juin 2010
Olivier Amiguet, formateur en intervention systémique, responsable du DAS en intervention systémique, HES-TS-eesp, Vaud
L’approche systémique dans le domaine des dépendances a contribué de manière importante à un enrichissement de la compréhension et des modalités d’intervention des professionnels. Elle a participé de manière significative à penser la dépendance comme un phénomène multifactoriel qui nous invite à penser « ET » plutôt que « OU ». Elle affirme notamment que tout comportement, toute relation s’inscrit dans un contexte spécifique qu’il est indispensable de prendre en compte.
Mais, passées ses heures de gloire liées à l’engouement pour un langage nouveau et après plusieurs années de mise en œuvre, qu’en reste-t-il aujourd’hui? Est-elle encore un modèle actuel, pertinent, utile aux intervenants et aux personnes dépendantes? Et peut-on parler d’UN modèle systémique?
Il est utile de rappeler que cette approche n’a pas un seul père fondateur qui ferait figure de créateur incontesté. La pensée systémique est née par l’apport de multiples auteurs et a pris des couleurs extrêmement variées. On y distingue diverses tendances qui toutes ont contribué à enrichir ce qui est devenu un modèle global et rassembleur: pour mémoire divers auteurs ont développé une pensée spécifique et originale dont voici quelques traces que l’on retrouve dans le vocabulaire des intervenants dans le champ des dépendances:
Bien sûr un tel tableau est une injure tant aux auteurs cités, dont je rétrécis la pensée à ce qui m’a marqué, qu’à tous ceux qui ne figurent pas ici et qui ont contribué eux aussi à cette approche dite « systémique ». Je leur présente mes excuses.
L’ensemble de ces concepts a contribué à construire une approche regroupée sous le « nom de famille » systémique et c’est sans doute l’une des caractéristique importante de ce mouvement de pensée que d’avoir pu dépasser des querelles internes pour penser que tous ces concepts contribuaient à une vision plus large, plus riche, pleine de ressources diverses.
Est-il alors possible de repérer quelques évolutions significatives à l’intérieur de ce courant de pensées, dans le champ des dépendances? Certes, je ne suis pas au front des interventions et mon regard est donc partiel et partial. Sans aucun doute, les divers professionnels engagés dans l’aide aux personnes dépendantes pourraient-elles compléter et discuter de mes propositions. Je ne peux que le souhaiter, tant la confrontation et la discussion permettent d’élargir la réflexion.
Je proposerai cinq remarques.
Dire que la toxicodépendance renvoie à la rencontre d’une personne, d’un contexte et d’un produit reste à mes yeux essentiel. La systémique a sans doute apporté une manière de penser et d’explorer le contexte.
Très rapidement, la systémique a développé une attention au contexte familial. Le développement des thérapies familiales, fer de lance de la systémique dans le champ des relations humaines, a ainsi fortement marqué une appréhension de la réalité: la famille est le lieu dans lequel les apprentissages relationnels ont été ancrés, elle est le contexte par excellence sur lequel il convient de travailler pour prendre en compte le contexte.
L’entourage a ainsi été regardé avec un intérêt nouveau. Alors que souvent il était considéré comme responsable des dérives, il est devenu un contexte significatif pour donner sens aux comportements de dépendance. Cela appelle pourtant deux remarques:
D’une part, la notion d’entourage a très vite été assimilée à famille. Or nous savons que souvent, l’entourage significatif des personnes très dépendantes n’est plus la famille, mais soit d’autres personnes dépendantes, soit le réseau des professionnels. La question de savoir comment prendre en compte l’entourage ACTUEL est à mes yeux toujours ouverte.
D’autre part, l’idée de prendre en compte l’entourage était fondée sur la croyance que les proches pouvaient être des ressources pour les personnes en difficulté. Or il me semble que souvent l’entourage est vu comme explication, comme lieu de compréhension plus que comme ressource. Certes cela appelle bien des commentaires auxquels je renonce ici pour ne garder qu’une interrogation.
Dans le cadre de la FORDD, le centre Saint Martin de Lausanne avait proposé une session de formation intitulée comorbidité psychiatrique. Nous avions alors proposé une autre session que nous avons intitulée comorbidité sociale. La polémique était amicale, claire et nous en avons ri de bon cœur. A mes yeux cela relevait de la question de savoir qui intervient sur quel territoire, ou qui marche sur les plates-bandes de qui…
Dans le champ de l’intervention systémique, ce même phénomène a aussi existé avec force: y a t-il compatibilité ou rivalité entre des approches systémiques et cognitivo-comportementales ou psychanalytiques? A mes yeux cette dispute est plus celle des puristes que des praticiens. Et j’ai toujours été émerveillé de voir avec quelle facilité beaucoup d’intervenants conjuguaient ces approches comme complémentaires. Morin disait que tous les modèles sont concurrents et complémentaires en même temps.
Je pense utile de rappeler les recherches de M. J-N. Despland qui affirme qu’il n’y a pas un modèle plus performant qu’un autre. Ce qui est déterminant dans le succès des traitements, c’est la qualité de l’alliance établie, la cohérence avec le modèle qui nous inspire et la consistance de l’intervenant.
On peut donc dire que tout modèle qui revendiquerait une hégémonie dans un champ d’intervention ne serait que prétentieux. Mais l’invitation à être au clair avec son modèle de référence prioritaire demeure de même que la nécessité de s’autoriser à bénéficier des apports d’autres approches.
