novembre 2001
Laurence Fehlmann Rielle (FEGPA)
La prévention des problèmes liés à l’alcool et plus généralement le domaine de l’alcoologie sont confrontés depuis des décennies à une certaine indifférence, voire un réel déni, de la part de la société. Si cette situation s’explique, sans se justifier, par la forte intégration du produit alcool dans notre culture, cela se traduit par un manque de reconnaissance des intervenants de ce domaine, un déficit de moyens et une volonté politique défaillante. En effet, peu de cantons ont formulé une véritable politique de l’alcool. On en veut pour preuve que l’utilisation de la dîme de l’alcool est extrêmement variable selon les cantons.
Néanmoins, il convient de relever qu’une campagne nationale de sensibilisation a été lancée par la Confédération depuis 1998 et qu’un plan national a été élaboré par la commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool, ce qui est le signe d’une prise de conscience de l’importance des impulsions à l’échelon national. Il était temps que les choses bougent car, en 1989, la même commission avait produit un rapport bien documenté qui donnait toutes les pistes nécessaires à la mise en œuvre d’une politique de prévention de l’alcoolisme efficace. Autre signe d’ouverture intéressant, la Régie fédérale des alcools s’est montrée plus dynamique que par le passé, notamment sur la question de la protection de la jeunesse sous l’angle de l’application de la législation interdisant la vente d’alcool à des mineurs. Plusieurs initiatives ont été prises afin de favoriser une réelle application de la législation et de coordonner les actions en lien avec les cantons. De même, des mesures ont été prises en 1997 par la Régie pour enrayer l’effet des alco-pops et autres designers drinks, notamment en les assimilant à des alcools forts ce qui a eu pour effet de limiter leur publicité et de les interdire aux moins de 18 ans; de plus, les taxes qui ont été introduites à leur encontre ont permis une diminution drastique des ventes.
Tout en saluant ces mesures à mon sens très importantes, on ne peut s’empêcher de penser que ce qui est réalisable s’agissant de produits importés, est beaucoup moins évident pour des produits “bien de chez nous”. À cet égard, certains se souviendront qu’en 1998, l’initiative parlementaire de Mme Gonseth proposant une imposition du vin, a été très sèchement rejetée. Il ne fait donc pas bon s’attaquer au fruit fermenté de la vigne sous nos latitudes… L’argument était pourtant pleinement rationnel puisqu’il s’agissait de mettre toutes les catégories d’alcools sur le même pied afin de couvrir, grâce à un impôt raisonnable, les coûts sociaux engendrés par l’alcoolisme. Le vin représentant 50% de la consommation globale d’alcool pur en Suisse, il n’y avait rien d’absurde à prévoir une imposition de ce produit au même titre que les spiritueux.
Pendant longtemps, la prévention a été synonyme d’information, mais l’on s’est aperçu que cette approche était un peu courte et que, si l’information était une condition nécessaire à une politique de prévention cohérente, celle-ci n’était pas suffisante. Il est maintenant largement reconnu que l’information doit être complétée par des programmes éducatifs adaptés à la population visée, principalement les jeunes, afin de favoriser des choix adéquats. L’objectif de ces programmes est généralement de permettre le développement des compétences sociales nécessaires aux individus en vue de faire face aux multiples risques et tensions de la vie quotidienne. La prévention ne doit pas s’exercer sur des sujets passifs, mais avec des personnes autonomes, capables d’esprit critique. Cette conception de la prévention s’appuie sur une vision globale de la santé qui comprend le bien-être physique, psychique, mais aussi la qualité de vie et donc les rapports aux autres et à l’environnement. La prévention primaire agissant essentiellement à l’échelle du groupe, elle devra, pour avoir quelques chances d’efficacité, agir dans les domaines social, culturel, éducatif, médical, mais aussi dans la sphère juridico-politique et économique.
La prévention de l’abus d’alcool ne fait pas exception et il convient d’agir à la fois sur la demande, par des mesures éducatives, et sur l’offre du produit, par des mesures structurelles (imposition, contrôle de la production, limitation de la publicité, etc.). Si plus personne ne conteste le bien-fondé des mesures éducatives, il en va tout autrement des mesures d’ordre structurel auxquelles il est fait référence plus haut. En effet, si l’éducation à la santé contribue à terme à former des futurs citoyens et citoyennes avertis, elle n’est pas ressentie comme directement menaçante alors que d’autres démarches sont perçues comme mettant en question des valeurs établies et surtout des intérêts économiques séculaires.
