avril 2007
Florence Burri, Patricia Borrero, Sarah Kupferschmid et Jean-Paul Humair, HUG, Genève
Depuis le 1er janvier 2006, les Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) ont décidé d’interdire la fumée à l’intérieur des locaux. Pour accompagner cette mesure, diverses stratégies ont été mises en place, notamment par les infirmières spécialistes cliniques en tabacologie et le médecin responsable de la consultation tabac en policlinique de médecine, telles que formation des équipes médico-infirmières, d’accueil et de sécurité, aide spécialisée à la désaccoutumance au tabac pour le personnel et les patients hospitalisés.
Le sondage avait pour objectif de faire un premier bilan (après 5 mois) de la nouvelle campagne de prévention du tabagisme « Nous ne fumons pas aux HUG » en interrogeant les patients, les visiteurs et le personnel des HUG afin d’obtenir leurs opinions sur cette nouvelle campagne et les conséquences de son application.
Le sondage a été réalisé lors de la journée mondiale sans tabac du 31 mai 2006. Huit stands ont été tenus entre 11h30 et 14h sur les sites des HUG 1. Les personnes qui s’approchaient des stands étaient invitées à répondre à un questionnaire, ce qui leur donnait le droit à participer à un concours.
Le questionnaire était composé de sept questions, dont trois ouvertes destinées à connaître l’opinion des sondés sur la campagne, classées en aspects positifs, aspects négatifs et suggestions. Les quatre questions fermées interrogeaient les personnes sur leur identité (patient, personnel, visiteur, autre), le site où elles se trouvent, leur statut tabagique et l’influence de la nouvelle campagne sur leur tabagisme ou celui d’un proche. La saisie et l’analyse des données ont été réalisées à l’aide du programme «Sphynx». Les réponses aux trois questions ouvertes ont été classifiées et codées par thèmes par le premier auteur, afin d’identifier la spécificité des réponses selon notamment les sites et l’identité de la personne répondante. L’échantillon de réponses ainsi obtenu est non représentatif, au sens épidémiologique, puisqu’on ne considérait que les personnes venant aux différents stands et acceptant de répondre sur place au questionnaire. Les résultats sont exprimés en proportion des personnes ayant répondu aux questions.
420 questionnaires ont été remplis. La question ayant obtenu le moins bon taux de réponse est la question ouverte ayant trait aux suggestions au sujet de la nouvelle campagne (49,5%). Par contre, les autres questions, aussi bien ouvertes que fermées, ont obtenu un taux de réponse excellent allant de 84% à 99%.
Identité et statut tabagique des personnes répondantes
Pour l’identité des personnes répondantes, 306 (73,7%) appartiennent au personnel des HUG, 29 (7%) sont des patients, 44 (10,6%) des visiteurs, et 36 (8,7%) sont cataloguées comme « autres », (stagiaires, accompagnants de patients et professionnels extérieurs aux HUG avec un mandat spécifique).
Les personnes répondantes se distribuent en 224 (54,3%) non-fumeurs, 102 (24,7%) fumeurs et 87 (21,1%) ex-fumeurs.
La répartition de ces différentes catégories (non fumeurs, fumeurs, ex-fumeurs) est homogène et pour l’ensemble des sites et pour les diverses identités.
Influence de la campagne sur la consommation de tabac
Globalement, la moitié des personnes répondantes ont déclaré que la nouvelle campagne avait entraîné un arrêt ou une diminution de leur consommation de tabac ou de celle d’un proche:
Si l’on analyse uniquement les fumeurs ou ex-fumeurs, on peut dire que 21,5% des fumeurs répondants ont arrêté de fumer suite à la campagne, et 53% d’entre eux ont diminué leur consommation.
Aspects positifs
En dehors du fait qu’1/3 des répondants montrent leur adhésion à la campagne, ils mentionnent plusieurs bénéfices regroupés selon cinq axes:
Rares sont les personnes n’ayant exprimé aucun aspect positif sur la campagne.
Aspects négatifs
Les commentaires sur les aspect négatifs se regroupent en trois catégories:
l’absence de lieu pour fumer, notamment pour les patients: 47,1%
l’idée d’intolérance, d’exclusion, et d’atteinte à la liberté: 28,5%
l’atteinte à l’image de l’institution: 12,3%
Suggestions
Les suggestions énoncées se regroupent en cinq axes:
lieu fumeur adéquat: 28%
la poursuite et l’extension de la campagne: 8,5%
l’accent sur le dialogue, l’information et la sensibilisation 6,6%
le renforcement de la contrainte 7,6%
une dimension concernant les employés (lieu fumeur, même si celle-ci représente un pourcentage très faible des occurrences, soit 1,9%)
On observe une sur-représentation de suggestions concernant un local ou lieu fumeur adéquat pour Trois-Chêne, Cesco et Loëx (sous-représentation pour Cluse-Roseraie et Psychiatrie).
La décision d’opter pour un hôpital non-fumeur a été bien perçue et a eu impact favorable sur la désaccoutumance au tabac. Globalement, la moitié des personnes répondantes ont déclaré que la nouvelle campagne HUG avait eu une influence positive sur leur consommation de tabac ou sur celle d’un proche.
De plus, le sondage a donné lieu au double de commentaires positifs par rapport aux négatifs, soit 594 versus 284 (2,1 à 1). La majorité ont donné des opinions positives sur cette campagne par leur adhésion, le constat d’absence d’effet négatif et des cinq types de bénéfices cités plus haut. Ces opinions positives sont partagées par les fumeurs et les non-fumeurs, ces derniers sont plus nombreux seulement pour les compliments faits à la campagne.
Les trois axes négatifs relevés par les personnes sondées sont l’absence de lieu pour fumer, l’intolérance, et l’atteinte à l’image de l’institution. Ces remarques remettent-elles en cause la campagne et ses bénéfices? Il s’agit d’abord de s’entendre sur les mots et de ne pas confondre le principe de la campagne avec ses mesures d’application. En effet, on peut très bien avoir beaucoup d’estime et faire une évaluation élogieuse d’une campagne sans en partager pleinement les mesures; soit parce que son application semble difficile ou peu propice dans certaines réalités très spécifiques (patients alités, troubles cognitifs, toxicomanies, troubles psychiatriques, fin de vie…), soit par ce qu’elle apporte des outils insuffisants dans le cadre son application.
Deux dimensions importantes ont été exprimées par tous les sites et sont en rapport avec les patients fumeurs. «Local et lieu fumeur adéquats et surveillance et prise en charge des patients, contextualisation.» Une analyse plus détaillée montre une surreprésentation pour Trois-Chêne et Cesco de la proposition local ou lieu fumeur adéquats et une surreprésentation pour Loëx de la proposition surveillance et prise en charge des patients, contextualisation. Ces trois sites représentent donc en priorité les lieux où une réflexion et un effort de contextualisation de la mesure édictée doivent être menées. Ils ont sans doute un ou des points communs et partagent probablement une caractéristique proche du type de patients qui y séjournent.
