mai 2004
Léonie Chinet ; Mathieu Barnard ; Philippe Stéphan ; Alexandra Rubin
Les données récentes sur la population générale en Suisse montrent une augmentation préoccupante de la consommation de substances psychoactives chez les jeunes. Entre 1992 et 1997, la proportion des personnes entre 15 et 39 ans ayant déjà consommé du cannabis est passée de 16.3 à 26.7%. On constate également une augmentation pour la cocaïne (de 2.7 à 3.3%), les hallucinogènes (de 2.1 à 2.7%) et les amphétamines et autres stimulants (de 1.1 à 1.2%). Par ailleurs, le taux de consommation d’ecstasy était de 2.2% en 1997 dans cette même tranche d’âge 1.
L’apparition des soirées techno, à partir de la fin des années 80, a été largement associée à ce changement du paysage de la consommation, notamment avec l’arrivée sur le marché des «designer drugs» telles que l’ecstasy et le GHB 2. Si quelques études ont été réalisées sur cette population particulière qu’est le public des soirées techno, notamment en Europe 3, il existe pas ou peu de données au niveau suisse. Face à l’ampleur de la culture techno dans la scène nocturne d’aujourd’hui, il nous est apparu nécessaire d’obtenir des données sur ce phénomène en Suisse romande.
Cette occasion s’est présentée à travers une collaboration entre des collaborateurs du Service Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (SUPEA) à Lausanne, et l’Association Prevtech. Sur l’initiative de Prevtech, nous avons développé un auto-questionnaire de deux pages destiné aux «ravers» (i.e. les personnes qui fréquentent les soirées techno, appelées aussi « rave parties»). Les questions portent sur la fréquence de fréquentation des soirées, la consommation de substances, la perception des mesures de prévention et de réduction des risques, ainsi que la ressource extérieure envisagée en cas de problème avec la consommation de substances. Ces questionnaires ont été mis à disposition sur les stands de prévention organisés dans les soirées et récoltés dans une boîte aux lettres de façon à garantir l’anonymat. A l’action de Prevtech, qui a permis de récolter des données principalement sur le canton de Vaud, s’est jointe celle de trans’AT contre les toxicomanies qui a mis le questionnaire à disposition sur des soirées organisées dans le canton du Jura.
Présentation des résultats
Entre mars et septembre 2002, 336 questionnaires ont été remplis dont 105 dans le Jura et 231 dans le canton de Vaud. Bien que la procédure de récolte des données ne permette pas de contrôler dans quel état étaient les personnes qui répondaient au questionnaire, et notamment si elles étaient sous l’emprise de substances psychoactives, les questionnaires étaient généralement remplis de façon adéquate.
Les personnes qui ont répondu au questionnaire sont âgées entre 15 et 58 ans, dont 64% d’hommes et 36% de femmes. Si la fourchette d’âge est relativement étendue, notons que trois personnes sur quatre (75.5%) ont entre 15 et 22 ans, et que la moyenne d’âge est de 21 ans. Par ailleurs, 18% ont moins de 18 ans. Cependant, il est possible que la proportion de mineurs fréquentant ces soirées soit plus importante mais que les plus jeunes soient plus réticents à répondre. En effet, l’âge estimé de début de fréquentation des soirées -obtenu en soustrayant la durée de fréquentation des soirées à l’âge actuel – est de 17 ans. D’après ce calcul, 73% des répondants auraient commencé à fréquenter les soirées techno avant l’âge légal de 18 ans.
En ce qui concerne la consommation de substances, les taux «vie entière» (cf. figure 1) sont particulièrement élevés pour l’alcool (92%), le cannabis (76%), et l’ecstasy (53%). Il est à relever par ailleurs que 43% des personnes ont déjà consommé de la cocaïne, 38% des champignons hallucinogènes et 31% des amphétamines, alors que la consommation d’héroïne «vie entière» ne concerne que 9%.
La figure 2 présente les fréquences de consommation pour les 4 substances les plus consommées, à savoir l’alcool, le cannabis, l’ecstasy et la cocaïne. On remarque avant tout que bien que 41% des personnes mentionnent avoir consommé de l’ecstasy au cours des 3 derniers mois, cette consommation se concentre souvent sur les fins de semaine (20%) ou reste occasionnelle. Ce constat vaut aussi pour la consommation de cocaïne, avec des pourcentages moins élevés (29% sur les 3 derniers mois, dont 12% le week-end).
En revanche, la consommation quotidienne est beaucoup plus fréquente pour l’alcool (14%) et encore plus pour le cannabis (37%).
