novembre 2001
Que veut dire, pour vous, avoir du courage?
LJ: C’est avoir un certain élan face à un acte qui est difficile à poser. C’est somme toute la force qui donne l’impulsion d’oser. Le courage a pour moi une connotation héroïque avec laquelle j’ai un peu de peine (sauter à l’élastique demande du courage pur). Certes, il faut parfois du courage, mais c’est autre chose que l’héroïsme qui le motive chez moi.
ASL: Courage… : fermeté d’âme devant le danger, la souffrance… Pour moi, c’est une notion assez désuète qui implique un sentiment d’instance, d’être supérieur… de «héros malgré lui». C’est un sentiment de bravoure permettant d’agir malgré les difficultés.
JBD: Avoir du courage, c’est peut-être faire face à ce qui pourrait être évité.
DP: Pour moi, le courage c’est d’être soi-même. Oser s’assumer avec ses limites, ne pas les cacher. Oser poser des actes correspondants non seulement à ce qu’on dit, mais surtout à ce qu’on pense. Ainsi, avoir du courage c’est prendre des risques en sachant qu’on en prend et en assumer les conséquences.
FG: Le courage est souvent assimilé à la force et à la ténacité. Même si, dans le soin aux personnes dépendantes, la ténacité est primordiale, il faut surtout faire preuve d’humilité et parfois reconnaître ses limites et ses incompréhensions. Le courage consiste alors peut-être à admettre ses faiblesses.
FC: Le courage est une attitude entreprenante dans laquelle je me situe en acteur: Dire ou s’engager par des actes pour une cause impopulaire ou taboue peut être courageux car cet engagement peut provoquer chez l’autre une série de réactions imprévisibles et surprenantes.
PA: Est-ce courageux que de décider de sortir du lit, matin après matin? Il y a ceux qui ont avec le courage la même relation que Monsieur Jourdain avec la prose… Ce qui est courageux pour l’un est inconscience pour l’autre, et d’une grande banalité pour certains… Je crois aussi qu’il y a de la rage dans courage, que les deux peuvent être contagieux …
Estimez-vous avoir du courage en général?
LJ: Je ne crois pas … si je comprends le courage en terme héroïque. Je suis davantage quelqu’un qui suit sa ligne et ses intuitions et si je me bats pour une cause c’est alors que je trouve le courage de dire ou poser des actes par foi et convictions.
ASL: Étant une personne très dynamique, ayant souvent de l’énergie à revendre et aimant vivre de manière très «carpe diem», j’aime agir spontanément. Je profite de l’instant présent avec enthousiasme et vitalité. Tout ça me permet de faire face aux difficultés, ce qui annule la notion de «courage».
JBD: Je ne crois pas être spécialement courageux, en tout cas pas au sens où on l’entend le plus souvent. J’ai peu d’affinités pour le saut à l’élastique et ne serai probablement pas parmi les premiers qui iront passer leurs vacances sur la lune.
DP: Je pense avoir un certain courage plutôt qu’un courage certain. Lors de situations professionnelles exigeant du sang-froid, je fais face. Par contre, lors de contacts avec les nombreux professionnels du social et de la santé, je n’ai pas toujours le cœur et l’énergie de réagir quand je ne suis pas d’accord avec ce que j’entends.
FG: Je ne dirais pas courage mais plutôt une forte croyance en la capacité de l’homme à reconstruire sur des ruines. Le courage, dans la pratique alcoologique, s’apparente plutôt à la patience.
FC: Oui, mais pas dans tous les domaines!
PA: Comment savoir si on peut avoir du courage en général? Car il est évident que l’on ne peut dissocier l’acte du contexte dans lequel il se déroule. Je crois qu’il y a des courages ordinaires, ceux qui nous font assumer chaque jour notre lot de responsabilités, et puis des situations particulières, plus ou moins ponctuelles, où il faut poser une parole, un acte qui engagent, qui seront véritablement décisifs, parfois pour la survie…
Faut-il du courage pour travailler dans le domaine de l’accompagnement des personnes alcooliques ou de la prévention? Si oui pourquoi? Si non pourquoi
LJ: Non, moins que dans certaines professions: une ouvrière d’usine qui fait un travail monotone et mal payé qui, en rentrant à domicile, trouve encore les tâches ménagères ou les enfants dont il faut s’occuper; cela relève certainement plus du courage que ma tâche auprès des personnes dépendantes. J’ai du plaisir à faire ce travail, à rencontrer des personnes à part entière comme vous et moi, avec leurs difficultés aussi, qui se traduisent, chez elles, par un problème d’alcool.
