avril 2023
Tania Zambrano Ovalle
En novembre 2022, s’est déroulée la Journée vaudoise d’addictologie au Centre hospitalier universitaire du canton (CHUV) à Lausanne. Dans le cadre de cette journée, j’ai participé à l’animation d’un atelier qui avait pour thème « La plus-value des Pairs Praticiens en santé mentale (PPSM) dans la réduction des risques ». Dans cet atelier, il s’agissait de présenter le rôle des PPSM en institution, notamment par le biais de mon expérience, et à travers des exercices pratiques. Par exemple, différentes vignettes cliniques ont été distribuées aux participant·e·s qui étaient amené·e·s à réagir et donner leurs points de vue.
Ce type d’atelier représente une opportunité de réflexion collective et d’autoréflexion. Ainsi, lors des échanges, un participant qui semblait quelque peu sceptique s’est demandé en quoi mon investissement auprès des personnes concernées différait de celui du reste du corps soignant.
Cette question m’a semblée être pertinente, et y répondre me permet de mettre en évidence les liens existants entre l’engagement, le rétablissement et la paire-aidance.
Je me rétablis depuis juin 2015. Il m’a fallu avancer dans mon chemin de rétablissement pour réussir à prendre du recul et à porter un regard quant à l’implication, à l’engagement, et considérer mon rétablissement comme tel.
Pendant les premiers mois, il était primordial pour moi de ne pas consommer. La question qui primait, pour la première fois après tant d’années de tentatives avortées pour me rétablir, était « comment faire » et non plus « pourquoi je consomme ». Je me suis donc attelée à une réflexion sur la gestion de ma consommation, dans une perspective de réduction des risques, soutenue et accompagnée par mon réseau. À cette étape de mon rétablissement, cette démarche prenait tout son sens.
En juin 2015, je comptabilisais des années de consommation massive, devenues quotidiennes : mon état psychique, émotionnel et physique rendait vaine toute question et toute réponse concernant le « pourquoi ». Dans un état de profonde souffrance, la seule chose qui prenait son sens était comment ne pas consommer.
Après des années d’échecs, j’ai choisi de m’essayer à l’abstinence. Si au départ il m’a fallu élaborer des stratégies et des tactiques pour m’éviter la tentation de la consommation, petit à petit, je suis parvenue à être en pleine possession de mes moyens : tant intellectuels que psychiques et émotionnels.
Une des premières actions que je suis parvenue à mener à bout, sans en être réellement consciente, a été d’intégrer l’association La Maraude à Lausanne. Il s’agit d’une association qui répond aux besoins des personnes en grande précarité et sans domicile fixe. L’équivalent de la Soupe populaire, si ce n’est que cette association se déplace d’un lieu à l’autre, tous les soirs de l’année, été comme hiver.
Pour la première fois, après tant d’années, je disposais de capacités me permettant d’assumer un rôle auprès de la population et de mes pairs·es. Sans que je le sache, les années de souffrance ont pris tout leur sens, car ce sont elles qui, lors de cette expérience associative qui a duré deux ans, m’ont permis d’être en lien avec les usager·ère·s de la Maraude et par ricochet, avec moi-même.
Par effet de miroir, sans jugement aucun et avec une certaine émotion, j’ai pour la première fois pris conscience que j’étais comme elles et eux, mais que j’étais également en train de me sauver. Cette première expérience d’engagement de mon temps et de ma personne a pris tout son sens et a été un premier moteur de mon rétablissement.
Avec le recul, je suis consciente que cette expérience débutée en 2018 et qui s’est arrêtée en 2020 a été la prémisse de ce que je suis aujourd’hui. Pourtant, pour répondre à la question qui concerne les spécificités et la plus-value des PPSM, il me vient aussi à l’esprit une expérience qui n’a rien à voir avec la santé mentale. Elle est parlante, car elle incarne à mon sens le véritable espoir qui surgit lorsqu’une personne concernée, souhaitant se rétablir, rencontre une paire qui est en voie de rétablissement.
En janvier 2016, je suis tombée malade. Des années de négligences quant à ma santé ont eu également pour conséquence de générer une inflammation chronique de la cornée. Lorsque je consommais, j’avais déjà souffert d’abcès à la cornée, toujours soignés dans l’urgence et la précipitation. Après plusieurs mois de rétablissement, l’état de mes yeux et de ma cornée a nécessité une prise en charge extrêmement lourde et longue : il s’agissait de sauver le nerf optique et de soigner une inflammation devenue chronique. Malgré une prise en charge conséquente, j’ai souffert de nombreuses nouvelles inflammations de plus en plus violentes pendant les mois qui ont suivi. Une situation qu’aucune professionnelle ne parvenait à contrer. J’étais à ce moment-là suivie par un spécialiste des maladies de la cornée qui, lui-même, déclarait forfait.
Lors d’un énième passage aux urgences ophtalmiques, alors que j’attendais mon tour, j’ai entendu la conversation d’une usagère qui attendait comme moi. Elle expliquait à son conjoint de quelle manière elle souffrait et décrivait exactement mon expérience. Comme moi, elle avait un grave problème d’abcès à la cornée, mais elle allait mieux. C’est tout naturellement que je me suis approchée d’elle, j’ai pu lui poser des questions et elle a partagé avec moi des conseils et m’a orienté vers son médecin dans un centre ophtalmique non loin de là.
Je ne peux pas décrire le sentiment d’espoir après tant de mois de souffrance, d’angoisse et d’inquiétude : le suivi a porté ses fruits, une prise en charge longue a permis que je sauve mes yeux également.
Cette rencontre entre « paires » me semble être inscrite en chacune de nous. De manière naturelle, nous nous approchons et donnons de la valeur à ce que vivent nos semblables. C’est ce mécanisme, ce besoin de trouver des réponses à nos souffrances qui sous-tend la paire-aidance, son engagement et le rétablissement. Selon moi, l’autosupport est un bien commun.
Pour ma part, mes ressources en tant que professionnelle de la santé mentale reposent sur des années de souffrance en lien avec la maladie de la dépendance. Je tâche de ne pas influencer le chemin de l’autre, mais je le soutiens dans ses tentatives pour aller de l’avant en prenant en compte mon propre vécu et en lui laissant la place pour qu’il trace son chemin par lui-même.
Enfin, pour en revenir à la remarque du participant lors de l’atelier de la Journée vaudoise d’addictologie, il est vrai que l’envie de soutenir, accompagner l’autre et de l’aider à se soigner ne nécessite pas que l’on ait vécu une expérience personnelle longue ou douloureuse de troubles en santé mentale. Néanmoins, l’accompagnement des PPSM représente une réelle plus-value en complément du suivi des professionnel·le·s. Chacun·e élabore et utilise à sa manière, des ressources et des outils. Les PPSM puisent dans leur vécu, dans ce qu’ils ou elles ont appris sur leur maladie, leurs situations personnelles et leurs parcours de vie et de soin. Dès lors les PPSM parviennent par exemple à susciter du courage et de l’espoir auprès des personnes concernées. Ces dernières se sentent également en confiance pour aborder leur problématique.
En ce sens, nous vivons un véritable changement de paradigme : dans une société où l’accent est mis sur les forces, soudain ce sont les fragilités qui prennent toute leur valeur. Rétrospectivement, je pense d’ailleurs que l’ouverture d’esprit a été la première des exigences à laquelle il a fallu que je me plie, pour commencer à me rétablir. Dans l’engagement auprès des autres, l’ouverture d’esprit est également un prérequis à mes yeux.