avril 2007
Bénédicte Balland et Christian Lüscher, Département des Neurosciences fondamentales et Service de Neurologie, Université de Genève
Le système de récompense est un système cérébral fonctionnel impliqué dans les sensations hédoniques, que l’on retrouve chez tous les mammifères. Il trouve son origine dans une petite structure localisée au sommet du tronc cérébral, l’aire tegmentale ventrale (VTA). Cette dernière est directement connectée avec le cortex préfrontal et le noyau accumbens, mais aussi avec l’amygdale et l’hippocampe. La transmission de l’information entre la VTA et ses structures cibles fait intervenir la dopamine; ce neurotransmetteur est donc souvent assimilé à la «molécule du plaisir», mais cette association est néanmoins un peu galvaudée. Il semble en effet que la libération de dopamine ne soit pas directement associée à la représentation interne des états hédoniques mais plutôt à des mécanismes d’apprentissage liés à l’obtention de récompense.
Il y a quelques années, l’enregistrement de l’activité des neurones de la VTA, chez le singe éveillé, apporta des preuves solides en faveur de cette hypothèse et constitua un tournant dans la compréhension du système de récompense. Cette étude montra que lorsque les singes recevaient une récompense inattendue, celle-ci déclenchait un pic de libération de dopamine. Inversement lorsque la récompense promise n’était pas obtenue, alors les neurones dopaminergiques étaient totalement inhibés. En revanche, lorsque la récompense était anticipée par les animaux (grâce à un signal visuel), alors l’activité basale des neurones dopaminergiques n’était que peu modifiée. Les neurones de la VTA codent donc la différence entre ce qui est attendu et ce qui est obtenu. La récompense est systématiquement comparée avec la prédiction, et la différence constitue ce que l’on appelle «l’erreur de prédiction de la récompense». La dopamine fournit donc un signal important, qui incite à prendre des risques et à modifier le comportement pour obtenir la récompense de façon certaine. Lorsque l’apprentissage est terminé, le comportement est renforcé et l’animal obtient systématiquement la récompense; celle-ci ne déclenche plus de pic d’activation des neurones de la VTA.
Le système de récompense est ancien sur le plan phylogénique, car la survie des espèces dépend de la capacité des individus à apprendre les circonstances dans lesquelles ils pourront obtenir de la nourriture et se reproduire. De tels buts représentent des récompenses dites naturelles.
Un certain nombre de composés pharmacologiques comme les opiacés, le cannabis, la nicotine, l’alcool ou encore la cocaïne et les amphétamines déclenchent une sensation euphorique et sont perçus comme une récompense. L’arrêt brutal de la consommation de ces drogues entraîne un syndrome de manque (sevrage), qui correspond à la dépendance (physique). Elles peuvent également être à l’origine d’un phénomène d’addiction (anciennement «dépendance psychologique»), défini par une perte de contrôle du comportement menant à une consommation compulsive, en dépit d’évidentes conséquences négatives. Si la dépendance est systématique lors d’une exposition chronique, l’addiction en revanche ne touche qu’une partie des consommateurs. Il est ainsi important de rappeler que les individus ne sont pas égaux face aux risques d’addiction. Ces différences interindividuelles semblent être le reflet de multiples interactions environnementales et génétiques. Pour les neurobiologistes, l’identification de ces derniers facteurs reste primordiale.
Les travaux de ces dernières années ont démontré que les drogues addictives influençaient toutes le comportement par le même biais, c’est-à-dire, par leur capacité «in fine» à augmenter fortement la libération de dopamine dans le noyau accumbens, via l’activation des neurones dopaminergiques de la VTA. Dans ces conditions, on peut alors envisager l’addiction comme un dérèglement des mécanismes d’apprentissage et de motivation. La libération massive de dopamine n’est plus liée à un signal de prédiction de l’erreur, mais uniquement à la consommation de drogue. Par ailleurs, la quantité de dopamine libérée est largement supérieure à celle engendrée par les récompenses dites naturelles. La récompense liée à la consommation des drogues addictives tend alors à être surévaluée et semble donc meilleure que prédite par le système! Ce détournement du système de récompense conduit à un emballement des mécanismes d’apprentissage: la dopamine libérée fournit un signal renforçant fort, qui se traduit sur le plan comportemental par une dévaluation progressive des autres récompenses ainsi qu’à une consommation compulsive, autrement dit le désir sans plaisir!
Si l’ensemble des drogues addictives semblent agir sur la libération de dopamine, l’imagerie fonctionnelle, récente chez l’homme, montre que ce système dopaminergique est également activé par les jeux de hasard. Dans ce cas la récompense, imprévisible par principe, active systématiquement les neurones dopaminergiques de la VTA. Contrairement à d’autres types de jeux, la probabilité de gagner n’évolue pas et l’apprentissage est donc impossible. Comme précédemment, l’activation excessive des neurones dopaminergiques conduit à l’emballement du système, on parle alors de jeu compulsif. Les jeux de casino déclenchent donc une sensation de plaisir par le suspense autrement dit, c’est la «mise» qui fait office de «dose»! La similarité des mécanismes d’addiction en aval de la libération de dopamine, indépendamment de l’induction, pourrait expliquer la polyaddiction de certains patients (jeux, alcool, nicotine).
Les mécanismes moléculaires et cellulaires de l’addiction tant au niveau des comportements que des systèmes doivent expliquer comment une libération accrue et répétée de dopamine peut induire une consommation compulsive, mais aussi pourquoi le contexte associé à la prise de drogue influe sur les comportements.
La dopamine agit en modulant les propriétés de la transmission synaptique, c’est-à-dire le flux d’informations entre les cellules nerveuses. Cependant lorsqu’elle est libérée en quantité excessive, comme c’est le cas lors de la consommation de drogues, la dopamine déclenche des modifications importantes et à long terme. Ce sont les mêmes mécanismes cellulaires, qui sont mis en jeu dans les processus d’apprentissage et de mémoire. On sait maintenant par exemple que l’injection «in vivo» d’une simple dose de cocaïne chez la souris entraîne un renforcement de la transmission synaptique excitatrice dans la VTA.
En Europe, 9 millions de personnes sont touchées par l’addiction. Le coût engendré est estimé à 57 milliards d’euros par an; ce qui classe l’addiction parmi les problèmes majeurs de santé publique. Tenant compte de l’évolution des concepts dans le domaine de l’addiction, proposée par les neurosciences, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) classe désormais l’addiction parmi les affections du cerveau. Dans un rapport récent 1), elle a notamment incité à prendre conscience des processus biologiques qui sous-tendent l’addiction et préconise le renforcement de la prévention et des traitements, ainsi que la mise au point d’interventions qui n’exposent pas les patients à la stigmatisation.
Bien sûr, de nombreux éléments du puzzle manquent encore et la poursuite des recherches est fondamentale mais les progrès des neurosciences permettent d’ores et déjà d’envisager plusieurs axes de recherches:
La classification des substances addictives en fonction de leur mécanisme d’action constitue une avancée qui pourrait amener à contrôler et à anticiper les propriétés addictives des molécules pharmacologiques couramment utilisées ou en voie de développement.
Cette classification permet par ailleurs d’identifier et d’organiser les traitements, en amont de la libération de la dopamine.
La clarification du rôle central des altérations de la plasticité cellulaire induite par la dopamine permet d’envisager des cibles thérapeutiques communes, quelle que soit la substance addictive.
Enfin, sur le plan fondamental, ces processus d’apprentissages pathologiques représentent également le fil d’Ariane qui pourraient amener à mieux appréhender la physiologie de l’apprentissage et de la mémorisation.