juin 2010
Viviane Schekter, Directrice de l'association Carrefour Prison, Genève
Une femme s’approche des grilles de la prison. Elle tient dans sa main sa carte d’identité et une cartouche de cigarettes, comme s’il s’agissait d’un trésor. Lorsque je croise son regard, elle est absente, tendue, tout au-dedans d’elle-même.
Ce n’est qu’une heure et demie plus tard qu’elle franchit le seuil du Chalet. La tension a marqué ses traits. Le regard de l’accueillante bénévole, son langage non verbal qui l’entoure et l’accompagne jusqu’au fauteuil, puis les larmes, silencieuses…. Qu’il est dur de vivre la détention d’un fils. Six jours sur sept, la lumière au-dessus de la porte du Chalet s’allume pour indiquer l’ouverture de ce point de repère, parfois point de chute.
Il y a maintenant six ans que ces familles de l’ombre viennent déposer dans ce lieu leur colère, leur incompréhension, leur désarroi. « Je vis dans une prison transparente, personne ne la voit, personne ne la sent, mais elle m’enferme au quotidien. Depuis que mon mari est détenu, je vis au rythme des visites…en annonçant au travail que je fais des séances de physio pour mon genou, et en disant aux enfants que Papa est parti en voyage pour son travail…mais quel voyage!! ».
La prison est un des outils de notre société pour poser des limites, pour punir, pour protéger. De manière souvent peu reconnue, l’incarcération d’une personne bouleverse la vie de sa famille sur les plans social, économique et psychologique.
a. Social: par la honte qui agit comme par contamination sur les proches, qui va petit à petit les amener à s’isoler;
b. Economique: souvent le salaire principal, légal ou non, est derrière les barreaux ce qui engendre un risque important de précarisation. Il faut parfois reprendre un emploi, réorganiser la garde des enfants;
c. Psychologique: par les intenses conflits de loyautés, les secrets, le stress qui vont amener toute une série de symptômes anxieux et dépressifs notamment 1.
Souvent les familles s’isolent. La honte, la difficulté de trouver les mots, la peur du jugement des voisins, des amis, des collègues empêchent le contact. La réalité de la détention, si indigeste, est parfois simplement effacée, gommée. Les visites au parloir de la prison sont alors le moment de la réalité, froide et évidente, de la rupture, du manque, de la perte. On peut apparenter le vécu des familles à un deuil: deuil de l’enfant dont on rêve, deuil de la vie de famille unie, deuil de l’innocence…personne ne veut jamais faire partie de ce groupe, famille de détenus.
La famille peut être une source de soutien et de lien comme elle peut être le lieu principal de rupture et d’abandon. J’ai rencontré des situations dans lesquelles les couples se sont solidifiés par l’épreuve de la détention, mais beaucoup d’autres où le lien s’est petit à petit fragilisé au point de ne plus être un réel point d’ancrage pour le-la détenu-e une fois à l’extérieur. «Les familles ont envie de serrer le détenu dans les bras mais ont peur de l’avoir sur les bras», écrit Gwénola Ricordeau 2.
Lorsque nous avons ouvert avec l’équipe de Carrefour Prison l’antenne psychologique au centre ville en 1999, il s’agissait d’offrir aux familles de détenus un lieu d’écoute et de travail sur soi: un lieu où donner du sens à ce qui leur arrive. Rapidement nous avons réalisé qu’une grande partie des proches de détenus n’avaient pas besoin de devenir des patients, des assistés: ils ne recherchaient pas l’aide de professionnels, en tous les cas pas dans un premier temps. Au contraire, c’est le regard de la société sur ces familles qui représente souvent une des grandes difficultés. C’est pourquoi nous avons décidé avec Béatrice Leclerc, fondatrice de l’association Carrefour dans les années 70, et l’ensemble du courageux Comité de l’association, de mettre sur pied un concept de lieu d’accueil dans l’ici et maintenant, de citoyens pour des citoyens, d’humain à humain.
Nous avons alors organisé le recrutement d’une équipe d’une quinzaine d’accueillants bénévoles, prêts à s’engager avec nous dans cette aventure: il s’agissait de créer ce lieu, de lui donner une âme en s’appuyant sur la longue expérience de l’association Carrefour Prison.
