avril 2007
Pascal Gache, Unité d'alcoologie, Hôpitaux Universitaires de Genève
Le débat de la consommation contrôlée dans l’alcoolodépendance n’est pas nouveau, il n’en reste pas moins un thème à fort potentiel émotionnel. D’où vient la dimension particulière de ce sujet et y a-t-il vraiment matière à déclencher de tels anathèmes à l’encontre des auteurs qui ont abordé la question sans tabou? Que reste-t-il aujourd’hui de cette controverse née au début des années 60? Les passions se sont-elles apaisées? Qu’avons-nous appris sur le plan scientifique qui puisse nous aider dans la prise en charge des patients alcoolodépendants? Dans cet article nous présenterons d’une part les résultats des différentes évaluations scientifiques s’intéressant à la possibilité de retrouver une consommation contrôlée chez des alcoolo-dépendants et d’autre part les enseignements pratiques nés de ces travaux.
Ce que démontrent ces premières études, c’est la grande difficulté d’accepter des résultats scientifiques nouveaux lorsqu’ils ne sont pas liés à un paradigme scientifique existant et validé (l’exemple de la découverte d’une bactérie responsable du développement de l’ulcère gastrique en est un exemple flagrant et récent). C’est Davies 1 qui le premier publia une série rétrospective de 93 patients alcoolodépendants traités dans son unité entre 1948 et 1955. Davies montra que pour 7 d’entre eux le retour à une consommation d’alcool «non dommageable» pour leur santé avait été possible sur des périodes s’échelonnant de 7 à 11 ans. L’histoire de ces 7 patients ne laisse aucun doute sur la réalité de leur alcoolodépendance. Le souci de Davies de s’assurer que les patients lui rapportaient la vérité a été constant, il n’a pas hésité à rencontrer les conjoints, la famille ou encore à se déplacer sur le lieu de travail de tous ces patients qui déclaraient contrôler leur consommation d’alcool. Davies aurait aimé publier ses résultats dans le prestigieux Lancet mais celui-ci refusa le manuscrit. Trois ans plus tard, Kendell 2 publia un article qui confirmait les données de Davies et arguait également que la possibilité du retour à la consommation contrôlée n’était pas liée au niveau de dépendance tel qu’on pouvait le mesurer à ce moment-là.
Quelques années plus tard, un couple de psychologues, Linda et Mark Sobell, encore jeunes chercheurs, publièrent deux articles qui déclenchèrent une véritable «émeute» dans le monde de l’alcoologie américaine 34. Les Sobell conduisirent une étude dont ils publièrent les résultats en deux parties correspondant au suivi à un an et à deux ans. Scientifiques rigoureux, ils s’entourèrent de multiples précautions méthodologiques afin d’obtenir des résultats les plus robustes afin de se prémunir des critiques. Dans leur étude, le retour à la consommation contrôlée était un objectif thérapeutique clairement affiché. 70 patients ont été répartis en deux groupes de traitement selon les désirs des patients de vouloir être abstinents ou de vouloir retrouver une consommation contrôlée. Après s’être volontairement déterminé, chaque patient était randomisé dans le groupe expérimental ou le groupe contrôle. Pour les 40 patients ayant choisi l’orientation «boire contrôlé», le groupe expérimental consistait en un traitement comportemental orienté vers le contrôle de la consommation d’alcool (TOCC) tandis que le groupe contrôle recevait un traitement alcoologique intra-hospitalier orienté vers l’abstinence (TOA).
A l’issue de la phase thérapeutique à proprement parler, ces 40 patients étaient suivis régulièrement et des informations étaient collectées de leur part et de deux personnes de leur entourage. Les résultats ne manquèrent pas de surprendre: en effet dans le groupe TOCC, les patients fonctionnaient «bien» dans 70.5% des jours tandis qu’ils ne fonctionnaient bien que dans 35.2% des jours dans le groupe TOA. Ces résultats étaient confirmés voire amplifiés dans le suivi à deux ans 4. Un suivi à trois ans était conduit par un chercheur indépendant 5, ce suivi confirmait encore les résultats précédents.
A la même période, en 1976, un groupe de chercheurs, dénommés le Groupe Rand 6 avait publié une large étude dont les résultats venaient conforter les travaux de Davies et des Sobell. Ce groupe, financé par une agence gouvernementale américaine (NIAAA), reçut de très vives critiques à l’issue de la publication de ce rapport faisant état de travaux pourtant bien conduits. Les tenants de l’abstinence se sentant menacés déclenchèrent une bataille médiatique sans précédent. A même époque commença «l’affaire Sobell» qui dura une dizaine d’années et qui vit s’affronter les partisans du concept de l’alcoolisme-maladie attachés à l’abstinence comme seul moyen de se rétablir de l’alcoolisme et les tenants de l’alcoolisme comme défaut d’apprentissage corrigible par un traitement comportemental et partisans d’un possible retour à la consommation contrôlée chez certains alcoolodépendants. Les Sobell furent traduits en justice pour fraude scientifique après qu’un article paru dans la prestigieuse revue Science laissait clairement entendre qu’ils avaient falsifiés leurs résultats 7. Plusieurs experts reprirent leurs travaux et après une longue bataille judiciaire, Linda et Mark Sobell furent lavés de tout soupçon de fraude et leurs résultats furent validés par de nombreux comités scientifiques indépendants 8.