ÀA travers quelques exemples, on tentera de montrer qu’il faut une certaine dose de détermination pour secouer des principes bien ancrés et faire avancer la cause de l’alcoologie comme problème majeur de santé publique.
Ces initiatives, lancées en 1989 par des associations proches des milieux d’abstinence, ont été soumises au peuple en novembre 1993 et largement rejetées. Des aspects de la campagne précédant la votation sur cet objet me semblent intéressants à relever. Rappelons que ces initiatives demandaient l’interdiction totale de la publicité pour l’alcool et le tabac et la suppression du sponsoring de manifestations par des marques d’alcool et de cigarettes. Le contexte de crise économique dans lequel se trouvait la Suisse à cette époque était particulièrement défavorable à de telles initiatives qui ont néanmoins permis un débat intense car chaque camp a “radicalisé” sa position.
Du côté des milieux antitabac, les professionnels et représentants des milieux associatifs se sont montrés d’emblée favorables aux initiatives alors que dans les rangs de la prévention de l’alcoolisme et de l’alcoologie, les positions ont été beaucoup plus mitigées. Si l’ISPA et le GREAT ont soutenu le principe de ces initiatives (tout comme la FMH et l’Association suisse des infirmier·ère·s pour ne citer que celles-là), les membres à titre individuel n’étaient pas vraiment convaincus, de sorte qu’il n’y a pas eu de relais efficaces au niveau des cantons. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence d’engagement:
Ces initiatives ont néanmoins permis de relancer le débat sur le rôle de la publicité, en affinant les arguments, de renforcer les milieux de la santé publique comme groupe de pression et de réfléchir à des alternatives à la publicité alcool/tabac. Par exemple, des contacts ont été pris avec la Victoria Foundation (Etat du Victoria, Australie) qui parraine un certain nombre de manifestations grâce à un fonds constitué pour éviter les marques de cigarettes et d’alcool. À un échelon plus local, c’est à partir de cette période que la FEGPA et le CIPRET ont développé à Genève leur politique de parrainage de manifestations sportives et culturelles, de même que l’AT (Association pour la prévention du Tabagisme) à Berne dans le cadre de sa campagne “Nouveau plaisir sans tabac”. Cela a été rendu possible par l’octroi de moyens financiers supplémentaires et cette démarche, dûment argumentée, s’est accompagnée d’un travail de sensibilisation des pouvoirs publics, en particulier à Genève, auprès du Département de l’action sociale et de la santé.
À l’occasion du toilettage de la loi cantonale sur les procédés de réclame, un épisode significatif s’est déroulé au sein du microcosme politique genevois. La majorité parlementaire composée de la gauche plurielle (Socialistes, Verts et Alliance de Gauche) a estimé important d’introduire un article interdisant la publicité pour les boissons alcooliques et les produits du tabac, non seulement sur le domaine public (qui fait déjà l’objet d’une convention entre l’Etat, certaines communes et la Société Générale d’Affichage) mais aussi sur le domaine privé (façades d’immeubles, palissades de chantiers, etc.) visible du domaine public. Cette simple mesure a provoqué une levée de bouclier de la part des milieux concernés et bien sûr de leurs relais au Grand Conseil. C’est ainsi que le débat s’est poursuivi durant trois sessions tant les passions se sont focalisées sur cet aspect, reléguant les autres modifications de la loi au deuxième rang.
Cette disposition a finalement été adoptée mais a fait l’objet d’un recours au Tribunal fédéral qui est toujours pendant. À noter qu’une concession avait néanmoins été faite à l’égard de l’alcool, puisqu’on avait exclu de la disposition les boissons titrant moins de 15 degrés.
