avril 2007
Jacques Cornuz et Jean-Pierre Zellwger, Policlinique Médicale Universitaire, Lausanne
Jusqu’à ce jour, les politiques efficaces de prévention du tabagisme (Europe du Nord, Australie, Canada, certains états des USA, tels que ceux de New-York, de la Californie et du Massachusetts) ont été basées sur deux axes:
la diminution de la demande, en rendant le produit moins attractif, moins «demandé», en particulier par une augmentation de la taxation, l’interdiction de toute publicité directe et indirecte et la promotion de lieux publics et de travail sans fumée;
l’aide à l’arrêt du tabagisme, en particulier par l’accès à bas seuil aux produits de substitution nicotiniques atténuant le sevrage, notamment par la vente sans ordonnance de certains d’entre eux.
Est-il aujourd’hui envisageable de changer de paradigme en recommandant aux fumeurs de «contrôler» leur consommation de tabac, c’est-à-dire de diminuer jusqu’à un certain seuil le nombre de cigarettes fumées par jour? Peut-on, en pratique clinique, transmettre la recommandation suivante aux fumeurs qui, pour la plupart, fument un paquet/jour: «Baissez votre consommation de un paquet à environ dix cigarettes par jour»? D’un point de vue de santé publique, en complément des mesures efficaces de prévention, est-il judicieux, raisonnable, voire efficace de recommander aux fumeurs une réduction de leur consommation, approche en conformité avec celle des quatre piliers (prévention, traitement, répression, réduction des risques) appliquée pour les problèmes liés aux drogues dures? Peut-on réduire le risque sanitaire autrement que par l’arrêt? Beaucoup de questions auxquelles cet article tente de répondre, notamment sur la base d’une récente réflexion dans une revue médicale 1 et du rapport français sur la réduction du risque tabagique 2.
La majorité des fumeurs souhaitent arrêter et regrettent d’avoir commencé à fumer. Cependant, malgré leurs efforts, seule une minorité parvient à arrêter lors d’une tentative, en raison de la forte dépendance physique, psychologique et comportementale au tabac, en particulier à la nicotine. Même si les interventions médicales sont efficaces et augmentent le succès des tentatives d’arrêt, la réussite est loin d’être la règle 3. Malgré une prise en charge individuelle intensive et la prescription d’une pharmacothérapie, les tentatives d’arrêt sont suivies de rechutes dans 70 à 80% des cas 4 et il n’existe pas de méthode bien documentée qui permette de prévenir la reprise du tabagisme 5.
Face à cette réalité, mais aussi à l’urgence de l’arrêt du tabac dans les situations où le fumeur souffre d’une maladie due à la fumée, il est logique d’envisager d’autres stratégies. Parmi elles, la réduction de la consommation de tabac apparaît comme une alternative potentielle. Il s’agit dès lors de savoir si la réduction à long terme est possible, si elle est bénéfique (ou nocive) pour la santé des fumeurs, si elle influence de manière favorable ou défavorable les chances d’arrêt ultérieur et enfin si elle est appropriée à certaines catégories de fumeurs 6.
Un quart environ des fumeurs déclarent vouloir diminuer leur consommation au lieu d’arrêter totalement de fumer. Qu’en est-il en réalité? Parmi 19 000 fumeurs danois suivis pendant 15 ans, seuls 10% avaient réduit spontanément leur consommation de plus de la moitié 7. Dans un groupe de fumeurs suivis pendant 3 ans, les facteurs associés à la réduction étaient l’âge avancé, la présence d’une maladie due au tabac et la consommation tabagique élevée 8. Une étude, effectuée parmi un groupe de fumeurs espagnols suivis pendant 8 ans, a confirmé l’impact des problèmes de santé sur la décision de réduction à long terme de la consommation tabagique 9. Dans un collectif de fumeurs atteints d’obstruction bronchique chronique suivis pendant 5 ans, auxquels étaient donné le conseil d’arrêter de fumer et une aide médicamenteuse pour le sevrage tabagique, tous les participants qui avaient réduit leur consommation tabagique utilisaient des substituts nicotiniques 10.
