juin 2010
Isabelle Girod, anthropologue, responsable de formation, GREA
Même si notre société voit s’accroître l’individualisation, il n’en reste pas moins que chaque individu est avant tout un être social, en lien, plus ou harmonieux, avec d’autres. Je voudrais développer ici quelques notions liées à trois aspects fondamentalement nécessaires à chacun d’entre nous pour vivre en société. Ces trois aspects me semblent être des incontournables de la vie sociale, même si aujourd’hui beaucoup de gens ne peuvent les vivre réellement.
Pour étayer son existence sociale, chaque individu devrait pouvoir bénéficier de trois dimensions: l’appartenance, la reconnaissance de soi et la confiance. A chacun de ces trois éléments correspond un pan de l’être social. L’appartenance est fortement liée au sentiment d’identité et son absence à la désaffiliation; la reconnaissance de soi est la prise en compte positive de l’individu par les autres et la confiance est un état relationnel favorisant le développement de soi et dont l’absence crée la vulnérabilité et l’insécurité. Pour ces trois aspects, le rôle et l’existence de l’entourage en est le coeur.
De quoi parle-t-on au juste quand on mentionne l’identité personnelle d’un acteur social ou celle d’un groupe? Comme première donnée, je considère comme acquise l’idée qu’il n’existe et qu’il ne peut exister d’identité homogène, donnée ou acquise, par laquelle l’individu pourrait une fois pour toutes se définir. Non, dès l’origine, l’identité est multiple, polysémique, construite et reconstruite au fur et à mesure de l’existence. L’individu se crée avec et en relation (amicale ou non) avec d’autres êtres. Les affects, les émotions, le plaisir comme l’aversion, mais aussi les valeurs, les représentations qui peu à peu mènent l’individu grandissant à agir et à se positionner dans l’univers social qui est le sien, sont façonnées par le milieu familial (ou son absence), par le hasard de sa naissance qui l’a fait grandir dans tel ou tel environnement culturel et social.
En ce qui concerne cette dynamique de formation identitaire individuelle, on ne peut faire l’économie de tout l’apport de la psychologie et de la psychanalyse qui ont mis en lumière l’importance des structures psychiques ainsi que le rôle de l’imaginaire dans la construction de soi. La conscience individuelle de chacun est certes façonnée par les expériences de vie formées de son histoire personnelle, sociale, groupale. Mais de manière plus prégnante encore, la représentation et la perception de soi se construisent par la représentation que chacun a de ses composantes expérientielles. Perception et représentation qui, pour compliquer l’affaire, varient considérablement au cours de l’existence.
L’identité personnelle est donc déjà un concept labile qui permet aux acteurs sociaux que nous sommes de pouvoir vivre à la fois comme être unique et multiple sans pour autant, à de rares exceptions près, sombrer dans la démence.
Pour l’individu, la modernité se vit entre autres par son appartenance à de multiples réseaux (l’entourage), par la participation à une quantité de situations sociales différentes dans lesquelles il est amené à se présenter. Il peut alors choisir parmi de multiples référents tout en restant un être unifié et non morcelé en strates et en couches superposées, mais bien comme synthèse originale. Cette identité syncrétique, synthétique, à géométrie variable, multiple est donc labile et multidimensionnelle sans que l’individu n’en perde son unité pour autant.
Si les éléments qui participent de l’identité de l’individu sont déjà multiples, il en est bien sûr de même pour les groupes. Les éléments choisis le seront en fonction du contexte et du partenaire à qui ils s’adressent. Il existe toute une gamme de stratégies identitaires possibles en fonction des mouvances du contexte social, du jeu de pouvoir ou de « classement » pour utiliser une expression chère à Bourdieu. Parler en termes de jeux identitaires souligne qu’ils ne peuvent exister sans règles. Parmi ces règles, celle qui donne le cadre est la tension entre l’identité revendiquée par le groupe ou l’individu et celle imposée par l’autre (une institution par exemple) ou les autres (d’autres groupes).
A ce stade, il me paraît nécessaire de m’arrêter sur la notion de groupe qui caractérise l’identité collective. Dans les sciences sociales, le terme de groupe est largement utilisé mais rarement discuté. Or un article de Brubaker (2004) consacré à la critique de ce qu’il appelle le groupisme, me paraît devoir s’insérer dans cette réflexion générale sur cette notion. En effet, à cette notion rigide de groupe, il est plus prudent de substituer la notion de sentiment d’appartenance à un groupe qui traduit mieux la labilité et la variabilité des choix d’appartenances. C’est la notion de switch-group (développée par Georg Elwert en 1997) qui permet de tenir compte du fait qu’une personne est amenée à vivre quasi quotidiennement le passage d’un groupe à un autre et ceci sans contradiction majeure.
Or cette possibilité de passage, ce switching doit être pris en compte sous peine de procéder, comme pour l’identité individuelle, à un appauvrissement et à un enfermement majeur de la personne. C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans les processus de stigmatisation. Les individus sont alors réduits à une portion congrue de leur être. La désignation identitaire est extrêmement réductrice, elle se construit le plus souvent en se basant sur un seul aspect de l’individu ou du groupe: le physique (les handicapés, les noirs, etc.), un comportement (les alcooliques, les toxicomanes, etc.) ou encore une situation sociale (les chômeurs, les pauvres, etc.). La pluralité identitaire disparaît derrière un seul élément constitutif de la personne.
Appauvrir la vision de l’autre à un seul de ses éléments est au cœur du déni de reconnaissance. Si la notion de reconnaissance connaît un renouveau, c’est au philosophe allemand Axel Honneth qu’on le doit. Ce dernier a remis cette notion au centre de l’analyse de la modernité, en lien avec le constat de l’individualisation croissante. Il affirme en effet que plus le sujet est autonome, plus il dépend de la reconnaissance d’autrui.