Cette controverse aura en tous cas permis de mettre à jour et de clarifier un phénomène mal connu. Le retour à la consommation contrôlée chez certains alcoolodépendants est donc possible et ne se présente pas comme un phénomène strictement marginal. L’idée que ces patients capables de retrouver une consommation contrôlée ne sont pas des «vrais» alcoolodépendants est infirmée par une série d’études bien conduites. Même si cette consommation contrôlée peut advenir chez des patients sévèrement dépendants, les études confirment que plus la sévérité de la dépendance est élevée, plus la probabilité de retour à la consommation contrôlée est faible 9.
Les traitements qui proposent la consommation contrôlée ont permis d’affiner les concepts de consommations occasionnelles, de consommation modérée ou encore de consommation sans dommages.
La consommation occasionnelle est habituellement définie comme une consommation faible, épisodique et sans dommages. Elle inclut en général des périodes d’abstinence plus ou moins longues.
La consommation modérée se rapporte à une consommation d’alcool régulière et sans dommage. Le qualificatif modéré se réfère à des quantités variables selon les auteurs. Habituellement aujourd’hui, est dite modérée une consommation d’alcool inférieure ou égale à 21 verres-standard par semaine pour un homme et à 14 verres-standard pour une femme. De plus, on ajoute habituellement la notion de consommation par occasion qui doit être inférieure à 6 verres pour un homme et 5 verres pour une femme.
La consommation excessive sans problèmes rassemble toutes formes de consommation non modérée au sens décrit plus haut mais qui après examen minutieux ne met pas en évidence de dommages liés à cette consommation.
Ces différentes définitions mettent ainsi en évidence l’éventail des retours possibles à une consommation d’alcool sans dommages. On se rend compte que les résultats des études offriront selon le critère pris en compte des pourcentages relativement différents selon qu’on s’adresse à l’une, l’autre ou toutes les catégories à la fois 10.
En 1995, Mark et Linda Sobell 11 ont rassemblé les principaux résultats des études ayant traité du retour à la consommation contrôlée chez les alcoolodépendants. Ils proposent trois grandes idées consensuelles:
Les rétablissements des personnes sévèrement alcoolodépendantes requièrent de façon prédominante des traitements orientés vers l’abstinence.
Les personnes souffrant d’une dépendance peu sévère requièrent des traitements orientés vers la consommation contrôlée.
L’association du type de résultat et de la sévérité de la dépendance apparaît être indépendante des conseils proposés pendant le traitement.
Les questions posées aujourd’hui ne cherchent plus à valider la possibilité de la consommation contrôlée mais essaient de circonscrire les facteurs prédictifs de celle-ci. Rosenberg 12, dans une revue d’études sur le sujet, mit en évidence que deux facteurs étaient toujours positivement associés à un retour possible de la consommation contrôlée: un faible niveau de dépendance et la conviction personnelle du patient que ce retour était possible. Il mit également à jour que les facteurs psycho-sociaux impliqués restaient encore à déterminer. En revanche, le choix laissé aux patients quant à l’orientation thérapeutique, abstinence ou consommation contrôlée, restait encore largement sous-étudié. Les thèses cognitivistes venaient appuyer l’idée que les personnes se battent plus fortement pour les buts qu’elles se sont fixées que pour ceux qui leur ont été imposés. Hodgins 13 confirma cette hypothèse en montrant que lorsque les patients pouvaient choisir à tout moment leur but thérapeutique, c’est-à-dire même en changer durant le traitement, leurs résultats à long terme s’en trouvaient largement améliorés. Il a montré que dans son groupe de patients sévèrement alcoolodépendants, un nombre conséquent de patient ayant choisi initialement la modération s’orientait spontanément vers l’abstinence et ce, dans les quatre premières semaines de traitement. En dehors du choix du patient, deux autres éléments ont été étudiés comme facteurs permettant de prédire la possibilité du retour à la consommation contrôlée. La sévérité de la dépendance a été rapidement identifiée comme un de ces facteurs. Difficile à mesurer réellement et souvent confondue avec la sévérité des conséquences, elle est aujourd’hui encore évaluée d’après l’échelle SADQ (Severity Alcohol Dependence Questionnaire) 14. La plupart des auteurs ont trouvé une relation entre le score obtenu à cette échelle et la probabilité de retour à la consommation contrôlée. Ainsi, plus le score SADQ est élevé plus la possibilité de retour à la consommation contrôlée est compromise. Mais la sévérité de la dépendance n’explique pas complètement la possibilité de retour à la consommation contrôlée et Heather ((Heather N, Tebbutt JS, Mattick RP, Zamir R. Development of a scale for measuring impaired control over alcohol consumption: a preliminary report. J Stud Alcohol. 1993)) a proposé de considérer aussi «la perte de contrôle» comme une variable continue plutôt qu’un variable binaire. A cet effet, il a développé une échelle «Impaired Control Scale» (ICS) pour mesurer la «perte de contrôle» sur une échelle progressive et non plus comme une valeur oui/non. Ainsi, II a montré que la dimension de la «perte de contrôle» expliquait une partie des rechutes de patients qui ayant choisi l’abstinence changeait de but et tentait une reprise de la consommation contrôlée et cela indépendamment de leur niveau initial de sévérité de dépendance 15. Dans une étude ultérieure plus récente, il a également montré que dans une population de patients présentant sur l’échelle ICS des niveaux de perte de contrôle inférieurs à la limite proposée comme significative (<25 points), le taux de succès pour la consommation contrôlée était élevé et cela indépendamment du score obtenu à l’échelle SADQ 16.
