juin 2010
Thomas Bujon, sociologue, Université de Lyon
Dans une lettre adressée au président de la République Française Nicolas Sarkozy, la société British American Tobacco (BAT) plaide pour obtenir l’autorisation de la commercialisation en Europe, alors sous la présidence suédoise, d’un «nouveau» produit du tabac, le snus, «encore méconnu» du grand public1. Jusqu’alors interdit à la commercialisation en Europe depuis 1992, le snus est un produit du tabac non fumé sans combustion, conditionné en petits sachets, que l’usager place entre la lèvre supérieure et la gencive. Il est consommé depuis de nombreuses années en Suède et en Norvège où il rencontre un franc succès. Au regard de ses propriétés chimiques et de sa «faible teneur en nitrosamine» (Molimard, 2005) il est présenté comme une alternative à la cigarette, une manière de réduire les risques liés au tabagisme. Si la BAT attire l’attention sur le snus, c’est donc d’abord pour des «raisons de santé publique». En effet, le fabriquant de tabac reprend les arguments de la politique de la réduction des risques déployés à partir de «l’expérience suédoise» décrite par ailleurs (Foulds et al., 2003): la Suède aurait ainsi, avec le snus, la «consommation de cigarettes la plus faible d’Europe», le «taux de mortalité par cancer du poumon le plus faible d’Europe», «le pourcentage de décès liés au tabagisme le plus faible d’Europe»; et enfin, le «taux de mortalité par cancer de la cavité buccale y est – aussi – le plus faible d’Europe». Pour certains «membres de la communauté de santé publique», l’affaire est entendue: il y aurait tout intérêt à ce que le «snus ou d’autres formes de tabac sans combustion» entrent «dans le cadre d’une stratégie de réduction de la nocivité» afin de «réduire le poids du tabagisme sur la santé publique».
Quelques jours plus tard, la Société Française de Tabacologie (SFT) réplique par un communiqué de presse, rappelant les conclusions d’un rapport d’expertise sur le snus remis alors à la Direction Générale de la Santé du ministère de la santé et des sports (2008). Pour la SFT, les risques à consommer le snus sont nombreux et ne sont pas à négliger: «augmentation du risque du cancer du pancréas», «le passage des cigarettes au tabac oral ne diminue pas le risque cardiovasculaire lié aux cigarettes»; «développement de lésions de la cavité buccale» et «rétraction gingivale inchangée», «le tabac oral peut favoriser le développement du diabète de type 2» et pour les adolescents, le snus peut «augmenter la probabilité ultérieure de la consommation de cigarettes». Au moment où l’industrie du tabac est contrainte, en raison du développement des politiques anti-tabac et de l’interdiction de plus en plus répandue de fumer dans les lieux publics, de restructurer son économie et de revoir ses stratégies, cette demande de la BAT n’est, pour la SFT, qu’une manière de «sauver l’industrie du tabac» et de «conserver une clientèle dépendante». A ce titre, elle «considère que le gouvernement doit privilégier la santé publique de ses concitoyens quitte à sacrifier les intérêts de l’industrie du tabac».
On le voit, la controverse fait rage et elle recouvre toute une série d’enjeux scientifico-politique dont la dynamique historique resterait à explorer tant les expertises scientifiques ou les statistiques médicales jouent un rôle majeur dans la prescription et la définition de l’action publique (Berlivet, 1999). Cela a toujours été le cas dans le domaine du tabac et celle liée actuellement au snus n’y échappe pas: les débats qui opposent des acteurs aux intérêts divergents portent sur les effets physiologiques et la «toxicité» du produit, sur les procédures de validation scientifique (niveaux de preuve, objectivité, conflits d’intérêts, etc.), sur les populations exposées ou la hiérarchisation des risques sanitaires, le fameux «benefit/risk assessment» (Berlin, Sasco, 2008). Les oppositions se cristallisent autour d’une question centrale, celle du risque lié à sa consommation: le snus est-il une «entrée» dans la pratique tabagique ou une manière d’en «sortir»? Est-il plus ou moins «nocif» que d’autres produits nicotinés et peut-il devenir, au moment où s’étend l’interdiction de fumer dans les lieux publics, une alternative à la cigarette ? Et dans ce cas, le snus est-il alors comparable à ce que l’on a coutume aujourd’hui d’appeler des drogues sociales (alcool, tabac, cannabis, etc.) ou est-il comparable aux substituts nicotiniques, à un médicament ?
