novembre 2001
Richard Müller (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies)
À chaque fois que l’on parle d’alcool dans notre société, on suscite à la fois compréhension et rejet. Notre rapport à l’alcool est en effet marqué depuis toujours par un dualisme profond. D’un côté, boire de l’alcool est en quelque sorte une nécessité sociale, car la grande majorité des gens le font et nombre de situations exigent pratiquement que nous levions notre verre à notre propre santé ou à celle des autres. Sans compter que celui qui entend être un homme doit boire. De l’autre côté, boire à l’excès, c’est transgresser un tabou – surtout pour les femmes –, car l’ivresse est réprouvée: malheur à celui qui ne sait pas se contrôler, il sera mis au ban de la société! Bien entendu, tout le monde croit savoir qui est alcoolique et qui ne l’est pas. Un homme qui titube la nuit dans la rue en vociférant est un ivrogne. Les créatures patibulaires qui jonchent dès le matin les bancs publics de leurs canettes de bière sont, elles aussi, alcooliques. Selon le langage populaire, ces gens sont sans volonté, ils ont noyé leur raison dans l’alcool ou bien en sont dépourvus depuis toujours. À l’opposé, il y a le brave père de famille qui boit à la pause midi et le soir après le travail la bière – ou les quelques bières – qu’il a bien méritée. Cet homme-là est solide comme un roc, il est hors de question qu’il puisse être dépendant.
C’est passer volontairement sous silence le fait que boire modérément et boire trop sont inextricablement liés. Dans les sociétés abstinentes – les sociétés islamiques par exemple -, les problèmes d’alcool n’existent pratiquement pas. Rien de ce que l’on peut dire de la consommation d’alcool n’échappe à ce dualisme; ainsi, le rôle des spécialistes est de s’occuper des alcooliques tels que les définit l’opinion publique, mais gare à eux s’ils se mettent à jouer les trouble-fête en s’attaquant au boire convivial.
L’histoire de l’alcool constitue l’un des aspects fascinants de l’histoire des civilisations. Le type de rapport qu’une culture entretient avec l’alcool peut en effet servir de clé pour comprendre le rapport de l’homme avec son corps, son esprit et avec son environnement social et politique. L’ivresse dans les sociétés tribales, les beuveries du Moyen Âge, la fuite massive du prolétariat dans l’alcool à l’époque de l’industrialisation et la façon maniérée de boire adoptée par les youppies et des dinkies d’aujourd’hui sont autant de signes d’un rapport particulier au corps, à l’esprit et à la société.
L’origine de la consommation d’alcool se perd dans la nuit des temps. Il paraît probable en tout cas que les sociétés de chasseurs-cueilleurs de l’époque archaïque aient déjà expérimenté les effets produits par des baies fermentées, puisqu’il existe pratiquement partout de la levure. Les premières traces écrites dont nous disposons indiquent clairement que les boissons alcooliques étaient réservées à un usage rituel. Ainsi, les rois égyptiens dansaient ivres devant la Cour. Toujours en Égypte, les gens ont dû à la bière leur survie après le déluge. Dans le mythe babylonien de la création, c’est l’apparition même de l’homme qui est liée à la bière. La consommation d’alcool a donc avant tout une signification sacrée; elle sert à créer une ambiance particulière et à entrer en relation avec les puissances divines. Pourtant, le caractère ambigu de l’alcool apparaît très tôt. Ainsi, Dionysos n’est pas seulement le dieu de la fertilité et du vin, mais aussi le compagnon de la violence et de la mort. Dans la Bible également, le vin est à la fois bénéfique et maléfique.
Au Moyen Âge, l’ivresse est à la fois une pratique magique et un devoir social. La ripaille collective fait partie de la vie sociale; «le buveur le plus invétéré est un héros» (Spode 1993) et il s’agit de tenir le coup le plus longtemps possible sans cesser de boire. Se retrouver rapidement ivre est interprété comme un signe de faiblesse. Il n’en reste pas moins que la recherche de l’ivresse n’est une conduite respectée et sensée qu’à condition de se dérouler selon des règles précises. Ces concours sont des manifestations publiques au cours desquelles chacun montre sa richesse aux étrangers en offrant la plus grande quantité possible de boissons alcooliques et l’on assiste parfois à un véritable potlatch. L’usage du vin et de la bière reste néanmoins réservé aux riches, qui évitent par ailleurs de consommer de l’eau pour des motifs hygiéniques. Les populations rurales et les pauvres des villes n’ont jamais que de l’eau pour étancher leur soif.