Les deux autres dimensions, liberté, tolérance, respect et lien avec l’environnement, d’un poids quantitatif moins fort, font référence à d’autres aspects. L’un, liberté, tolérance, respect, fait écho à un principe général fondamental démocratique qui sous-tend notre tissu social et que l’absolu d’une telle campagne, selon cette compréhension, écorne. L’autre, lien avec l’environnement, porte un regard pratique en rappelant les conséquences environnementales de la campagne, paradoxalement aussi bien par son application stricte (les personnes vont fumer ailleurs mais aux alentours proches, non prévus pour le fumeur ou la fumée) que par son manquement (des personnes transgressent l’interdit et fument quand même dans des lieux divers et en général inappropriés).
Pour mieux comprendre les problématiques posées sur chacun des sites, on a rassemblé les réponses classifiées aux aspects positifs, aspects négatifs et suggestions par site. Cela donne également un outil spécifique aux sites, pour analyser la situation et entrer en matière sur les réalités et les enjeux soulignés par le sondage.
La méthode de recrutement utilisée dans ce sondage rend possible un biais de sélection des répondants les plus intéressés par le sujet, car ils ont eux-mêmes choisis de participer ou non à cette enquête. Par contre, les trois questions ouvertes ont favorisé une expression libre de leurs opinions sur la campagne.
Ce sondage a permis de faire, cinq mois après le début de la campagne, une photographie des perceptions du personnel, des visiteurs et patients des HUG; ce premier bilan s’avère très positif surtout si l’on considère l’impact important de la campagne sur la consommation de tabac pour la moitié des personnes répondantes sur tous les sites et quelle que soit leur identité. Les cinq bénéfices principaux sont un meilleur environnement, un gain pour tous, la désaccoutumance au tabac, la cohérence avec notre mission de santé et le respect des autres. Les aspects négatifs exprimés sont le reflet, non d’une sanction de la campagne mais d’une meilleure connaissance a posteriori des réalités et des spécificités des sites. Celles-ci sont du reste reprises dans les suggestions émises où revient la proposition de locaux ou lieux fumeurs adéquats, surtout en rapport avec les patients. Une analyse plus détaillée montre que cette proposition, représentative d’une contextualisation de la mesure édictée, doit être analysée et réfléchie en priorité pour les sites accueillant des patients pour un long séjour, réhabilitation ou soins palliatifs.
Suite à ce sondage qui reflète une perception très positive de la campagne, les actions suivantes ont été renforcées ou envisagées dans l’institution: la formation des soignants est poursuivie, la sensibilisation des cadres est renforcée, la signalétique a été adaptée, les équipes continuent de recevoir de l’aide et des conseils dans la résolution des problèmes qu’elles rencontrent avec les patients fumeurs, par le biais des infirmières spécialistes cliniques en tabacologie.
De plus, une approche spécifique ciblant les sites Trois-Chêne, Cesco et Loëx est en préparation, ayant pour but d’apporter une aide et une réflexion basée sur les évaluations du sondage réalisé par site.
Enfin, une enquête sur un échantillon représentatif des patients et des employés des HUG sera réalisée durant le premier semestre 2007 et apportera de nouveaux éléments sur l’évolution de l’application de la campagne «Nous ne fumons pas aux HUG» au niveau des patients et des collaborateurs des HUG.
Les articles suivants sont issus de la rencontre «Apprendre les uns des autres», organisée par l’OFSP en septembre 2006. Ces journées visaient à améliorer l’interface entre recherche et pratique. «dépendances» vous offre ci-après cinq contributions, qui permettront à ceux qui n’étaient pas présents de prendre connaissance de quelques-unes des plus intéressantes présentations. Ce supplément a pu être ajouté avec le soutien de l’OFSP, dans un souci de valorisation des résultats de ces journées.
Nous récapitulons, à titre d’introduction, les innovations qui ont transformé la politique nationale de la drogue en Suisse depuis le début des années 90 (politique des quatre piliers, introduction du pilier réduction des risques, etc.), afin de montrer combien la production de connaissances et leur mise en pratique ont été importantes dans le processus. Le financement public de la recherche et de la formation et la création de plates-formes d’information et de rencontre ont joué un rôle essentiel. Nous formulons ensuite, pour les années à venir, des propositions visant à optimiser le transfert de connaissances en orientant davantage sur les besoins et la pratique la production de connaissances et leur utilisation dans la for- mation et en organisant des réseaux électroniques pour l’échange de connaissances et d’expériences. L’opération passe par des tra- vaux de recherche ciblés sur le transfert.
Il s’agit là d’une histoire à succès. Elle commence – comme c’est souvent le cas – par un défi quasi insurmontable. Les problèmes liés à la drogue étaient devenus incontrôlables, révélés au grand jour par les insupportables scènes ouvertes de nos grandes villes. Les outils disponibles pour la prévention, la thérapie et la répression ne suffisaient plus. Les autorités municipales et cantonales étaient incapables de s’entendre sur une stratégie. Pour finir, la plateforme politique commune du PRD, du PDC et du PS, dans le domaine de la drogue, jetait les bases d’une action nationale: le Conseil fédéral lançait en 1991 la politique des quatre piliers, aujourd’hui célèbre dans le monde entier et largement reconnue. Cette politique est parvenue depuis à franchir tous les obstacles – parlementaires et populaires – et sera ancrée dans la nouvelle loi sur les stupéfiants. Source en son temps de commentaires acerbes de la part de différents pays de l’Union européenne, elle correspond aujourd’hui à la ligne politique officielle de cette dernière en matière de drogue.
Le caractère novateur de la politique nationale de la drogue ne résidait toutefois pas seulement dans l’introduction du pilier de la réduction des risques, ni dans la volonté de développer des concepts et des modes d’intervention nouveaux dans les quatre domaines, mais dans l’intention déclarée de documenter les effets des interventions et de la politique.
La recherche en a véritablement été «dopée». Pour mettre en œuvre et évaluer la politique nationale de la drogue, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a initié et/ou encouragé d’innombrables projets de recherche, notamment dans les domaines de la prévention, de la thérapie et de la réduction des risques, mais aussi afin de documenter la politique dans son ensemble. Il faut reconnaître que les moyens financiers mis à la disposition de la recherche étaient suffisants. L’OFSP a joué un rôle exemplaire dans ce processus. Ma rétrospective est donc admirative.
Les problèmes essentiellement d’ordre pratique appelaient une mise en pratique des résultats des travaux de recherche :
L’OFSP a donc publié quatre volumes sur les projets qu’il a financés. Cette série est une mine de suggestions qui ont aussi trouvé un écho à l’échelle internationale.