Parmi les arguments classiques portant sur l’inutilité et le côté “abusif” de cette mesure, l’ensemble de la politique sur la toxicomanie a été évoquée, les opposants à cette disposition stigmatisant la rigidité des tenants d’une réglementation de la publicité alcool/tabac en contrepartie d’un laxisme dont ils feraient preuve à l’égard des problèmes liés aux drogues illégales! Au-delà du débat partisan où l’on fait feu de tout bois, il convient de rappeler la nécessité d’expliquer aux citoyens moins versés dans ces questions la cohérence d’une politique en matière de dépendances où l’on prône de maintenir ou d’introduire une réglementation sur les produits légaux longtemps banalisés, surtout vis-à-vis des jeunes, tout en prônant la dépénalisation de la consommation des drogues illégales et en soutenant les programmes permettant aux personnes dépendantes d’avoir accès à des soins de base et à des traitements spécifiques.
Comme toutes les mesures ciblant la politique de l’alcool, cette question est latente depuis de nombreuses années et a fait l’objet de multiples tergiversations. Sans entrer dans l’argumentation en faveur de cette mesure qui semble maintenant acquise pour la majorité de la population (cf. le sondage effectué récemment par l’Office fédéral de la statistique), bornons-nous à relever que le Conseil fédéral à qui revenait de décider l’introduction du 0,5 pour mille s’est vu dépossédé de cette compétence au profit de la commission des transports et de la sécurité du Conseil national. Cette manœuvre est une tentative supplémentaire pour retarder la prise de décision qui devrait aboutir parallèlement à la révision de la Loi sur la circulation routière prévoyant notamment des contrôles systématiques du taux d’alcoolémie (et non plus sur présomption de l’ébriété).
Dans ce débat, on assiste à un affrontement avec des clivages croisés puisque les partis de droite romands y sont opposés alors que les milieux politiques suisses alémaniques sont plutôt ouverts à cette mesure. Cependant, les lobbies de la voiture, des producteurs et distributeurs de boissons alcooliques pèsent d’un poids important dans le rang des opposants.
Les milieux de la prévention et de la santé publique ne doivent donc pas laisser échapper cette occasion de réaffirmer leur position à ce sujet et de faire pression pour que les parlementaires prennent enfin une décision dont les tenants et les aboutissements ont déjà été longuement discutés et pesés, y compris dans les pays voisins. À cet égard, nous avons une responsabilité particulière puisque les opposants en Suisse romande occupent une position-clé dans ce débat.
Une démarche a été faite auprès des parlementaires romands, par le groupe alcool du GREAT, et il est à souhaiter que d’autres lui emboîtent le pas dans ce sens.
Le leitmotiv de la 5e Journée sur le thème de l’alcool du 8 novembre 2001, “Face au problème de l’alcool, le courage de faire le pas”, présente le grand intérêt d’inciter chacun d’entre nous à se poser quelques questions sur son rôle possible pour faire avancer le débat, que cela soit en tant que politicien·ne, professionnel·le du domaine de l’alcoologie, représentant·e des médias, proche d’une personne dépendante, personne alcoolique ou même producteur et distributeur d’alcool…
Persuadée (au risque de me répéter) qu’une politique de prévention équilibrée doit être fondée sur des mesures d’ordre éducatif ainsi que sur des moyens susceptibles de réduire la disponibilité du produit par la fiscalité, l’augmentation du prix, la restriction de la publicité, le respect de la législation, etc., il est grand temps de concrétiser et de systématiser le lobbying nécessaire à faire passer ces messages.
S’il n’est pas réaliste de demander aux professionnels du terrain de se transformer en lobbyistes chevronnés, des initiatives individuelles ou coordonnées (écrire une lettre de lecteur, interpeller les parlementaires de sa région, …), mises bout à bout, auront un effet multiplicateur et donneront plus de crédibilité aux institutions spécialisées pour agir.
Le courage de faire le pas peut aussi se concrétiser par la remise en question des pratiques habituelles qui ont fait leur preuve à un certain moment mais ne répondent plus toujours aux exigences actuelles et l’ouverture à des options thérapeutiques nouvelles qui bousculent nos principes et nos acquis.
ÉEtant situés dans le début de l’histoire de la santé publique et face à la volonté d’appréhender l’alcoologie comme une discipline globale, on ne peut se dispenser de mener une réflexion sur les dimensions politiques et économiques influençant les décisions dans ce domaine et comme base d’une action collective et concertée.