Ce débat pourrait tourner court tant il semble ne préoccuper qu’une petite poignée d’experts en santé publique et spécialistes de la question. Après tout, il est question d’une pratique tabagique mineure, à peine identifiée par rapport à d’autres pratiques tabagiques en plein essor (cannabis ou chicha par exemple). Cependant, il pourrait prendre une autre dimension. En effet, dans une recherche récente sur les futures tendances des consommations de substances psychoactives des adolescents américains, la NIDA annonce le «retour»2 de l’usage du tabac à usage oral chez les teenagers nord-américains alors que, dans le même temps, se stabilise la consommation de cigarettes et se renforce la perception des risques liées au tabac fumé (Johnston L. 2010). Par ailleurs, d’autres enquêtes font état de l’usage du tabac non fumé parmi les jeunes en particulier dans les milieux sportifs. C’est le cas aux Etats-Unis ou au Canada où les produits à base de nicotine (le snuff) sont consommés dans des sports professionnels tel que le hockey sur glace, la lutte ou le base-ball (Severson, 2005). Mais c’est aussi le cas – et ce depuis le début des années 1990 – en Europe où des enquêtes portant sur les consom-mations de substances psychoactives des jeunes sportifs de l’arc alpin, constatent – à plusieurs reprises et à des postes d’observation divers – l’émergence de cette pratique tabagique (tabac à chiquer, snuff ou snus) dans les sports de glisse (ski, saut à ski, hockey sur glace, etc.), laquelle aurait tendance à se diffuser au sein des populations adolescentes des stations de ski (Mathern et al. 2005 ; Renaudie et al. 2008). On observe donc, avant même l’autorisation de mise sur le marché réclamée, l’utilisation et la circulation de ces produits nicotinés dans ces milieux sportifs, grâce d’abord aux petits trafics avec les pratiquants internationaux scandinaves, puis à Internet (de plus en plus de sites de vente en langue française s’ouvrent et d’autres proposent des traductions) et enfin, grâce à l’achat de tabac à chiquer autorisé à la vente et sur lequel se «rabattent» les jeunes sportifs usagers lorsqu’ils ne peuvent s’approvisionner en produits scandinaves ou américains. Et, dans le sport, quand il est question de consommer des substances psychoactives, la question du dopage n’est jamais très loin.
Si la nicotine n’apparaît pas sur la liste des produits interdits édictées par l’Agence Mondiale Antidopage, elle est désormais surveillée de près par les experts de la lutte anti-dopage et le laboratoire d’analyse du dopage de Lausanne tente aujourd’hui d’en estimer la «croissance» dans certaines pratiques sportives (ski, hockey mais aussi football, basket, escrime etc.)3. Car de part ses composants chimiques, le tabac serait un «puissant stimulant» aux multiples avantages: non seulement le tabac consommé par voie orale ou cutanée (patch, gomme etc.) éviterait les désagréments liés au tabac fumé comme l’absorption de CO, de substances irritantes mais il permettrait aussi d’inhiber la sensation de faim ou la fatigue, de stimuler la sécrétion d’hormones antidiurétiques, de faciliter la mise en action. Plus encore, il aurait pour fonction de combattre l’angoisse, d’accentuer la concentration, de «booster» la performance. Pas de doute, du côté des experts, la nicotine agit comme une substance «dopante» (Lagrue, 2007). Du point de vue des jeunes sportifs que nous avions pu interviewer (Bujon, 2008), principalement des jeunes skieurs de haut niveau et usagers réguliers de ces produits nicotinés, certains reconnaissent du bout des lèvres ces avantages: toutefois ils ont du mal à l’identifier comme dopant, comme un produit améliorant la performance. Ils en font un autre type d’usage avant ou après la compétition sportive dans le but de se «relâcher», de se «câler» comme ils le disent: ils en ont donc bien souvent un usage festif et récréatif au cours des festivités liées aux compétitions. Ces périodes donnent lieu aux premières expérimentations de ces produits mais aussi à des formes inédites de poly-consommation (avec l’alcool notamment, qui en intensifie les effets).