Les beuveries du Moyen Âge doivent être replacées dans le contexte d’une société qui se caractérise par une faible répression des passions et une grande propension à la violence. Ou, comme l’écrit Huizinga dans son ouvrage historique intitulé «L’automne du Moyen Âge»: «… ce que l’on vit a ce degré d’immédiateté avec lequel seuls les enfants perçoivent aujourd’hui encore les joies et les peines» (J. Huizinga 1975, 2e édition).
L’être humain n’était considéré comme un individu autodéterminé ni à la période archaïque, ni dans l’Antiquité ni au temps de la féodalité cléricale; il faisait simplement partie de la nature ou d’un ordre créé par Dieu. Aussi l’alcoolodépendance n’était-elle pas alors associée à l’idée de faute. Tout comme les fous, les ivrognes étaient tolérés et n’étaient pas marginalisés. Le grand moraliste Sénèque par exemple fait la différence entre alcoolisation occasionnelle et alcoolisme, considérant ce dernier comme un état dont l’individu n’est pas responsable. Si, dans la conception théocratique du Moyen Âge, Dieu ne parle plus par la bouche de l’homme ivre, l’ivresse y est encore tolérée et l’alcoolodépendance considérée comme un fléau infligé par Dieu.
Ce n’est qu’à la Renaissance que la responsabilité individuelle de l’être humain a véritablement été découverte par la philosophie humaniste. L’homme a ainsi été détaché de l’ordre voulu par Dieu et son «dressage» ne se fait plus de l’extérieur, mais de l’intérieur. Ce changement de paradigme est déterminant: «La lutte contre le péché est transposée de l’extérieur à l’intérieur. (…) Le diable se trouve dans l’âme de l’homme» (Spode 1993). À la fin du 16e siècle, alors que le «diable ivrogne» était devenu l’une des principales apparences de Satan, Matthäus Fridrich a publié son œuvre influente Wider den Saufteuffel (contre le diable buveur). La sobriété devient alors une préoccupation consubstantielle de la Réforme et la mutation du héros ivre en psychopathe était dès lors programmée.
Avec le libéralisme naissant et sa conception de l’individu autonome, le premier devoir incombant au citoyen est de se contrôler lui-même et malheur à lui s’il n’y arrive pas. L’alcoolisme devient le vice par excellence et le buveur est considéré comme un être abandonné par Dieu lui-même que l’on va culpabiliser et stigmatiser. L’ivrogne est alors bon pour la maison de correction.
Ce n’est qu’au début de l’ère industrielle, lorsque le passage de la culture à trois assolements à l’agriculture alternée a conduit à la production d’un surplus agricole et que l’on a réussi à produire de l’alcool en distillant de façon industrielle des pommes de terre et des céréales, que seront réunies les conditions permettant une production d’alcool à très grande échelle. Non seulement le capitalisme naissant génère un besoin de boissons enivrantes, mais il en contrôle aussi très efficacement la production. En Allemagne, Siemens construit les premières distilleries destinées à la production industrielle d’eau-de-vie; les hobereaux des régions situées à l’Est de l’Elbe fournissent la matière première produite par un prolétariat rural misérable. Dans les années 30 du 19e siècle, ce schnaps prussien bon marché inonde littéralement la moitié de l’Europe, où l’on avait entre temps installé un système de transport efficace – le chemin de fer.
Au début du 19e siècle, les prix des pommes de terre et des céréales s’effondrent, pas uniquement à cause de la production industrielle, mais aussi en raison de la multiplication des distilleries artisanales. L’offre de schnaps bon marché rencontre alors une demande quasi insatiable de la part du prolétariat industriel émergeant en dépit de son faible pouvoir d’achat. Un grand nombre de documents critiques sur cette période témoignent de la fréquence de l’usage de boissons alcooliques par le prolétariat exploité, qui y cherchait apaisement et consolation. L’alcool devient ainsi un instrument de domination. Engels va jusqu’à penser que c’est uniquement grâce au schnaps que la révolution a été épargnée à l’Etat allemand (selon Rühle 1970).
