décembre 2018
Béchir Bouderbala (NORML France)
Nous ne sommes pas des usagers mais des citoyens. Nous ne défendons pas notre “droit aux drogues”, nous défendons l’égalité des droits face à l’ensemble des drogues. Nous ne sommes pas un syndicat car nous ne défendons pas non plus la somme de nos intérêts personnels, mais l’intérêt général, et c’est pourquoi nos idées ne peuvent être fondées sur des arguments discutables.
Enfin, nous ne travaillons pas pour un simple changement de législation, mais pour un réel changement de société : le meilleur moyen de réduire les consommations problématiques est bien de réguler pour contrôler et non d’interdire, véritable porte ouverte à toutes les dérives. Cela implique un glissement de paradigme du fantasme enfantin de l’éradication du chanvre vers la réalité des millions de français adultes qui ont choisi de consommer malgré l’interdit ; d’un produit très dommageable à un produit peu dommageable, sous tendu par la reconnaissance de l’usage responsable. Le fond de notre affaire est là : c’est bien de la société dont on parle, de ce qu’elle produit, de ce qu’elle encadre et de ce qu’elle autorise. Nous disons que la société de demain doit accepter le citoyen tel qu’il est, et non tel qu’elle voudrait qu’il soit. Il faut que la loi entre en adéquation avec les mœurs, il faut que les citoyens disent, comme Aimé Césaire : « Accommodez-vous de moi, je ne m’accommoderai point de vous ! » Et c’est la plus stricte des réalités aujourd’hui, puisque les consommations n’ont eu de cesse d’augmenter.
Notre engagement et celui de nos mille adhérents est de promouvoir une régulation responsable et pragmatique qui réponde aux objectifs de santé publique et qui respectent véritablement les droits humains fondamentaux, comme celui de disposer de son propre corps. Au fond, c’est une grande cause politique, celle pour une liberté qu’il faut retrouver, celle pour une égalité des droits, inspirée des batailles américaines, toutefois pleinement intégrée dans la vieille balustrade politique des « Droits de l’Homme » ou comme on préfère les désigner, des « droits humains ».
En matière pénale, ce qui compte, c’est « tout changer pour que rien ne change ». Depuis la loi du 31 décembre 1970, l’arsenal pénal destiné à lutter contre la demande de stupéfiants a subi plus d’une trentaine de modifications législatives, plus d’une centaine de décrets, arrêtés, plusieurs milliers de décisions de justice…
Peu importent les changements qui s’imposent çà et là, chaque jour. Les drogues en général et le cannabis en particulier sont considérés comme une question à laquelle la seule réponse probable est répressive.
Alors on change, on bouge la législation, on en déplace le curseur. Lorsque la gauche de Lionel Jospin arrive au pouvoir en 1997, elle publie une circulaire qui dépénalise en fait la possession d’une petite quantité de produit. À l’inverse, lorsque le personnel politique fait face au décès de la jeune Marilou, renversée par un conducteur roulant sans permis qui avait consommé du chanvre la veille, on change la loi non pas pour sanctionner la conduite « sous l’influence » des drogues, mais « après leur usage » afin de décourager un éventuel conducteur à consommer (Gouvernement J.P. Raffarin, N. Sarkozy, 2002).
À l’inverse, pour le reste, tout a changé.
Les citoyens sont majoritairement favorables à une évolution concrète de la législation et leur perception a grandement évolué. Ainsi, un sondage IFOP pour Terra Nova et Les Echos précise que le cannabis est d’abord perçu comme une question de santé publique. D’une part ils sont 82 % à souhaiter que son usage soit possible sous prescription médicale. D’autre part, ils considèrent très majoritairement que les politiques actuelles de lutte et de répression contre le cannabis sont inefficaces pour faire face aux trafics (78 %), pour limiter la consommation du produit (76 %) et pour prévenir les risques de santé (66 %). Dans les esprits, le principe d’une régulation progresse : ils étaient un quart des Français en 1996, ce chiffre a doublé en vingt ans et les citoyens en faveur d’une régulation constituent désormais une majorité silencieuse ou plutôt contrainte au silence sous peine de délit de présentation sous un jour favorable !
