juin 2010
Entretien réalisé par Corine Kibora
Bonjour Laurence, Bonjour Simon : en quoi êtes vous concernés ?
Laurence : Je fais partie d’Al-Anon depuis quinze ans parce que mon père est alcoolique depuis lors, et n’est toujours pas sobre à l’heure actuelle. C’est ma mère qui m’a proposé Al-Anon, car je me sentais très mal après que mon père ait fait sa cure et se sente beaucoup mieux. Je suis donc une enfant adulte d’alcoolique.
Simon : De mon côté, c’est ma femme qui était alcoolique, mais elle est sobre maintenant. Chez Al-Anon, il y a une majorité de femmes. A Londres, c’est différent, il y a même des groupes d’hommes. J’ai une envie d’aider, par gratitude. Ce programme m’a tellement aidé que, sans lui, je ne sais pas où je serais aujourd’hui, ni où en serait ma famille. J’ai commencé Al-Anon il y a treize ans.
Comment êtes-vous arrivés à Al-Anon ? A quel moment la situation est-elle devenue intenable ?
S : Quand j’ai connu ma femme, sa mère était alcoolique. Ivresses ponctuelles terribles, dépressive, pas de mari. On avait 20 ans, je n’avais aucune conscience de sa maladie. A l’époque, on allait nettoyer la maison de sa mère, on vidait les cadavres de bouteilles. En voyant ça, jamais je n’aurais imaginé que ma femme aurait un jour des problèmes d’alcool. Quand on vit cette situation-là depuis l’âge de 14 ans…
C’est arrivé de manière très sournoise. Je me suis aperçu un jour que ma femme avait caché des canettes de bière. Ça m’a fait un choc. Ma femme avait un alcoolisme très différent de celui de sa mère. Ça allait crescendo, petit à petit. Son attitude changeait, mais cela ne nous a pas empêchés d’avoir des enfants. En même temps, je ne sais pas pourquoi, je n’en parlais pas à mon entourage, un peu comme un cancer. Puis est arrivé un moment, quand les enfants avaient une bonne dizaine d’années, où la situation s’est détériorée, on avait de plus en plus de scènes. Elle a eu un problème de dépression, une attaque de panique, suite à notre départ pour Londres. Nous sommes partis en pensant que le changement de lieu allait améliorer la situation. Il y a un éléphant dans le salon, on prend ses affaires, on part, et on pense que le problème est réglé !
De fait, ma femme allait beaucoup plus mal. De mon côté, mon travail allait bien, même si les enfants représentaient une grosse charge. Elle est allée chez un psy pour sa dépression. Elle continuait à boire. Elle avait une prescription d’antidépresseurs. J’ai su par la suite qu’elle n’avait jamais pris ses médicaments. Les crises étaient de plus en plus fréquentes et il y a eu des scènes très difficiles devant les enfants. A ce moment-là, j’ai pris contact avec sa psychiatre, qui m’a dit que j’avais besoin d’aide et m’a proposé d’aller aux Al-Anon. Cela m’a d’abord énervé, car ce n’est pas moi qui buvais, j’avais mon travail, je devais m’occuper des enfants et j’avais l’impression qu’elle se moquait de moi ! Mais, comme j’étais désespéré et que je voulais faire évoluer les choses, j’y suis allé le soir même et je me suis retrouvé dans un groupe de quelques personnes. On m’a dit de venir plusieurs fois avant de décider si cela me convenait ou pas. Ma femme buvait toujours. J’ai commencé à y aller régulièrement et tout de suite la situation s’est détériorée. Ma femme m’accusait d’aller dans un groupe religieux, la situation devenait critique, mon mariage était en péril.
Je suis alors parti en voyage d’affaires en me disant que ce n’était plus possible de continuer comme ça. Dans l’intervalle, ma femme a pris contact avec un autre médecin et a fait un programme de traitement de 28 jours. Ce fut un miracle. Quand elle est rentrée de clinique, j’étais très mal, c’était terrible, j’étais sûr qu’elle buvait. J’étais complètement obnubilé par les bouteilles. Je ne buvais plus d’alcool. Séparé par le travail, j’étais en Suisse, j’ai continué à aller aux Al-Anon.