La consommation excessive de boissons alcooliques n’était certainement pas le fait exclusif du prolétariat. De nombreux témoignages attestent en effet de celle de la bourgeoise, qui faisait ainsi fi de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme. Il n’en demeure pas moins que cet excès ne devient un véritable problème social qu’au moment de l’industrialisation et de la naissance d’un prolétariat misérable. L’alcoolisme considéré comme le vice des pauvres deviendra ainsi le problème social majeur au 19e siècle.
La philosophie des mouvements de tempérance et d’abstinence qui sont apparus au 19e siècle – au commencement, il ne s’agissait que de l’alcool fort et, plus tard seulement, de toutes les boissons alcooliques – aurait été véritablement révolutionnaire, si ces mouvements n’avaient pas hypostasié la consommation d’alcool en la dissociant pratiquement des conditions sociales permettant de l’expliquer. C’est une attitude typique des mouvements sociopolitiques de la bourgeoisie du 19e siècle que de dissocier ce problème social de la misère des masses. Ils fragmentent ainsi le phénomène en problèmes sociaux particuliers juxtaposés qu’il convient de traiter comme s’ils n’avaient pas de liens entre eux. Par une sorte de raccourci logique, on peut ainsi attribuer une seule et même cause à l’exode rural, à la prostitution, à l’absence d’hygiène et à la criminalité, à savoir l’alcoolisme.
Les mouvements de tempérance et d’abstinence ne mettent pas en cause les conditions sociales de l’alcoolisme largement répandu dans la société industrielle; ils n’abordent guère les conditions qui font que l’alcool représente une échappatoire pour beaucoup de gens. Néanmoins, ils dénient sa légitimité à un instrument de pouvoir aux mains de l’Etat en le contraignant à définir l’alcool comme un bien «déméritoire». En Suisse, la première législation sur l’alcool a vu le jour sous la pression du mouvement d’abstinence qui était certainement le mouvement social le plus important à la fin du 19e siècle.
Au milieu du 19e siècle, la philosophie de tendance socialiste adopte une représentation différente de l’individu: chaque être humain est déterminé par son environnement physique et sociopolitique et sa responsabilité personnelle s’en trouve limitée. À l’individu autonome défini par le libéralisme, le socialisme oppose l’individu comme être social. L’homme ne devient homme que par la socialisation. Pour Marx, l’être humain est un «être politique». Ce principe philosophique permet à nouveau de disculper le buveur. Une série de travaux sur l’alcoolodépendance publiés dès le début du 19e siècle fournissent une nouvelle base scientifique en définissant la «dipsomanie» en termes médicaux. Les publications du médecin russe Brühl-Cramer (1918) et du médecin écossais Macnish (1837) sont des travaux importants dans ce domaine.
Passer du vice à la maladie constitue un changement de paradigme qui ne s’effectuera pas sans difficulté. «Drunkness a Vice, not a Disease», voilà le titre d’un pamphlet qui a connu une large diffusion au 19e siècle en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne. La position adoptée il y a 150 ans par Magnus Huss est elle aussi intéressante; ce médecin a alors introduit la notion d’«alcoolisme chronique». S’il adopte des critères médicaux pour décrire et expliquer l’alcoolodépendance, ce Luthérien d’obédience très stricte continue de considérer l’alcoolisme comme une faiblesse de caractère et partant comme un vice (Huss 1852). Ce n’est qu’au début du 20e siècle que s’impose le discours médical selon lequel l’alcoolisme est une maladie et pas un vice. Cette définition conduit non seulement à la disculpation de la personne concernée, mais encore à une individualisation du problème. L’alcoolisme devient ainsi un problème individuel et n’est pas un problème social, ce qui rend obsolètes les mesures restrictives à tendance prohibitionniste.
À la fin du 20e siècle, dans le sillage de la reviviscence des idées néolibérales, de la renaissance de l’Etat «veilleur de nuit», de l’individualisme, de la recherche hédoniste des plaisirs faciles et de l’emprise de l’économie sur la société, on assiste à un nouveau changement de paradigme, la responsabilité individuelle devenant la devise de l’Etat néolibéral. Tout un chacun est tenu d’assumer les coûts qu’il occasionne par ses comportements, notamment celui qui boit trop. Le principe de la prise en charge solidaire des frais de traitement est remis en question, le «principe du responsable payeur» devient une sorte de remède miracle supposé résoudre le problème des coûts de la santé. L’idéologie de la culpabilité individuelle revient en force et le caractère pathologique de la dépendance tend à être dénié.
