avril 2007
Harald Klingemann, Université de Zurich, Substance Use Disorders Unit (SUS), SuisseHarold Rosenberg, Bowling Green State University, Ohio, Etats-Unis
Les études menées en Amérique du Nord, en Europe occidentale et en Australie ont montré que l’acceptation et la mise en œuvre de la consommation contrôlée (CC) comme option et modalité de traitement varient selon les pays, les caractéristiques propres au patient (p. ex. la gravité de sa dépendance) et le cadre du traitement (p. ex. résidentiel ou ambulatoire). Par exemple, l’abstinence est apparemment l’objectif final prédominant prescrit pour les patients alcoolodépendants, ainsi que pour ceux ayant une consommation abusive d’alcool, par les programmes américains de traitement de l’alcoolisme. Les caractéristiques du patient, tels que la gravité de ses antécédents de consommation, les traitements antérieurs, les comportements délictueux, le choix de l’objectif par le patient, la stabilité ainsi que les relations sociales, ont été classées parmi les facteurs importants lors de la détermination de l’objectif, conformément aux résultats des études sur les facteurs prédictifs (Rosenberg, 1993).
Les enquêtes menées auprès des responsables et conseillers canadiens en traitement de l’alcoolisme ont révélé qu’une plus grande partie d’entre eux approuve des objectifs de non abstinence par rapport aux professionnels interrogés aux Etats-Unis. Semblablement aux résultats d’autres enquêtes, les taux d’acceptation varient selon le genre d’institution, puisque les programmes plus sévères (p. ex. programmes de traitements résidentiels, services résidentiels communautaires, centres de réhabilitation) rejettent plus fréquemment que les services ambulatoires la consommation contrôlée comme objectif final.
A l’inverse des Etats-Unis et du Canada, des enquêtes nationales concernant les services australiens et certains services de l’Europe occidentale ont révélé une acceptation et une application très répandue de la consommation contrôlée comme objectif final pour les buveurs à problèmes. Deux études publiées en 1997 montrent que la consommation contrôlée est largement acceptée en Australie. Les résultats d’une enquête menée par Donovan et Heather (1997) dans les services de traitement de l’alcoolisme en Nouvelle Galles du Sud ont montré que 72% des professionnels interrogés acceptent la consommation contrôlée et la considèrent comme un objectif approprié pour une petite proportion de leurs patients. Semblablement aux résultats d’enquêtes dans d’autres pays, le taux d’acceptation varie considérablement en fonction du genre de service. La consommation contrôlée est considérée comme appropriée pour les patients jeunes et faiblement dépendants ayant choisi cet objectif final, et comme inappropriée pour les patients dont le problème lié à l’alcool est plus grave ou dure depuis plus longtemps, ainsi que pour ceux qui ont des antécédents de tentatives ratées visant à modérer leur consommation, ou encore ceux qui ont opté pour l’abstinence.
Trois études dans des centres britanniques de traitement de l’alcoolisme menées ces trente dernières années ont montré qu’environ trois quarts des services d’abus de substances considèrent la consommation contrôlée comme un objectif acceptable (Robertson et Heather, 1982; Rosenberg, Melville, Levell et Hodge, 1992; Rosenberg et Melville, 2005). L’acceptation répandue de la CC dans cette étude récente correspond aux résultats des deux études précédentes (Robertson et Heather, 1982; Rosenberg et al.,1992), et en précise le travail, en montrant que l’acceptation de la CC varie en fonction de la gravité du problème du patient et du caractère irrévocable de l’objectif final personnel, et que la CC chez les buveurs à problèmes est plus acceptable qu’un usage contrôlé ou limité de drogues illicites comme objectif final chez les patients toxicomanes.
Les études menées dans des pays non-anglophones incluent le rapport de Duckert (1989) sur son enquête dans les centres norvégiens de traitement de l’alcoolisme, qui montre que 90% des professionnels interrogés disent permettre aux patients ambulatoires de choisir entre l’abstinence et la consommation modérée, et que 59% disent accorder un choix en terme d’objectif final aux patients résidentiels. Aucune évaluation de l’acceptation de la consommation contrôlée dans les programmes allemands de traitement n’a été publiée, toutefois, Koerkel (2002) signale que son «Programme de traitement de groupe de patients ambulatoires pour une consommation contrôlée» a provoqué une résistance de la part d’organisations d’entraide visant l’abstinence. Cependant, il a également remarqué que certains thérapeutes professionnels, les médias, et environ un tiers des patients de programmes de réhabilitation acceptaient et étaient intéressés par la consommation contrôlée.