Mais les sportifs ont d’autres usages de ces produits nicotinés qui ont partie liée avec la consommation de tabac fumé: il s’agit d’un usage substitutif, d’un usage alternatif aux substances habituellement consommées par ailleurs mais dont la consommation dans le sport est fortement stigmatisée voir sanctionnée (comme la cigarette ou le cannabis par exemple). Cet usage substitutif, aux yeux des jeunes sportifs usagers, se justifie: non seulement il permet d’éviter les risques sanitaires liés à la consommation de tabac fumé comme l’absorption de CO et les complications respiratoires, de ne pas «s’essouffler». Mais, plus encore, cette pratique très discrète, quasi-invisible pour les non-initiés, est aussi une façon de contourner l’interdiction de fumer, d’éviter la détection de la consommation de la cigarette lors des examens cliniques imposés par la surveillance médicale auxquels les sportifs sont astreints (analyse biologique, test à l’effort, éléctrocardiogrammes, radios, etc.) voire, il permet d’éviter les sanctions disciplinaires liées aux contrôles antidopage (majoritairement au cannabis). Car les sportifs usagers réguliers interrogés ont profondément intériorisé la prohibition de la cigarette et le processus de stigmatisation qui l’accompagne. A tel point qu’ils sont, à leur tour, parfaitement capables de s’appuyer sur les arguments de la réduction des risques pour dénoncer le tabac dans le sport. C’est parfois surprenant mais les sportifs snusseurs ou chiqueurs interviewés se définissent eux-mêmes comme de fervents militants anti-tabac et ils justifient ce «remplacement» selon un objectif de réduction des risques: moindres dommages sanitaires par rapport à la cigarette (malgré les brûlures, déchaussement des dents, ou dépendance avérée qu’ils disent subir), similarités des composants entre le snus et les substituts nicotiniques utilisés à des fins thérapeutiques. En raison de cette proximité chimique et des discours publics de réduction des risques – lesquels circulent d’ailleurs bien au-delà de la sphère médicale et des couloirs feutrés des assemblées politiques européennes -, ils placent donc sous le même plan les produits de l’industrie pharmaceutique et ceux de l’industrie du tabac.
Dans ce contexte, le produit ne peut pas être dissocié de son usage. Ce dernier doit être élucidé, analysé, car la réinscription de cet usage des produits du tabac oral dans ce type de milieu soulève deux problématiques distinctes: celle des pratiques de dopage spécifiquement liées aux sportifs et celle, plus générale, des «pratiques alcoolo-toxico-tabagiques» des adolescents (Le Garrec, 2002). En d’autres termes, soit le snus s’ajoute aux substances psychoactives habituellement consommées par les adolescents ou les jeunes adultes (alcool, cannabis, chicha etc.). De ce point de vue, cette consommation du tabac oral est un signe avant coureur d’un renouvellement des pratiques tabagiques des jeunes ayant bien perçu les risques sociaux et sanitaires liés à la cigarette. C’est un usage substitutif qui remplace une consommation antérieure, pouvant s’interpréter comme n’importe qu’elle autre conduite à risques adolescente. Soit le snus a une autre propriété: celle d’être dopante. Cette fois-ci, c’est le contexte sportif qui redéfinit les propriétés du produit, les types d’usages et les risques associés. C’est un usage dopant qui s’ajouterait alors à la longue liste des stimulants à interdire. Ce produit connaît donc plusieurs types d’usages aux effets sociaux et sanitaires différents. Mais dans un cas comme dans l’autre, on remarque que ce ne sont pas seulement les produits qui circulent et que les usagers se réapproprient en fonction des usages qu’ils en font (Le Garrec, 2002). Ce sont aussi les discours publics sur les produits et leurs usages qui circulent et que les jeunes sportifs se réapproprient et mobilisent pour justifier leur pratique de consommation, en l’occurrence celui de la réduction des risques. Et dans les milieux sportifs, si cette politique est loin de faire l’unanimité ou même d’être débattue, elle y entre, avec le snus, par la petite porte.