Notre idée de départ, qui reste d’actualité, est de prendre le contre-pied du système dans lequel sont emmenées les familles: peu de choix, presque aucune marge de manœuvre, des forts sentiments d’impuissance… Nous avons élaboré un lieu où les compétences des familles sont placées au centre de nos préoccupations, le fil rouge de nos interventions étant de donner ou de redonner à chaque personne au maximum la capacité d’être acteur de ce qui lui arrive.
Ce Chalet, grâce au travail engagé et intensément respectueux des accueillants bénévoles, est devenu un lieu d’écoute, d’accueil et d’information privilégié dès janvier 2004.
Accueillir chacun, là où il est, en respectant les vagues de colère comme les déferlantes d’amour, écouter en faisant la part des choses, entre nos résonances et la réalité de nos usagers, et finalement informer chacun sur ses droits, sur les options possibles, bref, une lanterne dans le labyrinthe du milieu carcéral, tel est notre ambitieux projet.
Dans le cadre du développement du soutien aux familles, et grâce à la participation active de l’ensemble des établissements de détention de Suisse romande, nous avons publié un Guide pour les familles de détenus 3. Il s’agit d’un Guide pratique, mais qui a pour objectif de clarifier au maximum le système pour ces familles.
Ce Guide permet de donner des informations pratiques: que peut-on amener à la prison? Comment réserver une visite? Le détenu peut-il téléphoner? L’objectif est de diminuer les malentendus. Nous savons bien que lorsqu’une famille apporte un gâteau fait maison, « celui qu’elle-il préfère », il s’agit de bien plus que du sucre, du beurre et de la farine. Ainsi, quand celui-ci est refusé à l’entrée, la déception est souvent grande.
Par ailleurs, au niveau analogique, le fait même de l’existence d’un Guide permet aux familles de ne pas se sentir seules face aux nombreuses difficultés qu’elles affrontent. Si un Guide existe, c’est que d’autres personnes ont les mêmes préoccupations et les mêmes difficultés. Un premier pas pour sortir de l’isolement est alors parfois franchi.
La confiance est nécessaire pour pouvoir entrer en lien avec ces familles déboussolées: au départ, une de nos difficultés a été de rassurer les usagers quant à notre neutralité, à tous les niveaux, et surtout de les assurer de notre indépendance. En effet, une grande partie des familles vivent dans le secret, jusque dans leur foyer. De plus, certaines personnes ont été entendues par le Juge d’Instruction, par la Police, sont en contact avec des avocats: les enjeux sont souvent très importants et la totale confidentialité offerte est indispensable. Un travail régulier d’information a été mis sur pied afin de rencontrer les familles hors du Chalet, sur le chemin vers les grilles de la prison. Les explications brèves mais précises de nos accueillants bénévoles permettent d’éviter les malentendus.
Comment vivre en bon voisinage, comment établir une collaboration sans compromission avec la prison de Champ-Dollon ? Le défi est constant, le lien est à réinventer au quotidien et peut à tout moment être fragilisé. Il a fallu dans un premier temps clarifier notre rôle: ni ami ni ennemi. Il s’agit pour nous d’amener un élément complémentaire, mais pas une concurrence. Le Chalet n’est pas une salle d’attente supplémentaire, mais un réel lieu d’accueil et d’information. Nous avons eu la chance de pouvoir verbaliser les craintes respectives avec la Direction de la prison ainsi qu’avec les agents de détention, notamment l’équipe présente au quotidien aux portes de la prison et ainsi expliciter les choses. Des réunions formelles annuelles avec la Direction de l’établissement et l’ensemble des services présents à la prison sont nécessaires afin de maintenir le contact. Nous luttons régulièrement contre un cloisonnement des services, qui apparaît comme un écho au cloisonnement provoqué par les murs. Une collaboration constructive est notre souci permanent, chacun ayant une place claire et identifiée.
Au départ simplement tolérée, notre équipe a petit à petit créé sa place et obtenu une réelle crédibilité et une reconnaissance. Il arrive maintenant régulièrement que les agents de détention présents à la porte de la prison dirigent des personnes vers le Chalet pour qu’elles y trouvent des informations et du réconfort.
Depuis une année maintenant, nous avons ajouté une corde à notre arc et développé le Relais Enfants Parents, géré uniquement par les professionnelles de l’association, éducatrices sociales et psychologue. Au cours de nos rencontres avec les familles, nous avons perçu la grande difficulté de garder un lien entre enfants et parents.