Le financement des programmes de formation (assuré par la Commission d’experts «Formation continue dans le domaine des dépendances», CFD). Cette commission a beaucoup contribué à la mise en œuvre des résultats de la recherche.
Les deux conférences «Apprendre les uns des autres» ont naturellement elles aussi nourri le transfert de connaissances en tant que plateformes d’information et de rencontre pour les praticiens et les chercheurs.
Ces conférences ont été conçues pour être interactives et elles ont effectivement fourni des perspectives et permis des contacts. Mais elles ont surtout fonctionné à sens unique entre les milieux de la recherche et de la pratique. Il s’est également avéré que l’association des praticiens a été limitée dans la formulation des problèmes.
Aujourd’hui, les moyens financiers fournis à la recherche se sont raréfiés. On peut donc se demander si le concept «Apprendre les uns des autres» et si les autres manifestations de ce type ont encore un sens. Avons-nous encore assez de travaux de recherche intéressants à présenter et à partager avec ceux qui sont invités en tant qu’utilisateurs? Quand je pense aux deux dernières conférences «Apprendre les uns des autres», deux choses me sautent aux yeux. Premièrement, elles étaient destinées essentiellement au transfert de connaissances. L’objectif était de discuter des nouveautés issues de la recherche avec leurs utilisateurs et de les leur expliquer. Mais c’est plutôt la question des besoins de formation et celle des lacunes dans les connaissances des utilisateurs qui ont été abordées.
Deuxièmement, le pilier de la répression n’a pas été suffisamment traité; la formation et l’échange d’expériences à ce sujet ont pris des chemins de traverse, alors qu’un échange interdisciplinaire aurait été particulièrement important. Il y a là un retard à rattraper.
L’interaction entre les quatre piliers n’a pas non plus trouvé son compte. Chacun travaille assidûment pour soi, mais les possibilités de collaboration mériteraient davantage d’attention.
Les conférences précitées ont donné matière à réflexion sur les possibilités d’optimiser le transfert de connaissances afin qu’il réponde mieux aux besoins, que les nouveautés soient exploitées systématiquement dans des formations spécifiques ciblées, qu’une coopération s’établisse entre praticiens et chercheurs au sein de réseaux thématiques, avec l’aide des outils électroniques. Ces préoccupations subsistent. Il n’existe encore aucun réseau digne de ce nom unissant les milieux de la pratique et de la recherche, ni de modèle fonctionnel permettant de cerner les besoins de formation, ni d’expansion des réseaux électroniques d’échange de connaissances et d’expériences (HeGeBe est une exception). Enfin, nous n’avons pas avancé en ce qui concerne la recherche sur le transfert; nous ne savons pas comment la formation est dispensée sur le front de la pratique ni quelles conséquences elle a sur le niveau de compétence des institutions préventives, thérapeutiques et consultatives.
Dans quelle mesure la pratique est-elle associée à la formulation des questions, objectifs et priorités de la recherche? Là aussi, il y a des progrès à faire. Les seules exceptions ont été et restent la collaboration institutionnalisée dans les domaines des thérapies résidentielles de longue haleine FOS et les traitements avec prescription d’héroïne PROVE/HeGeBe. L’idéal serait un circuit partant des besoins, passant ensuite dans les rouages de la recherche avant de revenir à la pratique. Une fois la boucle bouclée, il faudrait rendre compte de la manière dont les résultats de la recherche sont exploités.
Cette dernière section du circuit de la production et de l’application de connaissances mériterait également des améliorations diverses. C’est un peu mon cheval de bataille. Nous en savons bien trop peu sur ce qu’il advient des ressources qui sont engagées dans la formation et le transfert de connaissances. Ces connaissances sont-elles effectivement utiles à la base? Sont-elles suffisamment pragmatiques pour les praticiens? Contribuent-elles à améliorer la qualité et surtout l’efficacité des conseils, des traitements et de la prévention? Il y aurait là place pour des travaux de recherche sur le transfert, dont il existe des amorces à l’échelle internationale.
Quelques pas ont été faits avec le nouveau concept de la Commission d’experts « Formation continue dans le domaine des dépendances » (CFD) : les cours proposés sont complétés par des offres axées sur la pratique et il est possible de créer des cursus spécifiques. Il faut créer un profil de compétences de spécialiste des dépendances. Une évaluation détaillée des formes et systèmes étrangers de transfert de connaissances a abouti à la création d’un «international Think-Tank for continued Education and Training on Addiction (ITHETA)», qui doit servir de plateforme à ses membres pour échanger leurs expériences formatives dans le domaine des dépendances.
D’autres préoccupations sont passées au premier plan: qu’entendons-nous par «bonnes pratiques»? Faut-il davantage de directives éprouvées aux praticiens? Quelle latitude reste-t-il pour les solutions novatrices, non encore confirmées par la recherche, dans le domaine des dépendances? Quelles sont les connaissances nécessaires aux spécialistes des institutions de la santé et de l’aide sociale qui ne sont pas des spécialistes des dépendances, mais qui se trouvent confrontés en permanence aux problèmes des toxicomanes? Ces questions appellent une réponse.
Un coup d’œil sur la situation internationale le montre clairement: il existe une véritable fournée de nouvelles «guidelines» ou plutôt directives sur ce que signifie «best practice» dans le traitement ou la prévention des troubles liés à la consommation de substances. De plus en plus de manuels d’application pratique atterrissent sur nos bureaux: il suffirait semble-t-il de les lire pour que les «best practices» soient assurées. Les manifestations telles qu’«Apprendre les uns des autres» sont-elles encore utiles? Il existe quelques travaux de recherche sur les objectifs de ces directives et sur leur véritable utilité. Les résultats sont impressionnants. Dans la majorité des cas concrets, les utilisateurs rencontrent de grosses difficultés dans la mise en œuvre des directives. En d’autres termes, une bonne pratique doit, à la différence des «best practices», qui reposent exclusivement sur des travaux de recherche éprouvés, tenir compte d’autres éléments que des fruits de la recherche. On pourrait citer en exemple l’acceptation des «best practices» par les personnes intéressées, mais aussi par les personnes qui travaillent avec elles. Vient s’y ajouter que tout ce qui est éprouvé aux États-Unis, dans des circonstances culturelles et des conditions de recherche données, ne peut être appliqué au mieux chez nous. Il y a encore beaucoup de travaux de recherche à mener sur l’application de connaissances transculturelles.
