novembre 2001
Corinne Noth Persoz (Fondation Santé bernoise)
Historiquement, le courage constitue le ressort principal de nombre de légendes mythologiques et d’intrigues romanesques.
Curieusement, on constate pourtant une étonnante disproportion entre cette foisonnante littérature et la relative minceur des œuvres, des sections ou même des fragments d’œuvres consacrés à la réflexion sur cette vertu.
L’histoire de la pensée autour de la notion de courage est chaotique, embarrassée. Du point de vue historique et philosophique, la vertu nommée courage n’est pas univoque.
Depuis Platon, le courage est pensé comme une vertu cardinale. L’essentiel de la vie morale gravite autour de ce pivot, comme autour des trois autres fondements de l’existence pratique:
Retirer l’une de ces vertus, c’est désorienter le sens même du bien vivre et du bien agir.
A partir de là, thèses et interrogations s’exposent, s’expliquent, ne cessant d’affiner la difficulté de saisir les conditions sans lesquelles le courage ne serait pas lui-même:
Avoir du courage, c’est aussi avoir de la force, le courage implique une forme de savoir, le courage est parfois une illusion. Avoir peur nous oblige au courage, le courage est aussi sous-tendu par l’espoir. Le courage suppose esprit et raison.
Le courage dans son sens romanesque et poétique contribue à la beauté, il est l’expression d’une force de volonté. Le courage est aussi constitutif de liberté…
Toutes ces corrélations supposées se tissent et s’entrelacent, s’enchevêtrent aussi au cours d’une réflexion qui ne se termine pas.
Les difficultés rencontrées par Platon, en quête de la définition du courage, viennent de ce que, jusqu’au Vème siècle avant notre ère, les modèles grecs et romains du courage subissent évolution et variations: En effet, l’héroïsme d’Achille, enthousiaste, sûr de sa force et méprisant le danger, n’est pas le même que celui d’Ulysse, conscient de ses faiblesses, héros d’endurance et de ruse. La vaillance du citoyen soldat, ferme à son poste, se distingue de la ténacité d’Archiloque ou du courage calculateur de Périclès qui annonce cette rationalité dont s’emplira l’amour de la sagesse naissante.
En résumé, pendant l’Antiquité, dans l’idéologie grecque et romaine de la cité-Etat, le courage est une valeur très importante. Un citoyen est parfois qualifié de bon ou de mauvais citoyen en fonction de son courage. À Athènes, le plus grand titre d’honneur pour les citoyens est le titre posthume « d’andres agathoi« , les hommes de cœur, les braves dans le sens du plus haut sacrifice puisque ce titre était décerné au moment de l’oraison funèbre à ceux qui avaient conquis la valeur dans le sacrifice de leur vie pour la cité.
Le courage est donc une vertu politique, d’homme public.
Plus tard, la notion de courage s’approche de la sagesse et de la vertu. Le courage se voit de plus en plus éloigné de sa primitive connotation martiale et guerrière. L’exemple du courage de Socrate devant la mort n’a plus rien de guerrier.
Dans la pensée stoïcienne, le courage devient la force de l’âme, la raison: Cicéron dit d’ailleurs que l’“on reconnaît une âme courageuse et grande surtout à deux choses: d’abord au mépris qu’elle a des choses extérieures et ensuite à ce qu’on a accompli des actions pleines de difficultés, de labeur qui mettent en danger la vie…”.
Peu avant le Moyen Âge, l’analogue du courage est pour Plotin, “l’identité de l’intelligence et la persistance de son état de pureté”.
L’instauration de la société féodale et l’enseignement du christianisme renforcent encore la tension entre la conception guerrière et philosophique de la notion de courage. Dans l’Ancien Testament, le courage est la force au sens de puissance qui constitue l’une des perfections de Dieu. Dans le Nouveau Testament, on constate une prééminence de la force morale, du courage moral sur la force physique.
Au XVIIe siècle, le courage est perçu comme une vertu, passion de l’âme, qui va chercher les dangers pour les combattre et les vaincre, c’est une force naturelle qui triomphe de la douleur et de la mort.
Les courageux du type moyenâgeux laissent la place aux courageux raisonnés, réfléchis, modérés, savants: Senault écrit que “la force et le courage sont une hardiesse raisonnable, et la hardiesse une force naturelle…”.
Pour Descartes, le courage apparaît comme le désespoir de l’instinct de conservation surmonté par l’espérance de l’idéal. Il fonde intégralement le courage sur “l’usage de notre libre arbitre et l’empire que nous avons sur nos volontés”.
Plus tard, certains ont distingué le courage du cœur et le courage de l’esprit. Au siècle des Lumières, ce qui semble relever du courage est l’éducation. Au XIXe siècle, trois philosophies du courage dominent:
Enfin, dans la modernité pour Le Senne, le courage “n’est pas de nous, puisque selon les circonstances, il se donne ou se refuse à la volonté, mais il est à nous en ce sens que c’est nous qui avons à donner notre courage”.
« Il faut commencer par le commencement. Et le commencement de tout est le courage” nous dit encore Jankélévitch.
Le courage est donc aussi la vertu du commencement. Il ne faut pourtant pas de courage pour naître, ni pour être. Il en faut parfois pour continuer d’être, ou pour cesser d’être. Dans ce sens, le courage est une vertu inaugurale : ce qu’il faut faire ne va pas de soi, mais provient de nous-mêmes.
Or, commencer (commencer de lutter, commencer de résister, commencer de changer) ne va pas de soi, mais peut aller aussi contre soi-même, malgré soi. Malgré la peur, malgré l’inertie, malgré ce qui en nous permet et pousse aux douces lâchetés, aux serviles abandons.