En demandant de la reconnaissance, l’individu demande à la fois la reconnaissance de son existence et la confirmation de sa valeur. Ne pas reconnaître la valeur de quelqu’un, c’est le condamner au silence, à la solitude voire au néant (Todorov, 2002 : 24). Il s’agit donc de quelque chose de bien plus fondamental que la reconnaissance distinctive de pouvoir ou de richesse.
La reconnaissance sociale s’appuie sur les normes et valeurs dominantes. Les acteurs sociaux, réduits à un aspect d’eux-mêmes comme on l’a vu précédemment, sont le plus souvent en déficit de reconnaissance parce que leurs trajectoires les ont le plus souvent éloignés de ces normes (sans travail, sans abri, sans limites dans leurs consommations ou leurs comportements).
Etre uniquement perçu comme membre d’un groupe superflu, source de problèmes sociaux, sans valeur positive aux yeux des membres de la société englobante est une des sources de stigmatisation parmi les plus brutales. Or, en tant qu’être humain, nous ne pouvons développer une identité et une relation positive à nous-mêmes et aux autres sans reconnaissance. Il ne peut y avoir de participation sociale. Il arrive aussi que ce déni de reconnaissance puisse entraîner la résistance de ceux qui en sont victimes, c’est le cas des mouvements des femmes ou, plus récemment, des homosexuels. La reconnaissance n’est donc pas qu’une affaire individuelle, elle s’inscrit au cœur des relations et des conflits sociaux.
Les études de trajectoires de vie d’adolescents en milieux social très défavorisé faites par des chercheuses comme Pascale Jamoulle à la frontière franco-belge ou celles de Patricia Bouhnik dans les banlieues nord de Paris permettent d’exemplifier et de mettre en lumière la créativité des acteurs pour construire un entourage social auquel ils pourront s’identifier. Même si cette construction se fait en dehors de la légalité, elle est indicative de l’universalité des besoins d’appartenance et de reconnaissance. Bien sûr, dans un milieu largement stigmatisé par la société englobante, ces trajectoires doivent souvent s’inventer dans l’économie souterraine, avec des prises de risques multiples, mais elles ne sont pas aussi loin de l’univers social et de ses valeurs qu’on pourrait le croire ou que leur écartement social voudrait le mettre en scène. Jamoulle (2001 :39-41) par exemple recense les normes en vigueur dans ces groupes de jeunes, normes qui n’ont rien « d’original » par rapport aux normes dominantes :
Bref tous les ingrédients du self made man mais dans un circuit illégal que les adolescents et les jeunes adultes des banlieues investissent faute de place et de reconnaissance dans le circuit « normal ».
Bouhnik (1996, 252) montre que ces trajectoires de vie sont loin d’être uniformes même si elles ont pour base commune une vulnérabilité collective et la consommation/revente de produits psychotropes comme matrice organisatrice des relations. La vie illicite devient structurante, voire équilibrante puisqu’elle permet de dépasser les crises existentielles, familiales, scolaires, professionnelles qui ont jalonné leur parcours de vie. Elle permet d’échapper à la désaffiliation pour autant qu’ils échappent à la dépendance qui alors les fait rejoindre le camp des « camés » 1 incapables, à leurs yeux, de maîtriser les compétences sociales et professionnelle qu’ils doivent assumer (assurer les ressources, se protéger de la répression, ne pas se faire arnaquer, entretenir son réseau, etc.). Cette création de systèmes collectifs, fussent-ils illégaux, correspond à ce que Castel souligne être la réponse à la désaffiliation sociale: « L’inscription ou la réinscription des individus au sein de systèmes d’organisation collective est la réponse aux risques de dissociation sociale que porte la modernité (…) » (2003, p. 40)
Dans un tout autre registre, la disqualification sociale peut, pour certains, être compensée en rejoignant un groupe d’entraide. C’est le cas par exemple pour les personnes dépendantes qui cumulent souffrance personnelle et souffrance sociale. Sur le rôle étayant de ces groupes et sur le renversement du stigmate qu’ils représentent, je renvoie à l‘excellent article de Jean-Dominique Michel paru en 1999 dans cette même revue.
Pour ceux qui ne disposent pas de ressources sociales, économiques, voire familiales suffisantes, recréer un espace d’appartenance collective est le moyen le plus sûr de lutter contre la vulnérabilité et l’insécurité. Cette vulnérabilité est générée par une société dominée par des trajectoires de vie où chacun est non seulement sommé d’être autonome mais aussi d’être performant dans tous les aspects de l’existence. Une société où domine la tyrannie de l’accomplissement de soi, pour reprendre une expression de Marc-Henri Soulet, produit de la désocialisation. Or tous les individus ne sont pas égaux face à cette injonction de réussite et ceux dont le quotidien s’avère semé d’obstacles et d’incertitudes doivent pouvoir se recréer un entourage social sécurisant grâce auquel ils pourront retrouver une certaine confiance de vivre. C’est sûrement un peu paradoxal mais néanmoins bien réel que ce soit à l’intérieur même de ce que l’opinion publique perçoit comme facteur d’insécurité/incivilité sociale que les plus démunis, les plus stigmatisés peuvent se reconstruire un étayage social comme l’indiquent les recherches citées précédemment.
En conclusion, ce qui est ici à retenir c’est que ces nouvelles formes d’organisation sociale ne relèvent pas tant de la délinquance que de l’insécurité sociale à laquelle ces acteurs sont condamnés.