juin 2010
Roland Sthioul, médecin généraliste, Clarens
La médecine de proximité ne connaît pas d’exclusion dans son essence même, bien que les intérêts et les disponibilités de chaque praticien font que les patients toxicodépendants ne sont pris en charge, en dehors des institutions, que par peu de médecins généralistes.
Depuis plus de vingt ans je reçois en consultation environ 20-25 personnes aux prises avec des problèmes de dépendance aux stupéfiants, sans compter les consommateurs abusifs d’alcool, qui quant à eux sont davantage répartis entre les confrères du terrain.
L’accompagnement des «toxicomanes», dépendants de drogues illégales, est grevé de leur plus importante marginalité, en particulier de co-morbidités psychiatriques généralement plus sévères, et d’un âge moindre que les «alcooliques». D’une façon générale on fait une distinction entre les premiers qui vivent souvent les affres de la non-acquisition des compétences socio-professionnelles de par leur entrée très précoce dans la dépendance, et les seconds qui vivent plutôt la perte de leurs acquis. La prise en charge s’en ressent, au vu des inégalités de ressources et d’étayages. Les patients alcoolodépendants faisaient souvent déjà partie d’une consultation de médecine générale ou de famille avant leur décompensation, alors que les narcodépendants entrent en contact pour cette raison précise avec un praticien avec lequel souvent ils n’avaient pas de lien relationnel préalable.
Le médecin de premier recours est souvent démuni devant ces patients à la fois demandeurs d’aide, mais peu aptes à accepter un cadre relationnel et thérapeutique fixé par le prestataire de soins, cadre ou «contrat» qui pourtant, après négociations, sont indispensables à la bonne marche du suivi. Ils sont souvent poussés à nos portes par des impératifs opportunistes face à la Justice, ou par la ruine financière de leur course effrénée aux substances, plus rarement que par une maladie même s’ils sont les champions des conduites à risques. Ils nous demandent la prescription «officielle» des substances dont ils ne peuvent (et parfois ne veulent!) pas se passer, s’approvisionnant au marché noir à des prix plus de dix fois supérieurs aux coûts en pharmacie. Notre éthique doit nous interdire d’être des «dealers» en blouses blanches, mais les risques potentiellement vitaux d’une crise de manque (en particulier pour les benzodiazépines à courte durée d’action) nous contraignent à une relative entrée en matière, et parfois en urgence! Nous pensons aussi à la réduction de la délinquance (vols, prostitution à risque, deal pour autoconsommation…). Amener ces patients en souffrance authentique le plus souvent certes, mais exigeants, intransigeants, voulant garder le contrôle de leurs rituels d’addiction, à se soumettre à un programme rigoureux, qui plus est respectueux de la Loi, tient de la gageure tant qu’une alliance, même à ambition modeste au début, n’a pu être négociée. Allier confiance et reconnaissance de leur tendance à la manipulation ne se fait pas sans mal…!
Le rythme classique de la consultation de nos cabinets, le plus souvent surchargés, à raison d’un patient par quart d’heure, est peu propice pour ne pas dire incompatible, avec ce genre de prise en charge. L’incertitude d’être payé achève de décourager maints praticiens. Mais si l’on a choisi d’accepter le challenge d’accompagner ces personnes dont la dépendance et l’abus de substance sont à la fois symptôme d’une maladie sous-jacente, le plus souvent psychique (on parle alors de personnalité pré-morbide), éventuellement somatique, et la conséquence d’un détournement de produits consommés en automédication, tant le besoin a pris le dessus depuis longtemps sur l’envie ou l’expérimentation, on peut (on doit!) espérer parvenir à établir une alliance dont le seuil d’exigence thérapeutique s’élèvera au fil des mois, voire des années. Et ce avec un plaisir certain, qui va dans le sens de notre activité de médecin: soigner !
La cohabitation (en salle d’attente en particulier) entre le tout-venant d’une consultation de médecine de premier recours, et ces patients atypiques, offre parfois un forum d’échange inattendu, et pour ma part je n’ai jamais eu à déplorer d’esclandre; au contraire il est parfois des scènes touchantes, des discussions qui n’auraient peut-être pas lieu ailleurs… C’est le contraire d’un ghetto, et c’est un atout pour les patients de tous bords. Et il n’y a pas, ou moins, la connotation stigmatisante psychiatrique qui en fait fuir beaucoup, dépendants ou non !
Ces dix dernières années, la mise en place de structures spécialisées avec lesquelles nous pouvons œuvrer en réseau multidisciplinaire, et qui nous relayent pour les situations les plus incontrôlables, a permis davantage de sérénité. Il convient cependant de garder à l’esprit que le généraliste éprouvera toujours un peu la «solitude du coureur de fond» et n’offre en outre pas le soutien socioéducatif d’un centre. Les rendez-vous ne peuvent avoir lieu à fréquence soutenue, habituellement maximum à quinzaine sur le long terme. Le côté «light» d’un cabinet privé attire périodiquement des patients en rupture, décompensés et intolérants au cadre rigoureux et exigent d’une institution. Il convient de ne pas disqualifier nos collègues plus spécialisés et mieux outillés en se substituant à eux, mais bien de proposer une collaboration avec eux, en maintenant ce fameux cadre indispensable.