Il est tout aussi évident que la grande majorité des problèmes de dépendances ne sont pas examinés et traités par des spécialistes. Les institutions médicales et sociales de toutes natures, les autorités de poursuite pénale et d’exécution des peines, les institutions et organisations de loisirs, ont toutes affaire aux problèmes de toxicomanie et aussi de dépendances qui n’ont rien à voir avec des substances, alors même que leurs collaborateurs ne sont pas suffisamment formés à cet effet. On ne sait pas encore assez ce dont ils ont besoin dans leur travail quotidien. Mais le nombre des projets concrets destinés à améliorer la situation et à concevoir une coopération utile entre spécialistes et non-spécialistes augmente à l’étranger. En 2005, l’Angleterre a ainsi mis en œuvre un plan national sur le développement de cette collaboration. Il convient de mentionner en conclusion l’un des grands projets existant dans le domaine du transfert de connaissances, le projet «Treatnet» de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC). Sur tous les continents de notre planète, des centres de compétence sont mis sur pied et développés pour régler le problème de la drogue à l’aide de programmes spéciaux. L’attention est fixée ce faisant sur la question de savoir comment ces programmes peuvent être perçus et adaptés culturellement. On pourrait en tirer des connaissances à destination des groupes de migrants vivant chez nous qui, pour des raisons diverses, ne profitent pas de nos prestations, avec tous les risques de chronification des problèmes qui s’ensuivent.
L’auteur propose tout d’abord une vue d’ensemble sur la région de Berlin-Brandenbourg, sur les problèmes d’addiction qu’on y rencontre ainsi que sur le système de prise en charge des dépendances et les travaux de recherche sur ce thème effectués dans les universités et les hôpitaux de la région (Charité, Humbold-Universität, Freie Universität). Il présente ensuite le concept de la Suchtakademie Berlin-Brandenbourg. Il s’agit d’une table ronde autour de laquelle se retrouvent, chaque mois, des acteurs des horizons les plus divers pour discuter de problèmes de dépendance et dont les mots-clés sont spécialisation des participants, liberté de parole et interconnexion de la recherche et de la pratique.
Berlin-Brandenbourg se situe à environ 900 km au nord-est de Berne. La ville de Berlin, qui compte 3,4 millions d’habitants, est entourée par le Land de Brandenbourg, ce dernier englobant donc aussi le Speckgürtel, c’est-à-dire la banlieue de Berlin.
Il n’y a pas de grande différence entre les problèmes de dépendance de Berlin et ceux que l’on rencontre dans le Brandenbourg. Les dépendances à l’alcool et à la nicotine sont incontestablement les deux addictions les plus répandues, la première relevant de l’alcoolisme et pas seulement d’un problème de boisson. Boire de l’alcool est une habitude culturelle fortement ancrée dans la région, ce qui implique de nombreux problèmes. Concernant la dépendance aux médicaments, les chiffres à notre disposition montrent que le Land de Brandenbourg est légèrement moins touché. La dépendance aux opiacés, elle, est nettement plus présente à Berlin.
L’Allemagne dispose d’un système traditionnel très développé de prise en charge des dépendances que l’on pourrait qualifier de «chaîne de la dépendance». Pour différentes raisons, la collaboration entre les différents maillons de cette chaîne n’est malheureusement pas toujours optimale. La région dispose notamment d’une offre de soins résidentiels qui comprend entre autres des programmes de désintoxication et qui relève directement de la compétence de la région. Une personne dépendante souhaitant commencer un traitement doit être prise en charge par un hôpital auquel est rattaché son domicile. Plusieurs offres de traitement semi-hospitalier sont également à la disposition des habitants de Berlin-Brandenbourg, de même que quelques services hospitaliers de médecine interne et de chirurgie qui se sont spécialisés dans le traitement des dépendances. C’est vers ces structures que se tournent les personnes dépendantes ne souhaitant pas être stigmatisées en bénéficiant d’un traitement spécifique.
Les soins ambulatoires sont plus rares: seuls quelques services hospitaliers et cabinets médicaux proposent ce type de soins. Cette situation reflète le problème de la prise en charge des coûts, les caisses-maladie n’étant malheureusement pas très ouvertes à la nouveauté. Elles jouent un rôle majeur dans le domaine du traitement des dépendances, car ce sont elles qui, par le biais de l’acceptation de prise en charge, ont pour ainsi dire «droit de vie et de mort» sur les nouveaux traitements. Il existe aussi dans notre région une offre de réadaptation, dont la prise en charge est garantie contractuellement par les caisses de retraite, qui partent du principe qu’en traitant suffisamment tôt une personne dépendante, on évite qu’elle ne prenne une retraite anticipée.
La région de Berlin-Brandenbourg compte par ailleurs une offre de soins psychosociaux. Chaque arrondissement dispose ainsi d’un centre de consultation; ceux-ci subissent depuis peu une pression financière élevée et doivent prouver leur efficacité. Quelques entreprises offrent en outre des prestations de soutien en cas d’addiction. Enfin, les personnes dépendantes ont accès à des services d’urgence psychiatriques et à d’autres prestations d’assistance comme une consultation sur le surendettement et des résidences avec encadrement qui leur sont réservées. Sans oublier les nombreux groupes d’entraide, certes difficilement atteignables du fait de leur organisation décentralisée, mais ô combien précieux avec les innombrables projets locaux qu’ils mettent en œuvre avec compétence et engagement.
L’hôpital Charité est le plus grand hôpital universitaire d’Europe et entend devenir une véritable référence dans le domaine des sciences de la vie. Il dispose de nombreuses facultés et instituts travaillant dans les domaines de la recherche fondamentale et de la recherche clinique. Les travaux sur la dépendance ne se concentrent pas seulement sur la recherche psychiatrique classique mais englobent également, entre autres, la recherche neurobiologique, sur les récepteurs cannabinoïdes par exemple, et la recherche gastroentérologique sur l’adiposité. La Humboldt-Universität et la Freie Universität étudient elles les dépendances à une substance et les dépendances à un comportement. Tous les domaines sont concernés, y compris la dépendance au jeu et la dépendance à Internet. La recherche et l’innovation sont considérées comme la principale chance d’avenir de la région.
Au niveau politique, le fédéralisme allemand se traduit par une grande complexité. Dans notre pays, en effet, la répartition des compétences est principalement régionale, c’est-à-dire qu’elle se fait au niveau des Länder. Il existe ainsi des offices de lutte contre les dépendances (Landesstellen gegen die Suchtgefahren) et des responsables régionaux des problèmes de drogues (Landesdrogenbeauftragte). Berlin dispose par ailleurs d’un Sénat et d’autorités sanitaires. Viennent s’ajouter, au niveau national, les autorités sanitaires fédérales (Bundesgesundheitsbehörden) et les responsables fédéraux des problèmes de drogue (Bundesdrogenbeauftragte), qui se trouvent depuis peu aussi à Berlin.
