toutes les femmes de notre enquête avaient été amenées à la consommation par un homme, ami ou compagnon, et que sortir de l’addiction impliquait une douloureuse rupture affective. C’est aussi ce que semblait confirmer la situation de celles qui étaient « guéries » : elles se retrouvaient dans une situation d’isolement et d’absence de perspectives.
Ébranlées par ce constat, nous décidâmes de devenir nous-mêmes le co-objet de notre enquête. Cette introspection individuelle, mais partagée, révéla que nous avions toutes vécu des dépendances (affectives, relatives à l’alimentation ou aux médicaments psychotropes), de même que des conflits de rôles et des postures oppositionnelles, notamment vis-à-vis de nos mères. Mais nous les avions surmontées grâce à un fort investissement « émancipatoire » dans une carrière professionnelle. Nous butions donc sur une dissonance, un paradoxe: celui de vouloir aider des femmes dépendantes de drogues ou d’alcool, alors même que notre propre attitude restait imprégnée des représentations stigmatisantes les concernant, et qu’en plus nous envisagions de créer pour elles des lieux de prise en charge non mixtes, ce que nous aurions refusé dans la même situation.
Le regard intérieur porté sur nos propres blocages nous permit d’examiner avec empathie les déclarations des dix-sept femmes en situation d’addiction de notre enquête. Interrogées sur leurs besoins d’aide, elles exprimèrent leur méfiance à l’égard des « aides institutionnelles » et leur préférence pour des prestations offertes à toutes et tous, sans jugement, informelles, ambulatoires et « orientées vers le privé », ce que nous avons traduit par un besoin d’avoir « une amie à la maison ». Même si nous comprenions parfaitement cette demande, il est clair qu’elle ne correspondait pas à ce que nous avions imaginé et à ce que nous pouvions offrir.
Progressivement, le groupe « Femme-dépendances » avait adopté une orientation sociopolitique plutôt que thérapeutique, consistant à situer les problèmes d’addictions des femmes dans le contexte sociétal au sens large et en particulier dans la réponse sociale à leurs problèmes de santé. Leur prise en charge médicale, notamment la prescription de psychotropes, était marquée par des préjugés tenaces. C’est encore le cas aujourd’hui. Nous aurions voulu mettre en place des actions concertées dans les entreprises en matière de santé et de consommation, mais rien de tel ne put se réaliser. Ce fut également le cas en Suisse alémanique: divers projets pour des structures d’aide non mixtes se heurtèrent à de fortes oppositions et à des refus de financement. D’une certaine manière, l’engagement de toutes celles qui se sont investies dans le groupe peut être considéré comme un travail militant à l’intérieur d’une structure professionnelle.
« Après mon départ à la retraite en janvier 2000, le groupe Femme-dépendances » quitta l’ISPA pour le GREA. C’est à lui et en particulier à Camille Robert, autrice d’un mémoire sur ce sujet, qu’il appartient de raconter la suite.
Dès décembre 1999, lorsque je débarquai au Conseil national, c’est en particulier sur le dossier des addictions que le passage de l’engagement professionnel à la politique institutionnelle présenta les plus graves dissonances. Mais il ne fut plus question d’une approche spécifique pour les femmes. Nous sortions d’une période troublée. Dans les années 90, les centres d’aide aux personnes concernées par l’addiction en Suisse romande étaient inquiets et désemparés, dans une situation de relative impuissance face aux scènes ouvertes du Platzspitz ou du Letten à Zurich. Des collègues en plein désarroi s’y rendaient pour tenter de rapatrier les jeunes de leur région. On dénombrait 450 morts d’overdose par année et la moitié des consommateurs et consommatrices étaient infectées par le virus du sida. Quand, à Genève, la Doctoresse Annie Mino lança un programme de prescription médicale d’héroïne, nous avons jugé cette initiative salutaire mais téméraire, et personne n’aurait parié un franc sur les chances que cette approche gagne la Suisse entière. C’est pourtant une femme politique en la personne de la conseillère fédérale Ruth Dreifuss (mais pas seulement), qui déclencha une quasi-révolution. Elle entreprit le voyage de Zurich et les paroles qu’elle prononça à la suite de son immersion au Letten eurent une portée considérable. Des portes s’ouvrirent pour des aménagements sanitaires immédiats et pour des mesures à long terme en matière de réduction des risques. Le parcours personnel de Ruth Dreifuss est d’ailleurs une illustration de la dualité qui devrait toujours exister entre la politique institutionnelle et l’engagement militant. En effet, après avoir quitté sa fonction en 2003, elle devint membre, puis présidente, de la « Global Commission » pour une politique de régulation des stupéfiants.5
Grâce à son engagement, le Conseil fédéral avança avec « détermination et humilité » selon les termes de l’époque, sur la révision de la Loi sur les stupéfiants, laquelle consacrait la politique des quatre piliers et devait instaurer un marché régulé du cannabis. En 2003, soit après que Ruth Dreifuss eut quitté le Conseil fédéral, désignée rapporteurteuse de la Commission qui avait examiné le projet, je fus soudain confrontée, devant le plenum, à une tempête brutale qui se termina par un refus sec et sonnant d’entrer en matière. Des collègues députés que je jugeais modérés, relayant probablement les attaques des milieux sectaires proches de la scientologie, se lancèrent dans des diatribes d’une rare violence. Cette «loi scélérate » procédait d’une « distorsion morale et intellectuelle ». À les entendre, shootés dès le matin avant d’aller à l’école, les jeunes étaient destinés à devenir « des épaves » ! Interdire et renforcer la répression était pour eux la seule voie possible, alors qu’ils venaient de voter la légalisation de l’absinthe, une «valeur agricole et historique » capable de « créer une image dynamique et positive d’une région » 6. Pendant ce temps, hors du Parlement, les cultures de cannabis étaient ravagées, les magasins de chanvre bouclés, et le produit, importé sans contrôle, retrouvait sa place sur le marché noir, enrichissant les trafiquants.
Idéologique, irrationnelle et incohérente, cette attitude viscérale de refus a bloqué, pratiquement jusqu’à aujourd’hui, l’avancée vers une politique des addictions rationnelle et cohérente. Ce coup d’arrêt législatif pose toutefois une question de portée générale, peut-être politiquement incorrecte, que je soulève en conclusion : celle de l’importance et du poids de la loi par rapport à l’engagement professionnel au quotidien. Son absence ou son inadéquation permet parfois des avancées à bas bruit, incite à des pratiques novatrices susceptibles de s’établir durablement. La pionnière Annie Mino en avait donné en quelque sorte la démonstration. Parfois, il semble qu’on peut se passer d’une loi. Mais pas d’une politique.