Le courage peut aussi se mesurer en termes de durée d’accompagnement; il n’est pas toujours facile de rester en relation avec une personne qui est en colère, ou ambivalente, ou qui évolue à mes yeux trop lentement.
ASL: Avant tout, il faut être professionnel. Ça n’a rien avoir avec le courage. Je travaille avec des êtres humains, donc je travaille tout simplement avec «mon cœur».
JBD: Pas spécialement ou pas plus que dans d’autres disciplines qui prennent en charge des maladies chroniques. Maladie chronique implique d’une part que seule une prise en charge au long cours permet parfois d’améliorer l’état de santé et la qualité de vie de nos patients et d’autre part que la guérison est peu probable ou impossible, ce qui demande une certaine dose d’humilité de la part des soignants. Les soignants doivent être courageux dans le sens où il doivent accepter leur limites et l’échec relativement fréquent des traitements, puisque seuls 50% des patients s’améliorent après traitement.
DP: Sur le superbe site Citations du Monde j’ai trouvé la phrase suivante : «Le courage de la goutte d’eau, c’est qu’elle ose tomber dans le désert» de Lao She. Elle exprime le type de courage qu’il faut avoir dans le travail avec les personnes dépendantes. La sagesse et l’humilité devraient en découler. Mais le plus grand courage à l’heure actuelle, c’est de faire ce travail dans un contexte économico-administratif aussi incertain, faisant de la gestion des institutions s’occupant de personnes dépendantes une mission impossible. C’est, par exemple, lire une circulaire de l’Office Fédéral des Assurances Sociales au milieu du mois de juillet.
FG: Pas plus que dans d’autres domaines, par contre, il faut un certain goût pour les «zones d’ombres» de l’être humain. Ces zones qui amènent la personne dans la souffrance psychique et physique qu’aucun discours rationnel ne peut modifier. L’alcoolisme est une de ces zones d’ombres; je retrouve souvent les patients à travers la définition de Jean Raynaut1, alcoologue français, qui décrit l’alcoolisme comme «une insoumission de l’esprit sur l’être corporel».
FC: Travailler dans l’accompagnement de personnes alcooliques ne demande pas de faire acte de bravoure. Par contre, le courage de s’engager en tant que personne avec ses convictions, ses valeurs et ses capacités est indispensable car la personne dépendante de l’alcool a besoin d’un professionnel «Être Humain» afin d’être accompagnée dans son chemin de vie.
PA: De quel courage parle-t-on? Du courage de Pénélope et de tous ceux, confiants ou «bornés», qui remettent inlassablement l’ouvrage sur le métier? De celui du pèlerin? Suivre chaque jour son itinéraire vers une destination annoncée ou sur un chemin qui est son propre but? Le courage de Don Quichotte, celui d’Indiana Jones? … Des formules toutes faites à l’usage des personnes dépendantes traduisent parfois courage par «la volonté de s’en sortir». Elles omettent en général de préciser que c’est bien souvent d’un labyrinthe qu’il s’agit de trouver l’issue! Le courage de l’accompagnant est-il donc d’entrer lui aussi dans ce labyrinthe (s’il n’y est déjà…)? De vouloir en dresser le plan? Ou d’oser affirmer que nos connaissances en «labyrinthique» ne donnent qu’une vision partielle du domaine?
Aimez-vous parler de votre travail à vos connaissances, amis, famille?
LJ: Si j’aime? Oui, je crois, sans pour autant en faire un plat… Si on vient sur le sujet, j’en profite dans le sens d’ouvrir les personnes à une meilleure compréhension vis-à-vis de la maladie et des personnes qui en souffrent. C’est souvent, bien sûr, l’occasion des éternelles boutades autour de l’alcool.
ASL: Il est rare que ça soit un sujet de discussion. Pour ça, j’ai mes collègues et je profite de la supervision d’équipe. Parfois, il m’arrive d’être interpellée en dehors de mon activité professionnelle, vu mes différents engagements socioculturels, au mieux possible, j’essaie de dévier la conversation.
JBD: Mon travail est riche, diversifié, fait de beaucoup de satisfactions et parfois de difficultés que je partage avec mes proches. C’est cependant plutôt les autres qui ont tendance à aborder les questions qui tournent autour de l’alcool dans nos discussions: «C’est quoi être alcoolique?», «Trop, c’est combien?» ou alors plutôt sous forme de boutade: «Dommage, tes patients ne t’offrent pas de bouteilles à la fin de l’année».