Ma femme et moi sommes toujours ensemble, même si nous avons traversé des phases très difficiles. Sous l’effet de l’alcool, il lui est arrivé de dire des choses d’une cruauté insoutenable. Le programme m’a aussi appris à faire la différence entre la personne et sa maladie. C’est ce qu’il y a de plus difficile. Au début, on est complètement pris, aspiré par le problème. Le but c’est de sortir de cet étau.
Est-ce que, lors de ces réunions, vous apprenez surtout à vous occuper de vous ? Quand il y a encore consommation, parlez-vous de situations concrètes, de la façon d’agir au quotidien pour faire face ?
S : Il n’y a pas de mode d’emploi. En arrivant, j’en voulais un : ma femme boit, que dois-je faire? On ne donne pas de conseils, on écoute les autres, par quoi ils sont passés. Petit à petit, vous apprenez à vous occuper de vous-même, à moins vous occuper du problème de l’autre. Ça prend du temps. Au début, c’est dur. Moi je me débrouillais, financièrement ça allait bien. Mais oui, j’avais un problème : je contrôlais ma femme. Sitôt que j’ai lâché un peu la bride, elle s’est soignée elle-même. Elle ne m’a rien demandé. Et nous avons aujourd’hui une répartition des choses qui est totalement différente. On a construit une maison. Avant j’aurais tout contrôlé, là pas du tout !
Le fait d’écouter les autres, qu’est-ce que ça apporte ?
L : Cela produit un écho très fort. Quand on entend d’autres personnes parler de leur détachement émotionnel, de laisser à l’autre ses responsabilités, cela donne de l’espoir, on se dit qu’on peut aussi y arriver. C’est tout un processus.
Quand je suis arrivée aux Al-Anon, je ne savais absolument pas qui j’étais. J’étais l’ombre de moi-même. Je n’étais pas moi, j’étais l’autre automatiquement. Quand on entend, «maintenant tu vas devoir t’occuper de toi», mais qui suis-je moi ? Qu’est-ce que ça veut dire, prendre soin de soi ? Pour moi, cela signifiait dans un premier temps me nourrir comme il faut, car il est vrai que quand mon père buvait j’avais l’appétit coupé. Cela voulait dire aller chez le médecin, prendre du temps pour soi, pour ses loisirs. Je me suis rendu compte que j’avais tout focalisé sur mon père et que j’étais inexistante. Des questions telles que: qu’est-ce que j’ai envie de faire de ma vie, quels sont mes besoins, qu’est-ce que j’aime, qu’est-ce qui me ferait plaisir, étaient tout à fait nouvelles. C’est un très long apprentissage. Moi, je savais ce que les autres voulaient, mais moi alors, absolument pas.
S : N’est-ce pas particulier aux enfants adultes d’alcooliques ? Pour moi, c’est la gestion des conflits qui était difficile. On s’écrase, on ne veut pas provoquer les conflits. Quand on a vécu l’explosion d’une personne sous l’emprise de l’alcool, on marche un peu sur des œufs. Vous internalisez ces choses et vous ne vivez pas. Vous êtes complètement pris là-dedans.
Les réunions Al-Anon permettent l’échange avec les autres. Cela permet-il notamment de s’apercevoir qu’on n’est pas seul ?
L : Oui, parce qu’on souffre énormément, on a l’impression d’être seul à vivre une telle situation. Moi je me souviens, je voyais que mon père buvait, mais sans le voir vraiment, jusqu’au jour où ma mère m’a dit : je crois que papa est alcoolique. Ce fut un choc énorme car mon père c’était tout pour moi. J’avais 20 ans. Dans l’entreprise familiale, mon père avait de plus en plus mal à assumer ses responsabilités. Ma mère, en bonne codépendante, prenait tout sur elle et nous disait que tout allait bien. Il ne fallait surtout rien dire aux autres.