S’agissant du domaine de la répression, c’est-à-dire des niveaux policier et judiciaire, qui bénéficient en principe des moyens les plus importants dans le domaine de la lutte contre les dépendances, les travaux de recherche, notamment les études sur l’efficacité des mesures de répression, sont malheureusement très rares.
Le concept de la Suchtakademie est très simple. Il s’agit d’organiser, non pas de manière ponctuelle, mais régulièrement et durablement, une table ronde afin de réunir tous les acteurs précités et de favoriser les échanges. Axée sur la recherche et l’innovation, celle-ci se caractérise par l’absence de toute dimension hiérarchique lors des discussions tout en conservant son orientation académique.
Nous organisons des rencontres mensuelles ainsi que des cours de formation continue. Nous invitons par ailleurs régulièrement des personnalités du domaine des dépendances à venir présenter un exposé, qui est suivi par une discussion en plénum. Le comité de l’académie est paritaire : tous les secteurs, tous les types d’organisation et toutes les catégories professionnelles y sont représentés par des experts disposant au moins de cinq années d’expérience dans le domaine des dépendances. Il s’agit donc d’une véritable rencontre de spécialistes qui cherchent les échanges et non les conflits.
Tous les ans, nous organisons en outre, dans le cadre de la Suchtakademie, un congrès international, qui sera consacré cette année au thème de la consommation de drogues chez les jeunes. Les chercheurs et les acteurs du domaine des dépendances réservent un accueil très positif à cette manifestation. Enfin, nous participons à de nombreux congrès internationaux et préparons des conférences de presse nationales sur un thème spécifique issu de notre domaine de compétence.
Le concept de la Suchtakademie a fait ses preuves. En effet, si tous les participants travaillent à Berlin et dans sa périphérie et pourraient donc se parler quotidiennement, ils ne le font pas par manque de temps. La Suchtakademie leur offre une plateforme mensuelle de communication, qui permet d’obtenir des informations auxquelles ils n’auraient pas accès, tout au moins pas directement.
Nous disposons d’un site Internet à l’adresse www.suchtakademie.de. Je ne peux que vous recommander d’appliquer ce concept à la Suisse. Le nom de domaine www.suchtakademie.ch est d’ailleurs encore disponible!
Partant d’un idéal de savoir global, l’auteur évoque les expériences de transfert de connaissances collectées dans le cadre de la mise en place de différents réseaux de recherche et de traitement des dépendances en Suisse romande. L’exemple du Collège Romand de Médecinedel’Addiction(Coroma)illustrel’idéald’uncollèguede spécialistes des dépendances au service de la collectivité, ayant une approche interdisciplinaire et une orientation à la fois scientifique et pratique. Retrouver le transfert appelle une perception globale du savoir et la mise en réseau des connaissances au sein de centres de compétences et de références en matière d’addictologie.
Qu’avons-nous perdu quand nous parlons aujourd’hui de transfert de connaissances? Je pense que nous avons tous la nostalgie d’un certain humanisme, celui d’illustres ancêtres comme Léonard de Vinci, qui avaient encore une vision globale du savoir à disposition à leur époque. Je dis «nostalgie», car cette époque est bel et bien révolue lorsqu’on voit les nombreux domaines où le savoir est «écartelé».
Le domaine des addictions est lui aussi victime de très nombreux clivages empêchant une vue globale et une approche coordonnée. La perception de la dépendance diffère dans chaque domaine, scientifique, pratique, médical, social, résidentiel, ambulatoire, et selon qu’elle se fonde sur une réflexion clinique ou morale, et que la dimension soit régionale ou internationale.
Pendant mes trois ans au poste de vice-recteur de l’Université de Lausanne, responsable de la recherche, je me suis souvent demandé à quoi servait l’université. Quelle est sa mission, ses priorités et son avenir? Je suis persuadé que l’une de ses tâches prioritaires est de retrouver l’humanisme dont j’ai parlé plus haut. Il est indispensable de combiner les aspects quantitatifs et qualitatifs, notamment dans le domaine de la recherche sur les dépendances, si l’on veut garantir une approche à la fois scientifique et pratique.
Retraçons brièvement les étapes de notre réflexion sur l’alcoolisme en Suisse romande. Tout a commencé en 1985 avec le modèle de la consultation multidisciplinaire de la douleur. A l’époque, la clinique universitaire de Lausanne proposait une consultation destinée aux patients souffrant de douleurs chroniques et dont la particularité était de proposer à ces patients les services d’une équipe composée de neurologues, de psychiatres, d’infirmières, d’anesthésistes, etc. Ce modèle m’avait tellement impressionné que nous l’avons appliqué à la consultation destinée aux personnes alcooliques: les unités médicales et psychiatriques de l’Université ont collaboré avec l’Armée du Salut, qui possède une petite clinique et un service social à Lausanne. Ainsi est née la consultation multidisciplinaire d’alcoologie, dont le développement s’est poursuivi au sein d’un projet soumis à évaluation à Lausanne. Ladite évaluation, financée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), a pu démontrer l’efficacité du modèle. Depuis 2000, il existe donc un Centre multidisciplinaire de traitement en alcoologie au sein de la division d’abus de substances du CHUV. Il a donc fallu quinze ans pour que le concept de traitement multidisciplinaire devienne réalité.
Dans le domaine des drogues illégales, le canton de Vaud avait pris un certain retard dans la mise en œuvre du modèle des quatre piliers de la politique fédérale de lutte contre la toxicomanie. La prise de conscience a débuté avec la menace d’une épidémie du sida. Dès 1990, avec Charles Kleiber, qui dirigeait à l’époque le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois, nous avons reçu des fonds pour lancer une évaluation des besoins relatifs à un réseau de traitement de la toxicomanie. Et ce qu’il fallait, c’était justement une collaboration efficace entre les différents acteurs de la lutte contre ce fléau.
L’Association vaudoise des médecins concernés par la toxicomanie (AVMCT), qui a vu le jour en 1995, compte 123 membres. Il s’agit en quelque sorte du syndicat des médecins de la région qui s’intéressent au problème de la drogue. En 1996, les pressions exercées par cette association et la mise en évidence des besoins ont permis de créer, avec l’aide du Canton de Vaud, le Centre Saint-Martin à Lausanne. Ce centre, le premier du genre, peut être qualifié de one-point-shopping-center. Le principe est le suivant: en entrant à Saint-Martin, on a automatiquement accès à l’ensemble du réseau traitant de la région. On peut y voir les prémices d’une Suchtakademie2. L’orientation du centre est à la fois médicale, psychologique, sociale et éducative, c’est-à-dire qu’on y trouve des médecins, des psychiatres, des psychologues, des travailleurs sociaux et des pédagogues ayant tous des affiliations universitaires. Le centre fait aujourd’hui partie intégrante du réseau lausannois de traitement des dépendances.