DP: Le contact permanent avec des personnes devant se priver d’alcool m’oblige à être en réflexion quant à ma propre relation à l’alcool. Ainsi, mes connaissances sont entraînées dans cette réflexion, car il est peu de moments dans la vie de famille ou avec des amis où l’alcool est totalement absent. À la différence des drogues illégales, chacun connaît quelqu’un concerné ou se sent concerné lui-même.
FG: Travailler dans le relationnel implique forcément des conséquences sur sa vie privée. Partager avec des proches des situations complexes peut être parfois soulageant, mais n’est que très rarement suffisant, il faut pouvoir intégrer l’impuissance dans laquelle nous place parfois le patient.
FC: Je parle volontiers de mon travail, mais seulement lorsque mes proches me questionnent à ce sujet, préférant ne pas mélanger vie professionnelle et privée ainsi que ne pas imposer à mon entourage d’entrer en discussion sur un thème qui pourrait les gêner. Vous savez, la grande majorité des adultes consomment de l’alcool et peu sont au clair face aux risques encourus par une consommation abusive.
PA: Entre amis, avec sa famille, on parle volontiers de ce qu’on vit, de ce qui nous affecte. Puisque mon job comporte des aspects qui justement concernent tout un chacun, il est logique que cela ressorte dans la conversation! Le thème est inépuisable et les points de vue si variés, comme pour tout se qui touche à nos choix de vie … J’aime volontiers parler de mon travail. Mais ce que je préfère encore, c’est lorsqu’une discussion, partie parfois d’un lieu commun, mène les interlocuteurs sur un terrain plus personnel. Là où l’on peut parler en confiance et prendre un risque qui en vaille la peine: celui de s’ouvrir, de se révéler tel que l’on est. Mais là, parle-t-on encore boulot?
Comment réagissent les personnes à qui vous parlez de votre travail?
LJ: Elles sont diverses et reflètent bien la perception que la population a de l’alcoolisme, soit:
«Ah, bon !» Et on passe sur le sujet rapidement, car il n’a pas son intérêt.
Une autre réaction inverse est de trouver un intérêt, chercher à mieux comprendre et là en général, s’instaure une discussion franchement intéressante.
Une autre que je qualifie de «gentille»: – «Eh bien, c’est pas évident, c’est un sacré problème, vous avez bien du courage de faire ce travail, je ne pourrais pas le faire!». Cette réaction évite en général d’aller plus loin dans la discussion et me laisse perplexe.
Une autre plus hostile, non face au travail en lui-même, mais envers les personnes alcooliques qui sont perçues ici comme des gens sans volonté, mensongères qui ont peu de chances de s’en sortir et avec, en prime, la question sous-jacente et non dite: «En valent-elles bien la peine?»
ASL: Ils connaissent mon activité professionnelle, mais la pratique de mon champ d’action leur importe peu.
JBD: Les gens sont plutôt intéressés. Les réactions sont en général favorables au fait que le système de santé mette au point des stratégies de dépistage en relation avec des comportements de santé à risque, avec alcool en particulier. Auprès des collègues des autres disciplines médicales, les réactions sont peut-être plus partagées entre l’intérêt et l’amusement, l’alcoologie n’étant pas considérée comme une branche médicale à part entière. Un certain nombre de médecins doutent de l’efficacité des traitements à disposition, cela malgré l’abondance de données issues d’études scientifiques de bonne qualité qui montrent l’efficacité du dépistage, des conseils adaptés et de l’orientation des patients qui présentent des problèmes d’alcool.
DP: Les personnes avec qui j’échange réagissent de manière positive. Le plus difficile reste d’admettre qu’on n’est pas tous égaux, en particulier devant l’alcool. Le déni de la différence est souvent comparable au déni du problème d’alcool.
FG: Les réactions vont de l’admiration excessive, «je ne sais pas comment tu fais…», à l’intérêt manifeste. Échanger avec des personnes extérieures aux soins permet souvent de constater que les clichés ont encore de belles années devant eux (l’alcoolisme synonyme de déchéance sociale par exemple…). La notion de dépendance comme maladie interpelle beaucoup les gens, la sempiternelle notion de volonté a encore pignon sur rue.
FC: Il est difficile d’en faire une généralité, mais les gens sont rarement indifférents. Deux attitudes font souvent suite à l’étonnement: l’intérêt accompagné de questions sur le sujet ou alors la gêne qui peut se manifester par un «Ah… bon!» suivi d’un long silence.
PA: Bien sûr, il y aura toujours les railleries moqueuses, les théorisations fumeuses et emberlificotées, parfois un silence gêné… D’autres fois, la conversation débouche sur l’évocation d’une expérience, d’une souffrance.