La dernière semaine avant sa cure, il rentrait tous les soirs à 3h du matin. Moi, je ne dormais pas la nuit, j’écoutais de la musique pour ne pas entendre. Et, un samedi, il est arrivé quand nous étions en train de déjeuner. Ma mère est devenue hystérique ! Elle a ameuté tout le quartier. Mon père a rétorqué que désormais il allait vivre comme ça. Là, j’ai eu une réaction très violente : je l’ai giflé.
Mon père est parti. Il s’est rendu à la Métairie le lundi et a rejoint les AA. A sa sortie, tout allait bien. Malheureusement pour mes parents, l’entreprise a fait faillite et mon père a rechuté et ne s’en n’est pas relevé. Trois ans plus tard, c’est ma mère qui est décédée, on peut dire de codépendance. Elle avait toujours pensé qu’elle pourrait le sauver. Nous avons suivi Al-Anon pendant deux ans ensemble, puis ma mère a arrêté, en pensant pouvoir le sauver, engouffrée dans sa codépendance. Je suis entrée en conflit avec elle pendant la dernière année. Elle est morte fin 1995 d’une rupture d’anévrisme, tellement épuisée à vouloir sauver mon père. Heureusement que j’avais fait suffisamment d’Al-Anon pour pouvoir dire à mon père qu’il allait devoir s’assumer lui-même, qu’il ne fallait pas compter sur moi. Mon père arrive à arrêter de boire de temps en temps et ne se considère par conséquent pas comme alcoolique. C’est son choix.
Qu’en est-il des appels en dehors des réunions ?
S : C’est un système de parrainage: avoir la possibilité de téléphoner selon sa situation à quelqu’un du même sexe avec qui on sent une certaine affinité. Al-Anon est utile dans la continuité, on y apprend à exprimer ses sentiments. On peut parler avec une personne en privé pour ne pas mobiliser l’entier de la séance, où il y a un thème à traiter.
Quels sont les thèmes traités ?
L : Nous suivons un programme en 12 étapes qui nous apprend à lâcher prise, à prendre nos responsabilités face à nous-mêmes et face aux autres. Il y a une notion de puissance supérieure qui rebute certaines personnes qui auraient tendance à considérer Al-Anon comme une secte. Or, chacun est libre d’y mettre ce qu’il veut. Pour certains, c’est la force du groupe, pour d’autres, le soleil.
Ce que je trouve fabuleux dans les Al-Anon, c’est qu’on peut garder son anonymat. Seulement un prénom, on n’est là que pour ça, pour se rétablir des conséquences de l’alcoolisme. On se protège, on protège la personne alcoolique. On sait qu’il n’y aura pas de commérages.
Qu’entendez-vous par prendre ses responsabilités ?
L : Cela veut dire procéder à un inventaire de soi-même, admettre ses erreurs face à celles et ceux qu’on a lésés.
L : C’est une étape difficile, mais très libératrice. J’ai eu un copain alcoolique. Six ans plus tard, je l’ai recontacté pour reparler de notre relation et m’excuser pour certains comportements. Même s’il s’estimait responsable de notre échec, j’ai insisté et d’aller au bout de la démarche m’a vraiment libérée d’un poids.
S : Moi, j’ai fait ça avec mon père, je lui ai envoyé à la figure tout ce que j’avais sur le cœur, après 3 ans dans le programme. Six mois plus tard, je suis allé m’excuser pour toutes mes bêtises du passé et il a rigolé. J’avais 44 ans, lui 70, mais nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, et là nous avons fait la paix.
S’il y a encore une chose pour laquelle je dois faire amende honorable, c’est de ne pas avoir été suffisamment à l’écoute de mes enfants. On est tellement obnubilé par le problème d’alcool du conjoint qu’on ne pense pas suffisamment à ce que vivent nos enfants.