Le regroupement des personnes en fonction des substances qu’elles consomment et la fréquence de consommation fait ressortir deux types principaux (cf. figure 3) : chez un peu plus de la moitié (52%), il s’agit d’une consommation modérée, principalement d’alcool et de cannabis et dans une moindre mesure d’ecstasy, alors que les autres (48%) présentent une polyconsommation importante, avec la présence de stimulants et de calmants. Le profil de forte polyconsommation est plus le fait des personnes qui fréquentent régulièrement les soirées techno (en moyenne deux fois par mois comparé aux autres qui y vont en moyenne une fois par mois). Chez les personnes qui consomment des psychostimulants, les calmants sont souvent utilisés pour atténuer les effets secondaires qui apparaissent lors de la «descente» (états dépressifs, anxieux, insomnie). La figure 4 montre en effet que si la plupart des personnes qui font des mélanges le font avant tout pour augmenter les effets des substances qu’ils prennent, une grande partie des gros polyconsommateurs (32%) le font également pour atténuer les effets négatifs ressentis lors de la «descente». En revanche, les consommateurs occasionnels invoquent plutôt l’expérimentation comme explication de la prise de plusieurs substances.
En ce qui concerne les actions de prévention, on constate que les personnes qui fréquentent les soirées techno sont plus sensibles aux aspects de réduction des risques qu’à la prévention primaire (cf. figure 5) : les premiers secours et la une vraie demande dans ce contexte. Elles peuvent représenter des voies d’accès privilégiées pour rentrer en contact avec une population qui présente des comportements à risques, et notamment la consommation de substances. Ainsi, à la question sur l’analyse de produits («drug checking»), 72% des consommateurs d’ecstasy disent qu’ils l’utiliseraient si elle était disponible sur les soirées, dont 35% à chaque fois avant de consommer (cf. figure 6).
Par ailleurs, un nombre important de consommateurs (38%) pensent pouvoir se fier à l’apparence d’un produit ou au fait de connaître le fournisseur pour juger de la dangerosité de ce qu’ils consomment. Un travail d’information à ce niveau permettrait de diminuer les risques liés à ce type d’attitude.
Finalement, une question ouverte porte sur l’accès au réseau d’aide (cf. figure 7) : «Si tu avais un problème avec ta consommation, à quel professionnel t’adresserais-tu?». La plupart des personnes (30%) s’adresserait à un médecin, alors que seulement 5% mentionne une structure spécialisée en toxicomanie. En outre, 14% ne s’adresserait à personne – ce qui est surtout le cas des gros consommateurs. Ceci montre que le médecin est la voie d’accès privilégiée au réseau d’aide pour cette population, qui reste par ailleurs relativement isolée des structures d’aide existantes. Ce constat souligne l’importance du travail en réseau et de l’échange de connaissances.
Le public des soirées techno est relativement hétérogène, tant en ce qui concerne l’âge que les habitudes de vie, et notamment la consommation de substances psychoactives. Les patterns de consommation observés ici rejoignent ceux mis en évidence dans d’autres études, notamment en ce qui concerne l’importance de la polyconsommation, du mélange des substances consommées, ainsi que les substances les plus consommées 4. A cet égard, on relèvera des taux de consommation particulièrement élevés en ce qui concerne l’alcool, le cannabis, l’ecstasy et la cocaïne, ces deux dernières substances étant le plus souvent consommées en fin de semaine. Une polyconsommation importante est généralement associée à une fréquentation régulière des soirées. Cependant, le fait d’aller régulièrement dans ces soirées n’implique pas forcément une telle consommation. Par ailleurs, le public des soirées techno semble plus sensible aux mesures de réduction des risques qu’à celles de prévention. En ce qui concerne les problèmes liés à la consommation, le médecin apparaît comme la voie d’accès privilégiée au réseau de soins. Les médecins généralistes,mais aussi les pédiatres, sont donc concernés en première ligne par les problèmes de consommation chez les jeunes. Or les adolescents qui abusent de substances n’expriment souvent pas ce type de problème en tant que tel dans la demande de soin. Ainsi, un trouble du sommeil ou un état anxieux risque d’être traité en tant que tel alors qu’il n’est que la partie émergeante d’un problème de consommation [5,3]. A cet égard, il est nécessaire que les praticiens soient en mesure d’identifier de tels problèmes 5 6, et qu’ils disposent pour ce faire de connaissances suffisantes. Par ailleurs, la consommation de substances chez les adolescents nécessite une approche multidimensionnelle tant au niveau de l’évaluation que de la prise en charge 7 8 9, soulignant l’importance d’un travail en réseau.
Remerciements
Nous remercions les personnes de trans’AT et celles qui tiennent les stands Prevtech sur les soirées techno, le comité de l’Association ainsi que tous les ravers qui ont participé à l’enquête.