novembre 2001
Thierry Juvet (Fondation les Oliviers)
Ma première envie a été d’intituler cette contribution le courage du changement; j’ai renoncé rapidement à cette intention afin de ne pas donner du poids à ce courant de pensée moderne et post-moderne qui, idéologiquement, veut valoriser le changement en tant que tel, comme s’il était une valeur ultime de notre société.
Le changement en lui-même n’est pas une valeur; il n’est pas forcément un acte de courage. Au contraire, il peut être un acte de veulerie, s’il est décidé pour céder à une pression, à un courant majoritaire ou s’il est décidé dans le seul but de préserver une relation.
Même si nous souhaitons amenuiser cette réalité, l’institution résidentielle a un “dedans” et un “dehors”. En réalité, toutes les institutions, même les plus “ouvertes” dans leur mission, ont un “dedans” et un “dehors”. Pour les institutions résidentielles, cette réalité est davantage visible par la symbolique des bâtiments et des murs. Ainsi, les facteurs qui peuvent amener à un changement, les demandes ou les pressions ont des origines soit internes, soit externes.
Toute la question du courage se développe pour moi dans la capacité de remettre en question ce qui paraît évident, d’accepter l’interpellation quelle que soit son origine, de “changer de lunettes” pour examiner les questions soulevées et de prendre une décision, de changement ou de maintien de la situation, selon ce qui paraît juste, et en dépit de toutes les pressions: “on a toujours fait comme ça” ou “vous n’avez toujours pas changé cela”.
Oser réfléchir le plus possible affranchi de toutes les pressions, oser prendre en compte des changements de réalité, oser entendre des demandes qui paraissent impossibles ou qui remettent en question des habitudes, oser demander des regards extérieurs, des avis de personnes qui n’ont pas forcément et à coup sûr le même avis que nous, pour enfin prendre une décision quelle qu’elle soit, toute cette démarche est un acte de courage.
C’est la démarche en tant que telle et la décision qui en découle qui demandent du courage et non pas le changement en lui-même. Pour illustrer de telles démarches, je vais partager maintenant deux situations que nous vivons à la Fondation Les Oliviers.
L’abstinence est un moyen thérapeutique très important pour une institution résidentielle. Heure après heure, jour après jour, l’usager est en contact avec l’équipe d’une part et les autres usagers d’autre part. Pour que ces rencontres soient porteuses de découvertes, de relations renouvelées et différentes, il est essentiel d’avoir à faire à la personne elle-même et non plus à la personne masquée par le produit. La vie sans produit est une étape vers la vie hors produit.
De plus, la gestion de la vie de la maison serait impossible sans une règle claire qui permet d’avoir une attitude simple et rassurante pour les usagers face aux produits. La notion de “bas seuil”, peut-être possible dans une institution vouée à l’accueil, ne peut pas se vivre en institution résidentielle de traitement de la dépendance et de réinsertion sociale et professionnelle.
Notre outil de traitement et de réinsertion sociale et professionnelle est performant et nous connaissons bien le cheminement de la personne abstinente au travers des différentes étapes de nos divers programmes. Nous avons développé des outils d’évaluation de ce cheminement qui nous permettent, grâce à un certain nombre de points de repère, de savoir le plus objectivement possible comment se déroule le séjour et où en est la personne dans ses objectifs.
Aujourd’hui, un certain nombre de personnes polydépendantes sont sous traitement de substitution à la méthadone, justement pour être stabilisées en vue d’une réinsertion sociale et/ou professionnelle. En parallèle, certaines de ces personnes font une démarche d’arrêt de consommation d’alcool. Une institution comme la nôtre devait-elle mettre à disposition des ces personnes, et donc du réseau, notre outil de traitement et de réinsertion? Si oui, comment et pourquoi? Si non, pourquoi?
Notre démarche nous a conduits par différentes étapes à décider d’ouvrir nos programmes à de telles personnes. Tout d’abord, nous avons dû entendre le besoin du réseau et accepter d’entrer en réflexion devant une demande qui, à première vue, était incompatible avec nos habitudes.