Le résultat de ces études révèle l’existence d’un encouragement significatif aux patients avec des problèmes d’alcool à choisir la consommation contrôlée comme objectif final, même si l’acceptation est plus limitée dans les infrastructures résidentielles que dans les services ambulatoires ou mixtes, et également plus restreinte aux Etats-Unis que dans d’autres pays anglophones. Sans surprise, l’acceptation de la consommation contrôlée varie également en fonction du degré de dépendance du patient et du caractère intermédiaire ou final de la non-abstinence comme objectif personnel.
Alors que la réduction des risques gagne un soutien grandissant (MacCoun, 1998), et alors que les recherches démontrant l’efficacité des traitements par la consommation contrôlée se multiplient (Walters, 2000), un nombre croissant de centres de traitement pourraient vouloir encourager leurs patients à modérer leur consommation. C’est pourquoi une évaluation répétée de l’acceptation de la consommation contrôlée dans d’autres pays, ainsi que des caractéristiques des patients, des centres et des personnes interrogées participant à cette démarche, sera en mesure d’indiquer l’impact sur la pratique clinicienne des avantages de la réduction des risques ainsi que des recherches démontrant la prévalence de la CC.
Malgré la volonté des autorités et cliniciens suisses d’expérimenter des interventions de réduction des risques, tel le traitement de substitution chez les patients héroïnomanes (p. ex. Rehm et al., 2001), il n’y a pas eu, à l’échelle nationale, d’évaluation de l’acceptation de la CC pour le nombre beaucoup plus élevé de patients des centres de traitement qui abusent de l’alcool ou qui sont alcoolodépendants. Pourtant, cela pourrait constituer un complément intéressant à une récente analyse des préférences des patients en matière d’objectifs finaux conduite par Maffli, Kuntsche et Delgrande (2003), qui a relevé que moins de la moitié (45%) de près des 15’000 patients enregistrés dans le réseau de monitorage suisse act-info entre 1995 et 2001 désiraient être abstinents à vie, alors que 19% voulaient arriver à une consommation contrôlée et que 22% voulaient être abstinents provisoirement, en attendant de recommencer à boire (les 14% restants n’étant pas décidés ou ne désirant pas modifier leur consommation). C’est pourquoi, en nous basant sur de précédentes enquêtes nationales d’autres pays, nous avons utilisé un questionnaire par courriel destiné à tous les centres de traitement d’alcoologie en Suisse, afin d’évaluer l’acceptation de la CC, le rapport entre l’acceptation et les caractéristiques des patients et des centres (y compris la région linguistique et le type d’institution), ainsi que l’importance des critères de diagnostic et les aspects du processus de choix de l’objectif.
Les répondants potentiels ont été choisis dans le répertoire national en ligne des institutions de traitement des dépendances «Drogindex» (www.drogindex.ch) publié par l’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) et la base de données des institutions résidentielles de la Centrale nationale de coordination des addictions (www.infodrog.ch). Après cinq mois de collecte de données, au cours desquels des rappels ont été envoyés à ceux qui n’avaient pas répondu afin d’encourager une large participation, nous avons reçu les réponses de 138 institutions sur 226 (soit un taux de réponse de 61%).
Afin de faciliter la comparaison avec les études déjà publiées sur la consommation contrôlée, le questionnaire utilisé pour cette enquête était basé sur ceux de Rosenberg et Davis, 1994, (Alcohol Treatment Practices Questionnaire), celui de Rosenberg & Melville, 2005, (Alcohol et Drug Treatment Practices Questionnaire) et celui de Donovan et Heather, 1997, (Alcohol Treatment Questionnaire).
Pour mesurer les spécificités des institutions, on demandait aux répondants de prendre en compte les attitudes de l’équipe thérapeutique de l’institution en répondant aux questions. Le questionnaire comprenait des questions en rapport avec la définition et l’acceptation de divers types de traitements, les services offerts par les institutions ainsi que leurs spécificités, l’acceptation, la disponibilité, la mise en pratique de la CC, et la personne qui remplissait ce questionnaire. Sur les 138 questionnaires reçus, 109 (79%) avaient été remplis par le directeur du programme ou par le médecin-chef; en ce qui concerne les 21% restants, cette tâche avait été déléguée à un membre qualifié du personnel (p. ex. le psychologue ou un travailleur social). 32 répondants (23%) avaient rempli le questionnaire en consultant le personnel de l’institution, et 55 (40%) disaient avoir consulté des documents et des statistiques en remplissant le questionnaire.