Il en est de même pour la justice. La perception des juges du fond a évolué : ils privilégient de plus en plus les alternatives à l’emprisonnement, sanctionnent de moins en moins et standardisent de plus en plus (bien qu’il reste quelques décisions abracadabrantesques, nous en parlerons plus tard). Pour la seule année 2016, une partie remarquable (un tiers) des interpellations pour usage simple de stupéfiants s’est soldée par exemple par un simple rappel à la loi.
Depuis les prises de positions de l’OMS et l’appel du British Medical Journal en juin 2016 en faveur de la régulation, les médecins changent progressivement de comportement : ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter une régulation et à s’intéresser à la question de l’usage médical du chanvre, bien qu’en France les positions réfractaires de l’ordre et de l’Académie de médecine freinent considérablement les ardeurs des professionnels de santé.
Cette inscription culturelle du chanvre et de ses usages dans la société française se traduit dans les médias au rythme des régulations menées à l’étranger, ou des dernières découvertes scientifiques concernant son potentiel médical.
À chaque décennie son lot de clichés erronés : de l’interdit dissuasif et la théorie de l’escalade (1970) au syndrome amotivationnel (1980) à la schizophrénie (1990) jusqu’à l’usage mortel au volant (2000). Il nous faut maintenant trouver l’étincelle qui fera enflammer le débat. Au fond, si la question est si difficile à apporter sur la scène politique, c’est que le sujet est particulièrement difficile à défendre lorsqu’on est un élu de la République…
À Paris, au Palais Bourbon il y a quelques semaines, une délégation de NORML France rencontre un député de la majorité présidentielle. Réputé proche du Président de la République, il avait tenu à nous inviter afin de discuter de ce sujet que beaucoup considèrent, en off, comme important.
Indécis au départ, les arguments se déroulent, les propositions sont réalisées, quelques points d’accord sont trouvés, sur la prévention à l’égard des publics les plus jeunes, et notamment des moins de 18 ans qui sont encore nombreux à expérimenter le cannabis (38 % selon la dernière enquête Escapad), et sur l’usage médical du cannabis – qui ne fait plus débat. Mais un désaccord demeure, celui sur la régulation.
Pour l’élu, les zones d’ombre sont trop nombreuses : Comment permettre une régulation qui ne provoque pas les mêmes erreurs que celles que nous avons commises sur l’alcool ou le tabac ? Comment insérer les tenants du trafic illicite d’aujourd’hui dans un cadre régulé ? Comment permettre aux citoyens de consommer sans les inciter à le faire ?
On répond : il faut légiférer à petite échelle, au niveau local, en poussant à la création d’associations de consommateurs, en renforçant l’économie sociale et solidaire, en indexant la taxation du produit sur le coût sanitaire, en mettant en place un budget qui flèche recettes et dépenses de manière automatique, en accompagnant la régulation de campagnes de consommation responsable, pour prévenir les risques liés à son usage.
La grande idée, c’est le Cannabis Social Club. Cette invention, tout droit sortie des têtes brunes de nos voisins catalans, constitue un modèle dont il faut s’inspirer ! Le Cannabis Social Club est une association réservée aux usagers de cannabis adultes qui organise la production et la distribution du chanvre en circuit court, dans un cadre non lucratif, de manière contrôlée et sécurisée. Il constitue un groupe d’auto-support qui a pour but de véhiculer les bonnes pratiques de consommation du chanvre et qui peut orienter vers des structures adéquates en cas d’usage problématique (CSAPA, CJC…). C’est également un modèle discret et non incitatif où il est nécessaire d’être coopté au préalable, et où la production répond à la demande, et non l’inverse. C’est enfin un club de passionnés férus du chanvre qui veulent avoir accès à des produits de qualité à un prix raisonnable : psychologue, professionnel de santé, jardinier, récolteur, extracteur, affineur, goûteur, gestionnaire ou simple dégustateur sont alors réunis sous un même toit pour collaborer.
L’idée d’une régulation à échelle humaine semble peut-être utopique. Alors, la régulation que l’on a présentée à ce député bienveillant s’éloigne sans doute du modèle étatiste traditionnel (monopole d’Etat ou réservé à de grosses entreprises), mais elle permet de résoudre bien des difficultés. Et l’argent est souvent mieux investi localement qu’à l’échelle nationale. À titre d’exemple, aujourd’hui, sur les jeux de hasard, les bénéfices récoltés par l’Etat sont en grande partie issus des deniers d’un usage problématique et ils ne sont pas redistribués dans la prévention ou dans la prise en charge de ces mêmes usagers.