En parallèle, il nous a fallu faire un travail de clarification interne pour que notre cohérence institutionnelle ne soit pas simplement mise de côté, mais pour qu’elle se rééquilibre sur une base un peu différente.
Il nous a donc fallu clarifier notre pensée et notre attitude face à ce produit particulier qui engendre la dépendance. Pour cela, nous avons fait appel à des spécialistes externes à l’institution afin d’apprendre et de comprendre avec eux ce qu’est ce produit. Tout ce travail nous a permis de choisir une attitude qui permet l’accès de nos programmes à ces personnes tout en préservant notre cohérence institutionnelle: nous avons décidé de reconnaître la méthadone administrée de façon contrôlée comme un médicament. Dès lors, nous avons pu poser des limites claires à certains types de consommation de la méthadone qui font sortir du cadre fixé. La gestion des prescriptions est de la responsabilité du “service” placeur, alors que la gestion de la prise elle-même nous appartient; ces champs de responsabilité ont été définis clairement dans un protocole (cf. plus loin).
A ce stade, la décision était possible et nous avons tenté l’expérience pour quelques mois. Durant ce laps de temps, nous avons dû affiner notre choix en répondant au fur et à mesure aux problèmes posés par notre décision.
Nous nous sommes retrouvés face à une population inconnue, avec des comportements dont il nous était difficile de déterminer s’ils étaient dus au produit ou à un dysfonctionnement de la personne. Certaines observations fines de notre système d’évaluation ont dû être reconsidérées.
Nous avons dû aussi définir des quotas par rapport à notre population “habituelle” afin de ne pas déséquilibrer l’ambiance de maison et de ne pas désécuriser les autres usagers.
Enfin, nous avons établi un protocole d’accord entre le centre demandeur (en l’occurrence Saint Martin) et nous, puis, par extension avec tous les médecins qui souhaitent placer quelqu’un sous méthadone dans notre institution. Ce protocole est relativement contraignant pour le service “placeur”, mais il est absolument indispensable. Il a d’ailleurs fait des émules puisqu’il a été repris par de nombreuses autres institutions.
Pour résumer ce changement, il a modifié considérablement certains de nos mécanismes internes, mais aussi nos relations avec d’autres services du réseau.
Parallèlement, ce changement que nous vivions a exigé de ces autres services une modification de leurs relations avec nous, ils ont dû s’intéresser davantage à notre Fondation et en particulier à nos programmes de traitement et de réinsertion, afin de mieux comprendre ce que nous faisons et comment nous le faisons. De même que nous avons été enrichis de ces contacts intenses, nous pensons qu’ils l’ont été également. C’est une bonne manière de sortir des clichés, des images anciennes que nous pouvons avoir les uns des autres.
Voici maintenant la deuxième illustration de ces démarches de changement. Elle a ceci de particulier qu’elle démontre plus fortement qu’un changement de vision à l’intérieur d’une institution va ensuite demander beaucoup de courage au reste du réseau pour entrer à son tour dans une démarche parallèle de changement de point de vue.
L’institution résidentielle, fermée sur elle-même et persuadée que seule la personne en difficulté avec sa consommation d’alcool qui entre en traitement dans ses murs peut s’en sortir n’a finalement jamais existé. De même, l’institution ambulatoire persuadée que “résidentiel = prison” et donc perte de dignité et de liberté individuelle n’a jamais existé.
Par contre, des divergences de point de vue, d’approches de la dépendance et de son traitement ont existé, existent encore et existeront certainement encore à l’avenir.
De ces divergences ont pu naître des murs de séparation, en particulier entre les institutions ambulatoires et résidentielles, mais aussi entre institutions offrant le même type de prestations.
Aujourd’hui, nous devons avoir le courage de reconnaître clairement ces divergences, d’en parler ouvertement afin de les cerner au mieux et le plus objectivement possible, de les dépasser et de travailler ensemble malgré elles, en bons professionnels. Pour cela, il faut du courage! Le vrai courage consiste à confronter les points de vue divergents et à les rendre complémentaires, plutôt que de fuir la différence. Il consiste à oser des changements dont les bénéficiaires seront les personnes souffrant de dépendance.