L’enquête nationale sur la mise à disposition de traitements des dépendances à la fois ambulatoires et résidentiels que nous présentons ici fournit pour la première fois des données explicites concernant l’acceptation en Suisse de la consommation contrôlée comme objectif dans le large cadre des traitements offerts. Il en ressort que l’acceptation de la CC comme objectif thérapeutique est très répandue (entre 67% et 93%), mais comporte toutefois quelques différences entre les deux régions linguistiques et les deux sortes de centres de traitement, la région alémanique ainsi que les centres ambulatoires étant les plus ouverts à la CC. L’analyse des conditions de l’acceptation de la CC chez les directeurs de programmes montre que la CC, en tant qu’objectif transitoire ou final, est plus facilement acceptée lorsque le patient présente des signes d’abus d’alcool que lorsqu’il est alcoolodépendant. Ces résultats ressemblent à ceux qu’ont obtenus les enquêtes concernant les prestataires de soins en Grande-Bretagne, en Australie et en Norvège (Dawe et Richmond, 1997; Duckert, 1989; Rosenberg et Melville, 2005), qui étaient généralement plus ouverts à la CC que leurs homologues nord-américains (Rosenberg et Davis, 1994; Rosenberg et al., 1996).
L’acceptation assez élevée de la CC par les directeurs d’établissements de soins contraste avec l’adoption toujours plutôt limitée de la CC en pratique dans les établissements suisses. Quelle barrière peut bien empêcher la Suisse de mettre en œuvre des programmes de CC, alors que ce pays a élaboré des stratégies novatrices en matière de gestion des dommages psychosociaux et biomédicaux qui résultent de l’injection de drogues? Les réactions lors de la présentation avant publication de cette enquête laissent entendre qu’une combinaison de facteurs pourraient expliquer en partie l’opposition à la CC. Par exemple, certaines institutions considèrent les problèmes d’alcool comme secondaires par rapport à d’autres troubles psychiatriques, comme la dépression ou le stress, qui ne seraient pas améliorés en cas de modération de la consommation. Par ailleurs, dans certains cas, les proches et l’employeur des patients ayant des problèmes d’alcool n’approuvent pas la CC (Klingemann et Schatzmann, 2004), et pourraient rejeter l’objectif choisi par le patient, quand bien même une institution ou un thérapeute seraient ouverts à un tel objectif. Parmi les autres opposants potentiels, on retrouve notamment des médecins généralistes et les groupes des Alcooliques Anonymes (AA), qui prônent l’abstinence comme seul remède à l’alcoolisme.
Quelles que soient les causes d’une telle résistance visant à empêcher les patients de suivre un programme de consommation contrôlée et les centres de traitement de les proposer, que ce soit comme un moyen ou une fin en soi, l’acceptation répandue de la CC reflète une tendance générale à aller vers des traitements personnalisés et orientés vers le patient (Klingemann & Bergmark, 2006). Par exemple, 41% des répondants soulignaient que la volonté du patient de suivre une CC devait être respectée dans tous les cas, alors que 6% seulement d’entre eux affirmaient que la volonté du patient de modérer sa consommation devait être rejetée dans tous les cas. Nous ne voulons pas dire par là que l’entière responsabilité du choix repose sur le patient, mais nous recommandons, pour chaque cas, une procédure d’analyse consentie et avisée des chances de réussite de la CC, ainsi que des risques et des avantages à la fois de la CC et de l’abstinence, et du choix des interventions menant à chacun de ces deux aboutissements.
Il existe plusieurs restrictions qui pourraient limiter les conclusions tirées de ces résultats. Tout d’abord, le but de l’enquête était d’évaluer les pratiques dans les centres de traitement et, bien que plusieurs répondants aient consulté leur personnel en complétant le questionnaire, ils peuvent avoir exprimé leur propre point de vue autant, si ce n’est plus, que celui de leurs collègues. Deuxièmement, malgré un taux de réponse très élevé (61%) pour un questionnaire par courriel de ce genre, une proportion importante d’institutions suisses n’est pas comprise dans nos résultats. Etant donné que les institutions qui n’ont pas répondu ont différentes politiques et recourent à diverses pratiques avec leurs patients, nos résultats sont susceptibles de sous-évaluer, ou de surévaluer l’acceptation de la consommation contrôlée. Nous sommes aussi conscients que le compte-rendu des pratiques peut refléter à la fois ce qui se passe vraiment dans une institution, mais aussi la manière dont la personne ayant répondu aimerait que son institution soit perçue. Malgré ces réserves, et étant donné la proportion d’institutions ayant répondu et la représentation des institutions ambulatoires et résidentielles à la fois en Suisse alémanique et en Suisse romande et italienne, nous pensons que ces résultats représentent l’état actuel de l’acceptation de la CC, des spécificités des patients propices à la recommandation de la CC, et de la disponibilité des thérapies existantes en matière d’aide à la modération de la consommation d’alcool.