Pour les dealers, il en est de même : les premières tentatives de réinsertion ont démontré leur échec, parce qu’elles étaient insuffisamment préparées, qu’elles ne tenaient pas compte de l’intérêt du citoyen à s’insérer réellement dans la société, qu’elles étaient faites, notamment dans les pays où les inégalités ethniques et raciales sont prononcées, en faveur des Blancs. Ainsi, ceux qui avaient échappé à la prohibition profitaient de la régulation sans que nul n’y trouve à redire. C’est pourquoi NORML France soutient une amnistie et un effacement du casier judiciaire pour tous les citoyens qui ont commis par le passé des infractions sur la législation aux stupéfiants sans violence : une idée pour que les dealers les plus responsables d’aujourd’hui deviennent les entrepreneurs les plus sérieux de demain.
Prenons l’exemple des comtés de Californie qui ont mis en pratique cette idée, en réservant la moitié des licences à des personnes condamnées pour trafic.
Le cadre d’une régulation, comme on l’expliquait ce jour-là à ce député, ne pose pas la question de l’usage des drogues, il pose la question du rôle de l’État et des pouvoirs publics. Ce rôle, c’est celui, en aval, de garantir une filière scientifiquement encadrée, avec la mise à disposition d’un produit à prix moyen de bonne qualité et dépourvu de composants nocifs (métaux lourds par exemple), et en amont, de permettre aux citoyens, s’ils ne font plus le choix de leur consommation, de bénéficier d’un véritable accompagnement.
Dans le Droit de la Drogue, Francis Caballero, professeur de droit pénal et éminent avocat de la cause de la légalisation en France expliquait que la « réduction des risques est comme un cautère sur une jambe de bois ». Au-delà de la provocation très caballerienne, l’idée est là : la réduction des risques ne pourra jamais se satisfaire d’un système où règne l’interdit. Le propre même de la réduction des risques est de proposer que l’usager puisse continuer de consommer. L’objectif de la prise en charge n’est pas nécessairement le sevrage ou l’abstinence. Mais comment faire de la réduction des risques et dire, au final, que l’usager peut continuer de consommer, s’il risque judiciairement des poursuites ?
La réduction des risques prend une place bien plus confortable dans un cadre où le produit est autorisé.
Présentées par un spécialiste qui connaît son sujet et qui n’est pas forcément un consommateur, ces idées sont convaincantes. Mais elles sont insuffisantes pour cet ami d’un jour qui conclura le rendez-vous en saluant les initiatives et en s’engageant à soutenir nos efforts tout en se gardant, évidemment, de communiquer sur tel sujet qui pourrait faire passer « la plus intelligente des personnes pour le plus piètre des clowns ».
Mais voilà, c’est une étape de plus, petite, sans doute, mais une étape nécessaire. La politique des petits pas que l’on suit à marche forcée pour devenir ou rester un interlocuteur pour les décideurs : c’est la stratégie de NORML, association importée en France sur l’inspiration du modèle américain, née voilà plus d’un an à la veille des débats parlementaires sur l’amende forfaitaire.
À NORML France, on abandonne les couleurs de la Jamaïque pour préférer les élégants costumes, on laisse les doux rêveurs et beaux parleurs à leurs merveilleuses occupations pour convoquer les compétences et le pragmatisme. La nouvelle génération de militants se veut ouverte et disruptive ! Exit le modèle traditionnel de gouvernance, on privilégie l’horizontalité et le partage des responsabilités ; au diable la surreprésentation des hommes, on privilégie la parité, toujours ; au silence, les « fous de la plante » ; pour nous, ni représentation promotionnelle, ni évaluation de l’effet du cannabis : la science, rien que la science.
Le premier schéma est inspiré de l’évolution récente de certaines démocraties outre-Atlantique et européennes. Au Colorado, à Washington, en Alaska, en Oregon, au Maine, dans le Nevada ou en Californie, c’est la mobilisation citoyenne et l’argument électoral qui ont contraint dans un premier temps les personnalités politiques à se positionner, puis à affiner leurs positions et enfin à rejoindre le camp de la réforme. Dès lors que le sujet devient électoralement pertinent et que les citoyens l’intègrent, par le biais des sondages notamment, il devient un curseur politique déterminant.