En 1998, ce fut au tour du centre Calypso d’ouvrir ses portes. Cette unité cantonale de sevrage a également contribué à accélérer la réflexion sur les addictions. Nous avons pu y effectuer des recherches sur les thèmes de la désintoxication et du sevrage, qui se sont révélées très utiles dans notre travail de tous les jours. On peut notamment citer une étude sur les sevrages rapides de la dépendance aux opiacés sous anesthésie générale. Dans ce cas précis, si l’expérience n’a pas été concluante, puisque le sevrage sous anesthésie générale n’apporte aucun avantage, ce projet a contribué à promouvoir les échanges interdisciplinaires entre médecins, pharmacologues et autres experts.
Ici aussi, le projet se fonde sur le modèle de la Suchtakademie: il s’agit de mettre sur pied des centres de compétences et de références interdisciplinaires interconnectés ayant les objectifs suivants:
Avec nos collègues genevois, nous avons par ailleurs mis sur pied dans le canton de Vaud un programme de formation continue destiné à la Suisse romande et financé par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Baptisé dans un premier temps MeDroTox, ce programme s’appelle désormais Collège Romand de Médecine de l’Addiction (Coroma).
Dans le canton de Vaud, nous continuons sur la voie sur laquelle nous nous sommes engagés. Actuellement, nous réfléchissons à la meilleure façon de coordonner ce réseau avec la chaîne thérapeutique de traitement des dépendances qui existe au niveau cantonal. Quel patient reçoit quel traitement, à quel moment et à quel coût? Telles sont les questions qui appellent des réponses politiques, économiques, juridiques et éthiques. Ce matching fait l’objet d’un programme qui a débuté en octobre 2006 dans notre canton.
D’un point de vue scientifique, car il s’agit ici d’échanges et de transfert de savoir, quels sont les avantages que présente un système de référence interconnecté? L’exemple de Lausanne montre tous les enseignements qu’on a pu tirer de la recherche sur l’épidémiologie psychiatrique, et plus précisément sur les comorbidités psychiatriques. La collaboration avec les biochimistes et les psychopharmacologues, qui a porté entre autres sur la génétique de la méthadone et sur la mise au point de nouveaux médicaments destinés au traitement des dépendances, s’est également montrée très fructueuse. Nous avons en outre travaillé avec l’Institut de médecine sociale et préventive, qui a évalué notre travail et apporté un regard extérieur précieux. La médecine légale est elle aussi présente dans notre réseau; elle nous apporte son soutien dans le domaine des marqueurs et dans le cadre des expertises pour les tribunaux. Quant à nos collègues du domaine de la santé communautaire, ils nous ont beaucoup appris, notamment sur les populations à risque. Ce sont des connaissances que nous pouvons également exploiter au Centre Saint-Martin dans la consultation spécialisée sur le SIDA, laquelle travaille avec la clinique universitaire, autre maillon de la chaîne de savoir. Nous avons ainsi élaboré trois protocoles de recherche pour le traitement de l’hépatite C et un programme relatif à la tuberculose.
Les sciences humaines ne sont pas en reste. Il existe, au sein du Département de psychiatrie du CHUV, un institut de psychothérapie qui effectue actuellement plusieurs réflexions sur l’indication de la psychothérapie chez les toxicomanes. Ces études sont absolument indispensables, car il y a de nombreux malentendus sur les psychothérapies, sur ce qu’elles peuvent apporter et surtout dans quels cas et à quel moment elles doivent être prescrites. Enfin, il ne faut surtout pas oublier de mentionner le Pôle de neurosciences de l’Université de Lausanne, qui contribue à promouvoir la recherche interdisciplinaire entre les Hautes Ecoles et la place lausannoise. La communication entre les neurosciences et la psychiatrie n’est pas facile, les perceptions de leurs représentants étant diamétralement opposées. Il est pourtant essentiel d’établir le dialogue entre les neurosciences et les sciences humaines. Si nous arrivons à comprendre les processus neurobiologiques du cerveau comme le long term potentiation, nous arriverons à expliquer des processus fondamentaux du cerveau, comme la plasticité neuronale. Comprendre ces processus constituera une avancée révolutionnaire dans le domaine des connaissances sur le comportement en général et sur le comportement en cas de dépendance en particulier. Dans ce domaine, les travaux menés en collaboration avec l’EPFL sur l’imagerie du cerveau revêtent également une grande importance. Ces différents projets permettent de jeter des ponts entre la recherche fondamentale et la recherche clinique et de constituer une chaîne de la recherche, du rat de laboratoire à la consultation de rue.
Il convient d’ajouter que le Département de psychiatrie de l’Université de Lausanne accueille un nouveau service de psychiatrie communautaire. Il s’agit de mettre en place un système régional de soins disposant de trois services psychiatriques pour adultes: la psychiatrie générale, la psychiatrie de liaison et, depuis peu, la psychiatrie communautaire. Ce système comprend tous les services nécessaires au traitement des dépendances, les services de psychiatrie mobile sans oublier l’ensemble des services de réadaptation. 150 personnes travaillent ainsi dans la région de Lausanne. Il a par ailleurs été possible, sur la base d’une convention réglant le partenariat entre la psychiatrie et les services régionaux de médecine générale, de mettre sur pied une collaboration, très intéressante d’un point de vue éthique, entre ces services. Service public et service universitaire se tiennent pour ainsi dire à la disposition des médecins généralistes, des services sociaux et des institutions non spécialisées.
Quelle est la synthèse de la présente analyse? Je pense qu’elle se résume en un mot: l’addictologie. Le suffixe «logie» vient du grec logos qui désigne les sciences et les études méthodiques, c’est-à-dire l’analyse et l’évaluation des expériences collectées par le biais de procédés scientifiques. C’est en fait le evidence-based des Grecs. Ce type d’approche est totalement adapté dans le cas des dépendances, car celles-ci se trouvent au carrefour body, brain, mind and soul. Tout est pertinent pour la recherche sur les dépendances. Les addictions sont profondément psychosomatiques et psychosociales et les problèmes correspondants constituent de véritables défis pour l’ensemble de la médecine et les institutions socio-sanitaires de demain. Seule une prise en charge collective et interdisciplinaire apportera des solutions. Les addictions posent la question du sens de la vie et nous obligent à considérer l’intelligence comme collective. A cette condition, le transfert peut être retrouvé!
En partant des preuves de l’efficacité de mesures de politique de l’alcool tablant sur la prévention structurelle, l’accent est mis sur le carrefour entre connaissances globales sur l’alcool et application locale d’un savoir général basé sur des données probantes. Des exemples de «bonnes pratiques» reconnues dans le monde entier sont présentés et discutés quant à leurs possibilités d’application en Suisse. L’auteur incite à transférer au contexte local, en faisant preuve de créativité, les connaissances, les mesures et les principes dont l’efficacité pour réduire les dommages dus à l’alcool est avérée.