Sans doute, ce qui se nomme “lâcheté” nous propose-t-il de ne rien commencer, quand il faudrait commencer quelque chose, ou bien de suivre ses propres pesanteurs en “un gras laisser-aller de soi-même”, en dépit de tout, comme aspiré par sa propre nuit.
Notre slogan annonçait: “Face à la dépendance de l’alcool, le courage de faire le pas”.
Il n’est largement pas inutile de s’interroger et de constater que le courage dont il est fait mention ici est hautement lié à un idéal, à une valeur, un trait de personnalité, une attitude adulée dans notre environnement sociétal.
Partons de l’idée assez communément admise que la visibilité d’une attitude est “matérialisée” par un ou des comportements.
Qualifier quelqu’un de courageux est facile pour tous. À noter qu’il est presque impossible de qualifier quelqu’un de courageux autrement qu’à posteriori, c’est-à-dire quand ses comportements, signes visibles et matérialisés des attitudes se sont avérés, ont déjà eu lieu.
La résonance et l’amplitude du mot “courage” dépendent hautement des filtres et des biais perceptuels en jeu. Les diverses définitions que nous donne le dictionnaire le démontrent aisément: Au fil du temps le courage est défini comme “force morale, disposition du cœur, ardeur, énergie d’entreprendre, fermeté devant la souffrance et le danger, bravoure, cran, stoïcisme, héroïsme, vaillance, audace, hardiesse, intrépidité, témérité, volonté, dureté,…”.
Le courage intervient et s’oppose à un problème, un danger, un péril. Mais, dans le courage, il n’y a pas seulement un objectif à atteindre, il y a aussi un sujet qui cherche en lui de quoi l’atteindre, et qui ne le trouve pas. Car le courage participe-t-il d’une sorte de “don”, d’un caractère, d’une détermination?
Notre slogan demande aux potentiels récepteurs du message d’avoir du courage face à la dépendance de l’alcool.
Cette invitation, dans le jeu de multiples perceptions possibles, peut aussi conduire un peu insidieusement à une impossibilité, à un non-sens. Passée la phase de précontemplation, rappelons-nous les difficultés qu’expriment sans exception toutes les personnes touchées par la dépendance à l’alcool.
Nous savons aujourd’hui clairement que la dépendance peut être considérée comme le pseudo remède derrière lequel s’expriment autant de douleurs, de défaites, de souffrances, de peurs, de craintes, tant de non-courage.
En raisonnant par antonymie, il est intéressant de constater qu’une personne non courageuse est au sens du dictionnaire, une personne “faible, lâche, peureuse, craintive, timide, timorée,…”.
Notre slogan demande aux gens qui précisément n’ont pas de courage, ou momentanément plus assez de courage, d’en avoir pour se sortir de l’impasse de leur dépendance, de leur co-dépendance parfois aussi.
Par analogie, c’est comme demander à un enfant de courir avant de savoir marcher et c’est éthiquement problématique pour une raison majeure.
Inviter quelqu’un à démontrer une force que précisément il n’a momentanément pas, c’est potentiellement lui couper l’herbe sous les pieds et stigmatiser sa situation en la figeant dans son inhérente impossibilité.
Mais le courage ne s’accomplit pas seulement dans le face-à-face avec soi-même. Il lui faut aussi compter avec le temps. Le courage héroïque de l’instant même comme première étape suppose rapidement de pouvoir durer, jours après jours et de se transformer en attitude courageuse, persévérante. Quel exact degré de clarté doit donc accompagner une décision et nous donner la force de la faire durer dans le temps? Ne faut-il pas un peu d’une certaine illusion pour mobiliser un effort?
Ces questions portent sur la conscience courageuse et sur l’inconscience aussi. Le sommeil et l’ivresse nous préservent un peu de la peur, malheureusement pas de la chute. Or le courage ne suppose-t-il pas une claire conscience de la peur et de la chute?
Ici encore, les personnes guéries de leur dépendance et les praticiens en alcoologie savent que, dans un premier temps, la conscience de la peur et, dans un deuxième temps, l’expression de cette peur constituent des étapes qui permettront de donner un sens à la dépendance et qui permettront d’en guérir.
En somme, demander du courage à un alcoolique, c’est lui demander d’avoir la conscience de sa situation et la conscience des raisons et des processus qui l’ont amené à cette situation. C’est globalement mettre la charrue avant les bœufs!
D’ailleurs, quand le courage se montre, se projette, non pas ce qui le constitue, mais l’image frappante, l’image qui fait impression, notre regard se déporte vers ce à quoi renvoie le héros. Non pas à ce qu’il est, mais à l’épreuve fabuleuse qu’il représente.
Ce que le courage porte de mythologique attire vite vers ce qu’il évoque de terreur et de force, de victoires magiques, d’affrontements sublimes.
Ces images suivant des formes diverses interviennent alors jusqu’à compliquer le sens de l’acte courageux, le pervertir parfois.
Comprendre ce qu’est le courage demande que l’on s’attarde aussi à débattre de ce qu’il paraît être.
Le courage est lié à l’idéal, mais quelle peut être la teneur de ce lien?
Ou bien le courage crée-t-il de la valeur par son effectivité même?
La dimension esthétique du courage est captivante. L’éblouissement est tel que, parfois, l’on est tenté d’oublier que la beauté du slogan n’est pas forcément reçue par les personnes auxquelles il s’adresse comme le bien qui était voulu.