Il est important de savoir si les fumeurs qui réduisent leur consommation tabagique réduisent en même temps l’absorption de nicotine et des toxiques de la fumée, tels que le monoxyde de carbone et le goudron. Si la réduction conduit le fumeur à inspirer plus profondément et à fumer les cigarettes plus près du filtre, le bénéfice sanitaire pourrait être illusoire. Le fumeur cherche en effet très souvent à maintenir un taux de nicotine dans le sang supérieur à celui auquel il ne se sent pas bien, en l’occurrence lorsqu’il est en état de manque, en ajustant, souvent de façon inconsciente, sa consommation. Ce processus d’auto-titration a été très bien décrit par Jarvis et d’autres ces dernières années 11. En effet, le fumeur dont l’abstinence temporaire est imposée (lieu de travail, transport en commun), et qui est donc obligé d’espacer sa consommation de cigarettes, a tendance à fumer plus intensément. Il perçoit des effets plus intenses de sa consommation et obtient plus de «récompense» de chaque cigarette. Le pouvoir renforçant des cigarettes espacées peut donc avoir un effet pervers et même nuire à la motivation d’arrêter de fumer. Cet effet n’est d’ailleurs que partiellement éliminé par un apport de nicotine par substitution. D’après une récente revue systématique de la littérature, la réduction du taux de monoxyde de carbone dans l’air expiré n’est pas proportionnelle à la réduction de la consommation tabagique et n’atteint que la moitié environ de ce qui est attendu en fonction de la diminution de la consommation de cigarettes 12. Les fumeurs qui réduisent leur consommation semblent donc compenser en partie leur diminution par une absorption plus élevée de fumée.
Pour qu’une réduction du nombre de cigarettes fumées par jour se traduise par une diminution du risque, il faut que cette réduction soit suffisamment importante, se fasse sur une durée suffisamment longue, n’entraîne pas de modification de la façon de fumer et n’empêche pas d’éventuelles tentatives de sevrage. Selon les données scientifiques actuelles, la toxicité du tabac fumé dépend plus de la durée du tabagisme que de la quantité totale de tabac consommé. De plus, et contrairement à la consommation d’alcool, il n’existe pas de valeur en-deçà de laquelle la consommation n’aurait aucun impact sur la santé. Il existe en effet une relation linéaire qui invalide l’existence d’un seuil de non-nocivité chez les petits fumeurs.
La réduction de la consommation tabagique ne s’accompagne que d’effets positifs modestes, et seulement sur certains paramètres biologiques, tels que l’inflammation bronchique, les taux de lipides sanguins et la vitesse de déclin de la fonction ventilatoire 13. Les études publiées jusqu’à présent n’ont en effet pas démontré d’impact mesurable en terme de morbidité, par exemple sur le risque d’hospitalisation pour bronchite chronique obstructive 14, ni de mortalité 15.
Une preuve de l’absence de seuil en-dessous duquel le risque de décès ou de maladie lié au tabagisme serait nul (par exemple quelques cigarettes/jour), c’est-à-dire identique au risque des non-fumeurs, a été fournie par une étude de cohorte réalisée auprès de plus de 40 000 fumeurs norvégiens (figure 1) qui montre que même une consommation faible de tabac (une à quatre cigarettes/jour) augmente le risque de maladie cardiovasculaire, de cancer pulmonaire et de décès. Après ajustement pour les autres facteurs de risque, le risque relatif de maladies est en effet proche de 3, voire de 5 pour le risque de décéder d’un cancer pulmonaire chez la femme 16. Ainsi, sur la base de cette étude, il est faux d’affirmer que seule une consommation quotidienne de plus de cinq cigarettes/jour entraîne de graves dangers pour la santé.