La consommation d’alcool est un facteur de risque majeur. Le lien causal a ainsi pu être établi pour plus de 60 maladies ou blessures définies dans la CIM (Rehm et al., 2003). En outre, la plupart des effets de l’alcool sur la santé sont négatifs. Il joue un rôle important dans la genèse de ces maladies, ou du moins il en influence l’évolution. La principale exception est due aux maladies ischémiques (p. ex. maladies cardiaques coronariennes) pour lesquelles, le cas échéant, certains modèles de consommation (régulière, strictement limitée) auront des effets bénéfiques. Quoi qu’il en soit, les conséquences négatives l’emportent de loin dans le bilan d’ensemble.
Comme l’a montré une étude de l’Organisation mondiale de la santé passant en revue les principaux facteurs de risque à travers le monde, l’alcool présente dans les économies de marché établies – comme la Suisse – la plus forte prévalence après la fumée et la pression sanguine (OMS, 2002; Ezzati et al., 2002). Plus de 9% de la charge de morbidité dans ces pays est imputable à la consommation d’alcool. En Suisse, la charge de morbidité due à l’alcool a été estimée à 8,8% en 2002 (soit 12,9% chez les hommes et 4,2% chez les femmes; Rehm et al., 2006). Tous ces chiffres sont calculés net, autrement dit en tenant compte des effets positifs de la consommation d’alcool sur les maladies.
De même, le fardeau économique de la consommation d’alcool est énorme. Son coût social est estimé à 6,7 milliards de francs par an (Jeanrenaud et al., 2003). Il n’est d’ailleurs pas seulement imputable, contrairement à une idée largement répandue, au phénomène de l’alcoolodépendance. Les cas où la consommation est socialement admise et ne relève donc pas de l’addiction génèrent également des coûts élevés. En particulier, les accidents dus à l’alcool sont souvent causés par des personnes qui, sans être alcoolodépendantes, ont trop bu à une occasion particulière.
Au vu de ce qui précède, il n’est guère étonnant que depuis plusieurs années l’OMS encourage les pays à intervenir pour réduire leur charge de morbidité et leurs problèmes sociaux dus à l’alcool. De telles politiques publiques peuvent être fructueuses, comme l’ont montré des chercheurs dans une analyse portant sur les preuves empiriques de l’efficacité des mesures relevant de la politique de l’alcool (Babor et al., 2005). Le présent article tente d’esquisser des approches concrètes pour la Suisse.
L’ouvrage «Alkohol: kein gewöhnliches Konsumgut. Forschung und Alkoholpolitik» (Babor et al., 2005, p. 278s) indique dans des tableaux les mesures de la politique en matière d’alcool dont l’efficacité a été dûment prouvée. Plusieurs critères ont conduit au choix des mesures recommandées:
Une liste de bonnes pratiques (voir tableau 1) constitue une synthèse de la question.
Tableau 1: Politique en matière d’alcool: bonnes pratiques recommandées, d’après «Alkohol: kein gewöhnliches Konsumgut. Forschung und Alkoholpolitik»
Les possibilités d’adapter ces mesures au contexte suisse ont été analysées (voir Gruppe Schweizer Alkoholpolitik, 2005). Il est clairement apparu que la plupart des mesures identifiées comme efficaces relèvent de la prévention structurelle. Les caractéristiques de la prévention structurelle sont les suivantes:
A première vue, les mesures de prévention structurelle figurant dans le tableau se situent presque toutes à l’échelon national. En Suisse, la législation concernant la politique des transports ou l’introduction d’un âge minimum obligatoire pour l’achat de boissons alcooliques relèvent de la compétence du gouvernement fédéral. Toutefois, un examen plus attentif révèle que beaucoup de mesures devraient être introduites ou réalisées à l’échelon régional voire local. La section qui suit porte essentiellement sur les aspects régionaux ou locaux liés à l’introduction et à la réalisation des mesures de la politique en matière d’alcool.
Il existe une forte corrélation entre la facilité d’accès aux boissons alcooliques et l’apparition de dommages dus à l’alcool. Comme exemples de bonnes pratiques, on peut citer un régime de monopole étatique ou la limitation des heures de vente (voir Babor et al., 2005). Une région ne peut bien entendu se substituer au législateur et édicter de telles mesures. En revanche, il lui est parfaitement possible d’en reprendre le principe, en fonction de sa situation particulière. Un exemple australien le montre bien.
Consommation d’alcool et bagarres
Une destination touristique était le théâtre de nombreuses bagarres dues à l’alcool. Une solution a été trouvée au niveau régional, sous l’appellation de «Geelong accord». Concrètement la police locale et les tenanciers de bars ont défini des règles visant à empêcher les gens de faire la tournée des bars (bar hopping) pour se soûler. Les mesures suivantes ont été convenues, testées puis appliquées:
Par la suite, les bagarres ont durablement diminué de 30 à 40% par soirée.
L’Australie est loin d’ici, et dans tout débat sur les politiques publiques en matière d’alcool, les adversaires objectent que de telles mesures ne s’appliquent pas en Europe, et en Suisse notamment. La consommation responsable d’alcool aurait une longue tradition ici et ne serait donc pas liée à la violence. Or cette affirmation est fausse. Car en dépit des différences culturelles, la relation entre alcool et violence existe bel et bien en Europe aussi (Room & Rossow, 2002), sous forme de lien causal que la biologie explique en partie (Rehm et al., 2003). Un travail de maîtrise a récemment montré que la violence due à l’alcool est une réalité dans les bars zurichois. Il est donc permis de supposer que les mesures susmentionnées visant à réduire la violence alcoolisée dans les bars auraient aussi leur utilité en Suisse.
La clause du besoin des cantons est intéressante dans ce contexte. Il s’agit d’un régime d’autorisation définissant le nombre maximum d’établissements dans l’hôtellerie-restauration, en fonction du nombre d’habitants, et subordonnant l’octroi d’une nouvelle autorisation à son respect. Tous les cantons, à une exception près, ont supprimé la clause du besoin ces dernières années, souvent en argumentant qu’une telle réglementation était désuète et contraire aux libertés fondamentales. Pourtant le lien entre la densité des points de vente d’alcool et les blessures dues notamment aux accidents de la route est clairement démontré (voir Babor et al., 2005). A tel point que d’autres pays, comme des régions des Etats-Unis et du Canada, font aujourd’hui valoir la clause du besoin pour réduire le nombre de blessures, parfois fatales, dues à l’alcool. Son introduction s’est d’ailleurs notamment faite au nom des droits civils. En effet, les nouvelles réglementations visent à permettre aux citoyens de fixer la densité des débits de boissons alcooliques pouvant être autorisée dans leur commune. Dans bien des cas leur nombre a chuté par la suite, conformément à la volonté des habitants.