Ainsi se dessine, de plus en plus clairement, un profil de patients susceptibles de bénéficier de programmes de consommation contrôlée. Ces patients se présentent avec les caractéristiques suivantes: ils ont une dépendance légère ou moyenne, une perte de contrôle inférieure à la limite proposée par Heather, ils ont confiance dans leur capacité de contrôler leur consommation d’alcool et ils sont d’accord de suivre un traitement dont le but est la consommation contrôlée. Pour les critères relatifs, on observe que ces patients sont en moyenne plus jeunes que les sujets qui réussiront mieux dans l’abstinence, qu’ils ont une histoire personnelle avec l’alcool encore peu chargée et une histoire familiale d’alcoolisme souvent négative 17.
A la lumière de l’ensemble de ces résultats, on peut affirmer sans prendre de risque que la consommation contrôlée est une option thérapeutique acceptable pour certains alcoolodépendants, que les traitements centrés sur l’abstinence ou la consommation contrôlée donnent des résultats similaires, que les patients avec des dépendances sévères et dans certains cas moyennes doivent s’orienter plutôt vers l’abstinence et que les patients devraient pouvoir choisir, après information, leur orientation thérapeutique, ceci augmentant les chances de succès.
Malgré ces résultats bien étayés, la plupart des équipes restent très réservées à l’idée de proposer des programmes de consommation contrôlée à des patients alcoolodépendants. Cette réserve tient à plusieurs causes: un manque de connaissances du sujet, une carence de soutien dans les équipes y compris parmi les responsables et enfin sans doute la crainte de «cautionner» des consommations abusives chez des patients déjà fragiles 17.
Avant de lancer un programme de consommation contrôlée, chaque soignant doit s’assurer qu’il connaît bien le sujet et les limites de celui-ci et que sa hiérarchie le soutient dans la mise en place de ce programme. La consommation contrôlée ne saurait se limiter à quelques encouragements donnés aux patients tels que: «allez-y, réduisez votre consommation». Aussi, tout programme de consommation contrôlée doit inclure:
des paramètres clairs et explicites pour évaluer la consommation contrôlée
un consensus sur lavaleur du verre-standard
un plan de traitement très clair et des ressources dûment expliquées
au patient
des stratégies de négociation des
buts et options thérapeutiques.
Nous rappellerons qu’il existe des contre-indications assez évidentes à la participation d’un alcoolodépendant à un programme de consommation contrôlée 1819:
1. le refus du patient de participer à un tel programme
2. une situation médicale et/ou psychologique susceptible d’être aggravée par la persistance d’une quelconque consommation d’alcool (cirrhose, hépatite alcoolique, etc.)
3. des antécédents de sevrage sévère
4. des échecs répétés de tentatives bien conduites de consommation contrôlée
5. la prise de médicaments incompatibles avec l’absorption d’alcool
6. la grossesse
7. l’allaitement.
Considérant ces contre-indications, le clinicien ne manquera pas de réitérer ses informations ou conseils lorsqu’il jugera que le patient choisit un but qu’il aura les pires difficultés à atteindre.
Les programmes de consommation contrôlée proposés à des patients alcoolodépendants ne doivent pas venir s’inscrire en concurrence avec les programmes orientés vers l’abstinence tandis que de très nombreux patients alcoolodépendants en ont grandement besoin et doivent trouver de tels programmes en nombre suffisant. Ces programmes offrent une option thérapeutique nouvelle et complémentaire de l’approche centrée sur l’abstinence. En permettant à des patients «craintifs» d’entrer dans des programmes de soins qu’ils jugent plus adaptés a priori à leurs problèmes, ils augmentent le nombre de patients en traitement et par là-même augmenteront le nombre de patients rétablis de leur problème d’alcool. La communauté dans son entier ne s’en portera que mieux.