Tout d’abord, l’intervenant était un expert, extérieur à la problématique de la personne dépendante. Il avait une préoccupation stratégique pour savoir comment faire changer le système dans lequel il intervenait.
Dans un deuxième temps, la systémique constructioniste a ajouté que l’intervenant ne perçoit l’histoire de l’autre qu’au travers de ses propres filtres. Ce qui se passe dans le regard que le professionnel porte sur une situation, c’est ce qui prend du sens pour lui, c’est-à-dire ce qui fait écho dans sa propre construction du monde. C’est ce qu’Elkaïm a nommé les résonances. L’intervenant a alors été conçu comme membre d’un nouveau système: le système d’intervention comprenant l’usager, peut-être son entourage et l’intervenant lui-même. Le travail sur les résonances ou sur le système de représentation sociale devenait l’axe central.
Un troisième mouvement me semble être de donner à l’intervenant un rôle différent: celui de permettre l’échange d’expérience, de vision, de solidarité entre personnes confrontées à une difficulté: ce sont alors les groupes multifamilles, ou les groupes de personnes dépendantes. Quelques expériences existent dans ce sens, mais il me semble que cet axe a principalement été laissé aux groupes de soutien tels les AA ou les NA.
Quoi qu’il en soit, la préoccupation de permettre à chacun, intervenant, usager et entourage, de trouver et garder sa place légitime reste centrale, même si les modalités varient.
C’est là sans doute un aspect où une évolution importante doit être soulignée.
Toute forme de demande d’aide paraissait impossible s’il n’y avait pas un minimum d’adhésion du demandeur: sans conscience morbide, pas de travail thérapeutique possible. Or, dans le domaine des dépendances notamment, les « thérapies forcées » devenaient fréquentes: par exemple lorsqu’un juge ordonnait qu’un traitement soit suivi par la personne. « Je veux que tu veuilles te changer et pour cela je veux que tu veuilles de l’aide » comme l’exprime Guy Hardy.
Les travaux de S. Cirillo, de G. Hardy et de C. Seron ont amené une nouvelle manière d’aborder cette question. La contrainte devenait le moteur du travail, dans la mesure où l’intervenant parvenait à se situer comme tiers, ni allié du juge ni complice de l’usager. Il est celui qui invite l’usager à se confronter aux exigences du mandataire.
De plus, il n’est pas possible de démontrer que l’on n’est plus dépendant. On peut démontrer la sobriété certes, mais pas la « non-dépendance ». (Les AA ne disent-ils pas: «sobre aujourd’hui» parce que le combat n’est jamais achevé). Dans ce sens, Hardy propose de mettre l’accent sur prouver qu’il y a du positif plutôt que de prouver qu’il n’y a pas de négatif.
Malgré cela, une image forte reste qui affirme qu’une aide contrainte était un élément a priori négatif pour un engagement dans un processus d’aide.
Les recherches récentes montrent que le statut du traitement (imposé ou non) n’a aucune influence sur le traitement lui-même et son efficacité.
Ainsi, l’aide dite contrainte appelle deux remarques:
D’abord, il faut constater que, en définitive, toute aide est contrainte. Nous vivons dans une société qui prône le fait que tout individu normal doit savoir se débrouiller seul. Demander de l’aide est un signe de faiblesse, d’inadéquation. Donc que ce soit un juge, un médecin, un travailleur social, un conjoint, des enfants ou mon propre mal être, il y a quelque chose qui me pousse à demander et/ou recevoir de l’aide.
Ensuite, le concept d’aide contrainte a amené non pas à différencier un type d’aide d’un autre, mais à proposer une vision stratégique qui appelle chaque acteur à être dans son rôle et sa place légitimes. C’est là un apport important.
Une des croyances importantes liée au modèle systémique, c’est que tout système a des facultés d’autorégulation, qu’il est en mesure de s’adapter, s’ajuster, se transformer. L’objectif de l’intervention consiste alors à aider le système à remettre en mouvement ses possibilités d’auto-transformation. L’aide consiste alors non pas d’abord à obtenir un résultat, mais à remettre en route un processus évolutif momentanément bloqué. Ce n’est pas l’intervenant qui change le système, mais c’est le système qui, dans l’interaction avec l’intervenant, va se changer lui-même.
Cette vision reste d’une actualité étonnante, en particulier face aux dictats toujours insistants des modèles de gouvernance des finances publiques ou privées qui exigent des résultats vérifiables et quantifiables pouvant entrer dans les statistiques. Les systèmes qualité invitent à créer des fiches d’amélioration, à mettre en place des procédures qui figent les interventions autant que les résultats vérifiés.
Or si l’on en croit le modèle systémique, les résultats n’appartiennent pas aux intervenants. Ce sont les personnes dépendantes elles-mêmes qui vont orienter le processus de leur évolution et non une croyance extérieure à eux-mêmes qui en déterminerait l’objectif et le contenu.
Cette optique, parfois oubliée, reste un élément fort de l’approche systémique.
Le modèle systémique est-il encore d’actualité aujourd’hui? J’en suis convaincu. Je constate que les systémiciens sont probablement devenus plus humbles, moins triomphalistes et prêts à construire des approches qui combinent des sensibilités et mettent des accents variables dans les interventions. Ils prennent ainsi en compte leurs propres croyances en affirmant qu’il faut penser ET plutôt que OU.
Est-il possible alors de garder ensemble le souci de cohérence d’un modèle et l’ouverture à d’autres visions, d’autres chemins: c’est le défi auquel doivent faire face toutes les approches cherchant à aider les personnes en souffrance.