Nous – résidentiel – avons à prendre conscience et intégrer profondément que nous ne sommes qu’une étape dans le parcours de la personne dépendante. Cette étape peut prendre différentes formes, selon la façon dont se déroule le séjour (interruption ou non, utilisation maximum du programme ou non, court, moyen ou long terme, etc.). Elle peut être répétitive. Ainsi, notre action doit de plus en plus tendre vers la sortie, vers une sortie bien préparée en collaboration avec les acteurs de la suite de l’accompagnement.
Ce changement s’est déjà amorcé aux Oliviers par la mise en place de la phase dite de “consolidation” qui doit permettre un passage harmonieux de la fin du programme thérapeutique vers le réseau d’accompagnement de la suite du parcours. Cette phase évite justement une fin trop brusque et permet à l’usager de mieux vivre, et donc de mieux comprendre, que le séjour en tant que tel n’est pas une fin en soi, mais qu’il fait partie d’un programme, et que celui-ci s’intègre dans différentes étapes d’accompagnement. La mise en place de cette phase est une réelle chance pour l’usager de sentir la réalité du réseau. Nous sommes là justement à la frontière entre le “dedans” et le “dehors” de l’institution. Un tel changement ne peut porter ses fruits que si l’ensemble du réseau y participe en modifiant son point de vue sur le résidentiel et s’il assouplit aussi sa frontière. Pour le dire autrement, la collaboration, en amont comme en aval du séjour, doit impérativement s’étendre.
Pour cela, le courage de la remise en question n’est plus l’apanage des institutions résidentielles. Il faut que l’ensemble du réseau envisage de changer son point de vue. De cette façon, un séjour résidentiel sera de plus en plus un condensé thérapeutique pour le traitement de la dépendance et une réinsertion sociale et professionnelle qui devra s’inscrire harmonieusement et naturellement dans le suivi de l’usager. Ainsi, davantage d’usagers pourront profiter des outils dont disposent les institutions résidentielles et dont les divers services ambulatoires ne peuvent, par définition, pas disposer (encadrement 24h/24h, fréquence élevée des groupes de parole, des entretiens individuels, interactions dues à la vie collective, réentrainement au travail, etc.).
De cette façon, il nous sera possible d’envisager une orientation efficace de la population alcoolodépendante avec, comme bénéfice immédiat, un soulagement des collaborateurs de l’ensemble du réseau. En effet, si le bon outil est utilisé au bon moment, le travail est bien moins fatigant. De plus, la solitude de collaborateurs isolés diminuera simplement par les contacts entre collaborateurs de diverses institutions. C’est le passage de la notion d’équipe pluridisciplinaire intra-institutionnelle à la notion d’équipe transinstitutionnelle. Pour que cela fonctionne, et que le “résidentiel” ne soit plus proposé majoritairement comme solution “quand on ne sait vraiment plus que faire de la personne qui dysfonctionne”, il faudra avoir le courage de proposer des séjours de plus en plus tôt dans le parcours selon cette nouvelle vision (“frontière” en amont): le séjour permettra ensuite un accompagnement ambulatoire plus efficace parce qu’il aura permis des pas importants et nouveaux (“frontière” en aval du séjour).
C’est pourquoi nous devons tendre à proposer des séjours le plus possible en début de parcours, selon le schéma phase aiguë – traitement intensif, phase de suite – accompagnement modulé ou, pour le dire autrement: l’accompagnement ambulatoire sera plus efficace et moins fatigant si la personne a retrouvé (ou a pu préserver) son insertion socioprofessionnelle, ou en tous cas si elle a reçu des outils qui lui permettent une recherche de travail par exemple.
Les démarches de changement demandent de l’énergie. Elles sont d’autant plus fatigantes quand elles ne sont pas prises dans un processus plus large, dans une vision globale qui permet de donner du sens à ce que nous faisons. J’espère avoir pu, par ces quelques lignes, encourager mes collègues à entrer dans des démarches de changement en vue d’améliorer les prestations de notre réseau au profit des usagers.