Comment définissez-vous la codépendance ?
L : La codépendance, c’est la maladie de l’oubli de soi. Pour moi, c’est vrai, je pense toujours d’abord aux autres avant de penser à moi. C’est aussi une éducation religieuse. Il y a tout à désapprendre: le contrôle, la dévalorisation de soi, l’obsession de l’autre.
S : Ce qui qualifie la codépendance, c’est la tendance à arranger les bidons, à se dire «c’est pas si grave».
L : Quand ma mère est décédée, j’ai dû procéder au tri de ses affaires et je suis tombée sur un témoignage qu’elle avait écrit. La première phrase c’était : « j’ai 47 ans, j’ai un mari alcoolique mais je ne pense pas que mes enfants aient trop souffert de son alcoolisme.» Elle était à cent lieues de s’imaginer à quel point cela nous a touchés. Elle pensait qu’on n’avait rien vu. Même si j’ai mis du temps à admettre que mon père était alcoolique, je savais depuis toujours qu’il se passait quelque chose d’anormal. Je ne pouvais pas mettre des mots, mais je savais que ce n’était pas normal.
Quel regard sur ce que le programme vous a apporté et vous apporte encore ?
S : A l’école, j’avais la hantise de me présenter en public. Aujourd’hui, je peux faire des présentations en trois langues sans problèmes. Al-Anon m’aide dans tous les aspects de ma vie. Je peux même dire que ça m’a sauvé la vie. Et ce n’est pas un vain mot, quand je repense à l’époque où ma famille allait exploser.
L : Au début, je ne savais pas dire non. Il m’a fallu un sacré courage pour changer. Les gens étaient surpris et me demandaient ce qui se passait. Je leur ai répondu : «voilà, c’est comme ça, je n’ai pas toujours à me justifier, je fais partie des Al-Anon, vous savez très bien que mon père est alcoolique.» Et les gens ont eu moins d’emprise sur moi, j’ai fait un tri dans mes relations, assez naturellement. Avant, l’autre devait deviner ce que j’avais dans la tête. Aujourd’hui, je communique.
Que faudrait-il faire de plus pour les proches ?
S : Faire mieux connaître Al-Anon, par notre exemple, nos attitudes. Une personne alcoolique, c’est 3-4-5 personnes qui souffrent. En Suisse romande, il y a environ 50 groupes AA, mais seulement 10 ou 12 groupes Al-Anon. Il devrait y avoir au minimum 150 groupes. Nous avons donc du travail!
Allez-vous continuer les Al-Anon ?
S : J’ai besoin d’y aller aujourd’hui encore. Si je n’y vais pas pendant deux ou trois semaines, je commence à me décentrer. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas pris d’autres dispositions, car j’ai appris à demander de l’aide quand j’en ai besoin. Il m’est arrivé de faire ponctuellement appel à un psychiatre, mais le fil est conducteur a été et restera Al-Anon. On n’est jamais guéri, tout comme la personne dépendante.
La difficulté pour nous, c’est qu’il n’y a pas de substance. Vous enlevez la drogue, vous enlevez déjà un bout du problème, après on peut s’attaquer au reste. Nous, notre substance c’est l’autre : s’occuper de l’autre, contrôler l’autre, et c’est plus complexe, plus difficile à soigner. Il y a contusions multiples. C’est une maladie qui est totalement sous-estimée.
L : A une époque, j’ai été malade pendant une année, je n’ai donc pas pu aller aux séances et après ça a été la gifle, j’ai fait une rechute terrible. Donc j’ai besoin des groupes. C’est un fil conducteur pour me mettre face à moi-même. Très vite, je pense dans l’autre, dans la projection, dans le contrôle. J’ai vite fait de retomber dans mes vieux schémas. Dans la codépendance, on prend des mauvaises décisions pour sa vie. Sans Al-Anon, j’aurais été malade de voir mon père alcoolisé.