Toute personne qui fume, qui abuse de médicaments, qui mange trop ou qui pratique un sport à risque tel que le football devrait ainsi être appelée à assumer une faute identique à celle des personnes qui boivent trop. Pourtant, compte tenu des normes sociales qui incitent à boire et de la publicité agressive en faveur des boissons alcooliques, il est absurde de culpabiliser les membres précisément les plus faibles de la société.
La confiance aveugle dans la capacité des acteurs du marché de résoudre tous les problèmes et le primat de l’économie dans tous les domaines de la vie ont contribué à une pression énorme sur les coûts et sur la nécessité de refondre complètement le système de soins. Les personnes dépendantes et celles qui l’ont été sont de plus en plus discriminées sur le marché du travail; or une telle discrimination ne fait que renforcer l’addiction, favorisant ainsi la chronicisation du problème. Il a en effet été maintes fois mis en évidence que les personnes alcoolodépendantes qui n’ont pas de travail font plus de rechutes que les autres et que le fait d’avoir un emploi salarié accroît les chances de réussite du traitement.
Avec la reviviscence des idées néolibérales au cours de ces dernières années et le primat de l’économie, le caractère pathologique de la dépendance est très directement remis en question. Le principe du «responsable payeur» est élevé au rang de loi générale, la responsabilité étant située exclusivement au niveau individuel. Ce faisant, on accroît la marginalisation des personnes concernées et on rend leur réintégration sociale beaucoup plus difficile.
La population véhicule une image contradictoire de la personne dépendante et nourrit encore de nombreux préjugés. Ainsi, on reconnaît qu’une personne alcoolodépendante est quelqu’un de malade et, en même temps, on continue de considérer qu’elle est affligée d’une tare; on dira d’elle par exemple qu’elle est paresseuse ou taciturne. Des enquêtes réalisées décrivent l’alcoolique comme «un malade chronique difficilement guérissable», ce qui constitue en soi un obstacle à sa réintégration au monde du travail en tant que membre actif et productif. Les préjugés et la stigmatisation qu’ils provoquent rendent ainsi considérablement plus difficile l’intégration sociale des personnes dépendantes. Il convient de noter que ces préjugés sont souvent partagés par ces personnes elles-mêmes; elles ont alors le sentiment d’une déficience, ce qui provoque en elles un sentiment de honte et renforce leur tendance à recourir à des produits engendrant la dépendance.
Les personnes dépendantes faisant partie de groupes sociaux marginaux, c’est-à-dire les chômeurs ou les pauvres, sont particulièrement discriminées et subissent l’exclusion sociale la plus forte. Elles n’ont de contacts pratiquement qu’avec d’autres personnes dépendantes ou avec le personnel des institutions d’assistance et de soins. Le reste de leur entourage réagit à leur endroit essentiellement par des attitudes de rejet et d’agression.
Les préjugés sont inévitables. Ils sont des représentations simplificatrices avec lesquelles nous apprenons à vivre de diverses manières. Les préjugés ont une fonction protectrice et sont nécessaires dans la vie quotidienne. Ils nous protègent de la trop grande complexité du réel et nous permettent d’organiser notre environnement social en catégories – par exemple, la catégorie de ceux qui savent gérer leur consommation et la catégorie de ceux qui y succombent en raison d’une faiblesse de caractère. Les préjugés sont accompagnés de sentiments tantôt négatifs et tantôt positifs. Ils ont pour fonction de renforcer la cohésion du groupe d’appartenance par l’attribution de caractéristiques négatives ou menaçantes aux autres. Ce n’est donc pas par hasard que l’on évoque le plus souvent les jeunes toxicomanes ou les alcooliques clochardisés lorsqu’on parle des dépendances. Cela permet en effet de laisser dans l’ombre l’ampleur des problèmes générés par les manières de boire «normales» dans notre société.
Il est nécessaire et normal d’avoir des préjugés. Il convient cependant de ne pas oublier le grand nombre de problèmes interpersonnels qu’ils génèrent. Si on veut qu’il en soit autrement, la meilleure chose à faire est de reconnaître que tout le monde a des préjugés et que personne n’en veut. À lui seul, l’individu ne peut malheureusement pas dépasser les préjugés car les médias et la politique jouent parfois en virtuoses avec ceux-ci. C’est pourquoi il faut mettre en place des mesures éducatives pour nuancer tout à la fois nos représentations de nos manières de boire et nos préjugés envers les personnes que nous avons tendance à considérer globalement comme des ivrognes.