En France, la situation est loin d’être équivalente. Là où nos amis de NORML US réunissent plusieurs centaines de milliers de militants, en Europe, nous ne parvenons que très difficilement à dépasser le cap de la dizaine de milliers de citoyens. Mais le nombre de militants ne fait pas tout ! Ce qui compte, c’est de pouvoir réunir une quantité suffisante de citoyens qui intègrent dans leur choix politique ce facteur de la régulation du cannabis, et la meilleure manifestation de ce phénomène s’observe dans ces référendums dont les Américains sont friands Ainsi, la proposition 64 en Californie est acceptée le 8 novembre 2016 avec un score marquant une nette majorité : 57 % pour la légalisation. Il en est de même au Colorado où le principe d’une régulation a été adopté à 55,3 % d’opinion favorable…
Ce premier schéma s’applique difficilement à notre situation pour plusieurs raisons : d’abord, puisque de tels référendums ne peuvent avoir lieu sauf circonstances exceptionnelles. Ensuite, parce que les partis politiques ont un pouvoir beaucoup plus fort chez nous, là où les candidats américains ne subissent pas une pression des appareils et peuvent donc parfois se positionner plus simplement sur la question.
Mais si cette première voie vers la régulation semble plus difficile à établir en France, elle reste le seul chemin sur lequel nous pouvons nous engager durablement et sereinement. Qui imagine une ONG réunissant plus de 100 000 Français uniquement autour de la question de la régulation ? Parvenir à faire adhérer autant de citoyens serait l’assurance que l’idée fait son chemin dans l’opinion, et c’est d’une certaine manière notre objectif, loin de la seconde voie vers la régulation qui semble bien plus difficile à atteindre.
Cette deuxième voie est celle de ces personnalités charismatiques qui comprennent le sujet et choisissent de réguler par idéologie. Ils se nomment Justin Trudeau au Canada ou Pépé Mujica en Uruguay : tous deux faisaient initialement face à une certaine opposition de l’opinion, tous deux ont été élus sur cette promesse de régulation, et tous deux l’ont mise en œuvre avec les difficultés que l’on sait.
En France, le risque d’aborder le sujet est plus élevé, puisqu’il semble être tabou – du moins, dans l’arène politique. Ceux qui sont les plus favorables à la régulation sont généralement les mêmes qui, précédemment au pouvoir n’y avaient rien fait, c’est un théorème valable pour les différents ministres de la Santé (du moins, quasi tous), et pour les anciens dirigeants des structures interministérielles en charge de la lutte contre les drogues.
Et il ne serait pas étonnant de voir certains hauts fonctionnaires aujourd’hui en poste et prônant une répression féroce – notamment contre les boutiques de chanvre light, tenir un discours modéré et raisonnable demain, lorsqu’ils auront quitté leur fauteuil confortable.
Le manque de courage politique va peut-être s’effacer dans les prochaines années, puisque pour la première fois lors des élections présidentielles en 2017, deux candidats avaient inscrit dans leur programme l’opportunité d’une régulation.
Enfin, la troisième voie est celle où le juge intervient et dans laquelle il décide d’annuler ou de réduire des dispositions liées à l’interdit pénal. Contrairement à ce que l’on imagine, cette voie est l’une des plus fréquentes car elle permet au juge de déplacer le curseur entre liberté individuelle et impératif d’ordre public.
C’est l’Allemagne qui a ouvert la voie à ce type d’inflexions législatives. En 1972, la Cour constitutionnelle allemande dépénalisait l’usage personnel de cannabis. Bien avant Justin Trudeau, la Cour suprême canadienne abolissait les restrictions arbitraires contenues dans le règlement canadien sur le cannabis médical. Plus proche de nous encore, la loi interdisant la possession et l’usage de marijuana par des adultes à leur domicile a été déclarée inconstitutionnelle en Afrique du Sud. Enfin, et au moment de la rédaction de ce texte, la Cour suprême mexicaine vient d’abroger les dispositions législatives relatives à l’interdiction de l’usage.
Si tous les chemins mènent à Rome, toutes les voies ne mènent pas forcément à la régulation. Mais il est une chose de sûre : nous y arriverons, parce que « c’est notre projet ».