Une récente étude observationnelle montre qu’une diminution de 50% de la consommation de cigarettes ne permet de diminuer le risque de développer un cancer pulmonaire que de 25% 17: la réduction n’annule pas le risque, qui reste élevé. Pour reprendre une formule «choc» de Pr. G. Dubois, cette réduction est similaire à la perspective de survie en cas de collision avec un «huit tonnes» plutôt qu’avec un «quarante tonnes»! En l’état actuel des connaissances, l’arrêt complet du tabagisme reste donc le moyen le plus sûr de réduire les nombreux risques de maladies liées au tabac.
Deux hypothèses s’opposent sur les relations entre la réduction du tabagisme et les chances d’arrêt ultérieur. La première hypothèse postule que la réduction, considérée comme un but en soi, est satisfaisante pour le fumeur, qui n’est plus incité à tenter un arrêt.
L’autre hypothèse admet que la réduction augmente la confiance en soi du fumeur dépendant, qui tentera plus facilement un arrêt. Plusieurs études suggèrent que la seconde hypothèse est probablement correcte, et que les chances d’arrêt des fumeurs qui ont pu réduire leur consommation pendant 1 ou 2 ans sont discrètement plus élevées, de l’ordre de 10%, que les taux d’arrêt spontané dans un collectif de fumeurs récalcitrants 1819
Les fumeurs qui cessent de fumer après une période de réduction sont cependant ceux qui ont reçu une aide pharmacologique, soit sous forme de substituts nicotiniques 20, soit sous forme de bupropion 21. Dans l’ensemble, les études publiées démontrent que la politique de réduction du tabagisme, si elle est soutenue par un traitement pharmacologique et qu’elle est proposée comme une étape transitoire vers l’arrêt complet, peut avoir une place dans les programmes de désaccoutumance.
Chez les fumeurs atteints d’affection cardiovasculaire ou respiratoire et chez lesquels la poursuite du tabagisme représente une menace grave pour la santé, mais qui ne sont pas capables d’arrêter totalement de fumer dans un proche avenir, notamment en raison d’une dépendance très forte ou de comorbidités psychiatriques, une stratégie de réduction temporaire du tabagisme, en général soutenue par des substituts nicotiniques et un suivi médical régulier, permet d’encourager le fumeur à faire un effort, de lui donner confiance dans ses propres capacités et surtout de maintenir le dialogue entre le soignant et le malade, sans interférer avec les autres traitements médicaux. Si le but clairement annoncé lors de chaque rencontre avec un fumeur reste l’arrêt total du tabagisme, la réduction du tabagisme peut donc être, de cas en cas, un compromis acceptable, mais ne doit pas représenter un but en soi ni une promesse illusoire d’amélioration de la santé.
Le risque individuel d’un fumeur est fonction de la quantité de fumée qu’il absorbe et la toxicité de celle-ci. Dès lors, en dehors de l’arrêt, deux voies sont possibles:
la réduction de la toxicité du tabac;
la diminution de la consommation de tabac.
Alors que la première voie, régulièrement avancée par l’industrie de la cigarette (filtres, cigarettes dites légères, …), est clairement un leurre et par conséquent un échec d’un point de vue de santé individuelle et communautaire, la seconde reste mal définie et du domaine actuellement de la recherche. Les effets bénéfiques sur la santé sont très modestes avec, sur le long terme, des conséquences de nature assez proche de celles décrites pour le passage des cigarettes normales aux cigarettes légères. Dans le cas d’une réduction du nombre de cigarettes fumées, il faut craindre le phénomène de compensation maximale, pouvant même augmenter le rendement de l’extraction de nicotine et parallèlement celle des autres produits toxiques présents dans la fumée de cigarette! Même si l’administration combinée de nicotine par des substituts devrait permettre d’assurer une auto-titration efficace, la réduction du tabagisme reste une attitude dont les bénéfices sont incertains et les modalités mal définies. Enfin, alors que la politique actuelle de prévention du tabagisme vise à rendre moins attractif un produit qui, rappelons-le, tue la moitié de ses consommateurs réguliers et qui est plus facilement accessible qu’un litre de lait ou qu’un kilo de pain, de jour et de nuit, 7 jours sur 7, un message prônant une consommation contrôlée pourrait bien être un auto-goal de santé publique.