L’accompagnement des proches, qui est l’apanage habituellement du médecin de famille, et peut être mis en œuvre assez fréquemment dans des problématiques d’alcool, en se basant sur des acquis même compromis ou récemment perdus: conjoint ou ex-conjoint encore accessible, enfants, cadre professionnel… Il est beaucoup moins la règle pour les patients dépendants de stupéfiants, dont le système affectif, génétique et social, est souvent précocement éclaté, et étranger au cabinet du médecin de famille. S’il arrive parfois qu’un partenaire stable soit présent, alors souvent co-dépendant ou également consommateur/abuseur, il s’invite alors à la consultation et peut devenir à son tour demandeur d’un suivi, mais dans mon expérience il ne s’agit là que d’une minorité. De façon malheureusement plus générale, en particulier avec les pères et mères de toxicomanes, soit la relation est coupée, soit empreinte de méfiance et de dénigrement réciproque, d’une grande incompréhension.
Accompagner des parents dans la prise de conscience que l’abus chronique de substances par leur fille ou leur fils est sous-tendu par des «problèmes psychiatriques» préexistant (environ 70% des situations, psychose ou trouble sévère de la personnalité) est une tâche délicate. On est confronté à la pensée magique que le sevrage et l’abstinence résoudront tout ou presque, et faire admettre que de se limiter à la substance est trop restrictif, qu’il y a un travail à faire en amont, pour comprendre (puis traiter) la très vraisemblable «maladie» qui a fait le lit de la consommation et de la dépendance, par une sorte d’automédication, est ardu! Et plus que la consommation elle-même, le trouble psychique d’un proche renvoie à davantage de remise en question et de culpabilité; la défense est alors souvent hélas le déni, la colère, ou l’exigence d’un traitement autoritaire par les professionnels voire la Justice, ou le désespoir et l’abandon… Des parents m’ont parlé d’envie de meurtre! Mais lorsqu’on leur propose, via des mesures tutélaires par exemple, une prise en charge institutionnelle impliquant un éloignement, la nature symbiotique «passive-agressive» du lien familial dresse des obstacles qu’il a fallu parfois des années pour aplanir, sorte de lutte de pouvoir, de «jalousie», entre parents et réseau professionnel, médical et socio-éducatif…
Faire le deuil de sa toute-puissance à sortir un proche de l’ornière, surtout si profonde, n’est pas chose aisée. Ces parents en détresse ont souvent déjà un médecin de famille qui les écoutent et les accompagnent, et plusieurs m’ont contacté pour que je prenne en charge le membre addict du système; ainsi peut naître une collaboration entre confrères, ou chacun trouve son aire de confiance, de confidence et de soutien. Je joue alors un rôle plus réservé d’informateur, et les incitent à s’occuper d’eux-mêmes avec leur médecin de toujours…
Il n’en reste pas moins possible, à dire vrai même indispensable, d’englober tout le système (partenaire, parents…) quand ils existent, mais une réelle thérapie familiale est trop complexe pour le médecin de premier recours, elle requiert plus d’un thérapeute lors des entretiens, et est donc réservée aux structures institutionnelles. Il incombe alors au généraliste d’accompagner la personne dépendante et en souffrance psychique, et loin de l’abandonner, de la guider vers un cadre thérapeutique structuré, avec ses proches lorsque leur collaboration peut être acquise, tout en restant loyal et présent dans ce réseau multidisciplinaire mis en place…
Ainsi le rôle du médecin de premier recours, s’il a une place thérapeutique indéniable, est aussi une approche empathique, un lien et un trait d’union avec des spécialistes, que le patient dépendant et progressivement atteint dans sa santé, peut avoir de la peine à contacter de sa propre initiative: psychiatre, infectiologue, hépatologue… ainsi qu’avec des instances telles que l’Assurance Invalidité lorsqu’il y a matière à y avoir recours. Cet accompagnement peut durer très longtemps, pour certains patients cela fait plus de 15 ans qu’ils sont fidèles à nos entretiens, avec parfois des ruptures, ou des pauses devant une bonne stabilisation, ou une incarcération, ou un séjour institutionnel ou résidentiel. Modestement l’on sait que dans de tels collectifs, le pronostic se partage entre 1/3 de décès, 1/3 de rémission durable ou de guérison, et 1/3 de chronicisation sans sevrage possible mais avec l’espoir de diminuer les risques de complications et de souffrance. Les personnes qui ont fait longtemps l’expérience d’une dépendance sévère restent peut-être fragiles, le toxique n’est souvent que le sommet de l’iceberg, elles requièrent notre attention au-delà de l’obtention du sevrage, et la relation doit pouvoir perdurer, la place du «simple» généraliste est dès lors assurée en dehors de toute stigmatisation…