Comment rester parent malgré la détention? Obéir et se soumettre à des règles tous les jours, puis, pendant une heure, prendre un rôle tout différent, être celui ou celle qui cadre, qui est responsable, qui donne…quel défi ! Aujourd’hui nous proposons un accompagnement à ces familles, sous différentes formes.
D’une part, nous offrons un accompagnement individualisé lors de situations conflictuelles, lorsque les deux parents sont détenus ou encore lorsque le parent hébergeant ne peut ou ne veut pas venir au parloir. Nous proposons alors de médiatiser la rencontre, de préparer l’enfant aux visites et surtout de ménager un espace privilégié à ce dernier.
D’autre part, nous avons constaté à quel point les visites en famille à la prison sont chargées émotionnellement. Elles sont aussi par ailleurs éloignées de la réalité quotidienne. Comment passer une heure, assis à une table, en face à face avec quelques jouets et mille problèmes administratifs à régler? Une heure, c’est à la fois long et court. Trop long pour ne rien se dire, trop court pour risquer de mettre sur la table un thème que l’on ne pourrait pas terminer.
Parfois, des professionnels nous questionnent sur la pertinence du maintien du lien entre enfant et parent détenu. Or les liens psychiques qui attachent l’enfant à ses parents existent quels que soient les conditions de vie de l’enfant. « Les liens sont morbides ou structurants, et l’éloignement, ne les efface pas; aussi la question de leur maintien [les liens enfant-parent détenu] ne devrait-elle pas se poser à l’inverse de celle de la pérennité des contacts entre l’enfant et son parents » 4.
Dans notre travail de Relais Enfants Parents, nous avons comme règle la prise en compte de l’intérêt de l’enfant. Par ailleurs, on peut relever ici que la Convention Internationale des Droits de l’Enfant mentionne le droit de l’enfant à des relations avec l’un et l’autre de ses parents.
Ainsi, nous proposons dans certaines prisons, comme au Bois-Mermet à Lausanne, une rencontre mensuelle sous forme d’atelier créatif. Il s’agit d’un moment de créativité en famille (pâte à sel, peinture sur T-shirt, bricolage…). Lorsqu’on crée on dit des choses sur soi, on se dévoile à l’autre. Le lien a besoin d’un support pour se nourrir et grandir. C’est aussi l’occasion d’une collaboration étroite entre le service socio-éducatif de la prison, les agents de détention et l’équipe professionnelle de Carrefour Prison. La famille qui rit avec l’agent de détention, qui découpe avec lui des formes, l’enfant qui questionne l’éducatrice de la prison, tous ces moments décloisonnent et permettent de donner du sens à la peine. Une maman de deux jeunes enfants me disait en sortant de ce parloir créatif il y a quelques temps: « c’était bien, on a même vu mon mari rire…il faut qu’on s’habitue à venir ici aussi pour du bon »
L’accompagnement des relations familiales dans la situation d’incarcération d’un parent implique des interactions très complexes en raison de l’affrontement de deux logiques, une logique sécuritaire et une logique plus relationnelle. En fait, cet antagonisme porte sur un enjeu politique majeur: la responsabilisation du détenu qui répondrait à terme à l’intérêt de son enfant mais qui a comme corollaire la menace qu’elle pourrait représenter pour l’existence et la stabilité de l’institution pénitentiaire. Il existe heureusement plusieurs manières de gérer ce paradoxe, la médiation des visites en est une.
Pour relever le défi du soutien aux familles de détenus, nous nous appuyons aussi sur un fort réseau européen. Cela permet de maintenir un niveau de réflexion et de remise en question constant, mais aussi de participer et mettre sur pied des formations en commun 5.
Il est intéressant de relever que les familles de détenus ont souvent le sentiment d’être inutiles, impuissantes, hors circuit. Paradoxalement, notre système pénal va faire appel à elles dans des moments précis, comme par exemple lors de la recherche d’un emploi, d’un logement, d’un garant pour un congé, d’un témoin de moralité. Comment prendre en compte les familles de détenus en tant que réelles partenaires dans l’objectif de resocialisation sans leur donner les informations nécessaires et surtout le mode d’emploi du système? 6
Comment attendre d’un détenu qu’il ait des relations adéquates avec ses enfants tout en le coupant systématiquement de ce lien?
Soutenir les familles, c’est aussi donner aux détenus une chance au retour dans la vie citoyenne, c’est garder en tête que la prison n’est qu’une étape et non une fin en soi.