Un autre exemple similaire d’application de principes généraux sous forme de mesures locales, régionales ou, en Suisse, cantonales, réside dans le refus d’autoriser la vente d’alcool lors de manifestations, sportives notamment. Un tel refus est parfaitement envisageable au niveau local.
Ces exemples concourent à illustrer un principe général, à savoir qu’il est possible d’adopter des mesures cantonales ou locales pour limiter la présence d’alcool et les dommages qui s’ensuivent.
La protection de la jeunesse est un autre exemple témoignant de l’importance des mesures cantonales ou locales. Il a beau s’agir de dispositions fédérales, elles comportent un volet d’exécution local. Or on voit dans la pratique que la plupart des cantons contrôlent trop rarement que les dispositions légales sur la vente et le débit d’alcool aux jeunes soient bien respectées. En outre les infractions débouchent trop rarement sur une peine, et encore la sanction est souvent trop légère pour être dissuasive. Expérience à l’appui, une protection efficace de la jeunesse ne saurait se limiter à l’affichage de pancartes de mise en garde.
Là encore, la protection de la jeunesse montre que l’exécution ainsi que le contrôle se font au niveau cantonal ou local. Ces deux facteurs sont absolument cruciaux pour garantir l’efficacité des lois ou réglementations de la politique en matière d’alcool (Babor et al., 2005). A titre d’exemple, l’impact du taux d’alcoolémie limite admis en matière de circulation routière dans un pays dépendra dans une large mesure de l’intensité des vérifications effectuées, à commencer par les contrôles routiers pratiqués au moyen d’un éthylomètre. Et la mise en place de telles mesures en Suisse se fait souvent au niveau cantonal ou communal.
Les mesures de prévention structurelle se sont avérées efficaces pour réduire les dommages dus à l’alcool et sont nécessaires en Suisse, étant donné la forte morbidité qui s’ensuit. Même si souvent de telles mesures impliquent des lois ou des réglementations nationales, les cantons et les communes ont un rôle important à jouer. D’une part, ils interviennent dans la mise en œuvre et l’exécution des mesures de prévention structurelle et, d’autre part, il est parfaitement possible d’adopter au niveau cantonal ou communal des mesures permettant de réduire les dommages liés à l’alcool. En l’occurrence, il s’agit de faire preuve de créativité pour adapter au contexte local les principes dont l’efficacité a été démontrée ailleurs.
Marina Villa: Monsieur Zeltner, quel est le rôle de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) dans la politique en matière de dépendances?
Les problèmes de dépendance dépassent la sphère privée, raison pour laquelle l’OFSP est chargé d’élaborer une politique à l’échelon fédéral. Il est prévu que nous soumettions le «Programme national alcool» au Conseil fédéral cet automne encore. Selon nous, il faut mettre en place un train de mesures spécifiques et renforcer la responsabilité individuelle pour que la prévention soit efficace. Et il faut évidemment recourir à des mesures structurelles, par exemple, pour mieux réglementer le marché. Dans les programmes relatifs au tabagisme, à l’alimentation et à l’exercice physique que nous sommes en train d’élaborer, nous planchons également sur des mesures structurelles. Dans le domaine des drogues illégales, nous souhaitons préserver les acquis en les inscrivant dans la loi par le biais de la révision partielle de la loi sur les stupéfiants. Elaborer une approche globale du problème de la dépendance, toutes substances confondues, constitue également l’un de nos grands projets.
Quelle est l’importance de la recherche dans l’élaboration et la mise en oeuvre de la politique en matière de dépendances?
La recherche joue un rôle essentiel. II faut en effet disposer de données, d’éléments et de résultats scientifiquement prouvés pour faire entendre sa voix dans une discussion concernant un marché très lucratif et où nombre d’arguments invoqués se basent sur des systèmes de valeurs ou des idéologies. A titre d’exemple: d’après les résultats de la recherche, il est erroné d’affirmer que la remise de matériel d’injection aux toxicomanes encourage la consommation de drogues. Par contre, on peut dire que la distribution de seringues a permis de faire baisser le taux d’infections liées au VIH et au sida. La recherche est donc essentielle car elle fournit des bases scientifiques indispensables, en particulier dans les domaines controversés et soumis à d’importants rapports de force.
Dans quels domaines doit-on renforcer la recherche?
Il y a différents domaines dans lesquels des recherches sont nécessaires, comme l’alimentation et la surcharge pondérale.
Quels sont les moyens dont l’OFSP dispose pour la recherche?
En 2004, nous disposions de 38 millions de francs. Aujourd’hui, ce budget n’est plus que de 28 millions et il diminuera encore chaque année de 1 à 2%. Au niveau national, 900 millions de francs sont consacrés à la prévention. Ces fonds proviennent entre autres des communes, des cantons, du Fonds de prévention du tabagisme et de Promotion Santé Suisse. C’est une somme non négligeable si elle est utilisée de manière ciblée.
Revenons aux sujets de cette conférence. Quelle importance l’OFSP attache-t-il à une telle manifestation?
En ce qui me concerne, il est important que les scientifiques et les praticiens se rencontrent pour échanger leurs expériences et leurs points de vue. Il faut favoriser et accélérer le transfert des connaissances, dans un sens comme dans l’autre. Il est primordial que les résultats scientifiques trouvent plus rapidement une application pratique. Si l’on prend l’industrie pharmaceutique, par exemple, on constate que lorsque la recherche est financée par des fonds privés et qu’elle permet de réaliser rapidement des bénéfices, les résultats scientifiques sont rapidement transposés dans la pratique. Et il faut également que la recherche puisse profiter des expériences des praticiens. Mais tout cela demande du temps et de l’argent. Or, dans les domaines financés par les deniers publics, il s’agit d’utiliser les moyens modestes dont on dispose de manière ciblée.
Que devrions-nous faire pour améliorer le transfert des connaissances? C’est très bien d’organiser une conférence de temps à autre, mais que se passe-t-il entre-temps?
Nous avons besoin du point de vue des participants à la conférence «Apprendre les uns des autres», organisée pour la troisième fois déjà. Un des risques inhérent à un office fédéral, c’est de travailler en décalage avec la réalité. Nous devons savoir combien de matière les chercheurs et les praticiens peuvent «digérer» pendant un tel transfert de connaissances. Nous avons également besoin de savoir si une telle manifestation est la meilleure façon de transférer des connaissances ou si des plateformes Internet rempliraient la même fonction. Il nous importe que vous puissiez faire votre travail le mieux possible car vous nous aidez à mieux cerner les problématiques et à tenir compte de la pratique.