décembre 2018
Jennifer Reynolds (Université Concordia) ; Annie-Claude Savard (Université de Laval) ; Sylvia Kairouz (Université Concordia)
Internet a modifié notre manière de communiquer, travailler, étudier et jouer. La sophistication technologique du Web et sa connectivité ont contribué à hisser les jeux mobiles au rang d’activités de divertissement les plus populaires (Przybylski et Weinstein, 2016) dont les revenus ont marqué une augmentation de 130 % depuis 2013 pour se chiffrer à près de 40,6 milliards de dollars (US). Omniprésents et très accessibles, ils font l’objet de débats quant à leur pouvoir addictif alors que l’Organisation mondiale de la santé vient d’intégrer, en 2018, « le trouble du jeu vidéo » dans la Classification internationale des maladies (CIM).
Ce sont les jeux gratuits conçus selon un modèle d’affaires dit Free-to-Play/Pay-to-Win, connus sous le vocable Free-to-Play (F2P), emblématiques des jeux mobiles, qui soulèvent le plus de questions quant au risque addictif. En jumelant l’aspect graphique et divertissant des jeux vidéo avec l’aspect monétaire et aléatoire des jeux de hasard et d’argent (JHA), ces nouvelles formes de jeux hybrides, stimulants et accrocheurs, créent un contexte favorable à une perte de contrôle. Leur caractère immersif et chronophage, renforcé par l’incrustation de microtransactions financières dans le jeu, soulève des inquiétudes quant aux conséquences possibles sur l’individu et la société. Cette porosité que créent les jeux F2P dans les frontières jusque-là étanches entre les JHA et les jeux vidéo soulève des questionnements quant à nos modèles de compréhension des addictions dites comportementales, les approches d’intervention qui les soutiennent, et les besoins en matière d’encadrement et de régulation. L’industrie des jeux F2P devrait-elle être régulée ? Quels devraient être les paramètres d’un tel encadrement et comment devraient-ils être mis en place ?
Cet article vise à présenter une courte description des jeux F2P, de leurs caractéristiques structurelles et des risques associés à leur pratique, ainsi qu’à amorcer une réflexion sur les enjeux que soulève la régulation de ce marché très lucratif.
Initialement développée par et pour des joueurs, l’industrie des jeux vidéo s’est orientée vers la production de revenus, au détriment d’une vision axée sur le divertissement. Le modèle traditionnel subscription-based a ainsi cédé sa place au modèle F2P, inspiré des principes sous-jacents à certains JHA, où les profits sont générés non plus via l’acquisition du jeu (gratuit) ou d’un compte payant, mais via des microtransactions faites en cours de jeu afin, par exemple, de progresser plus rapidement dans le jeu (Pay-to-win). Ce virage a marqué un changement paradigmatique important dans la conception des jeux, faisant l’objet de vives critiques de la part des concepteurs face à une industrie portée vers les profits. Alors qu’une majorité de joueurs ne paieront jamais pour des privilèges (97,7 % des joueurs de jeux conçus par King) (Dredge, 2015), les gros joueurs, surnommés les whales, représentent environ 10 % des joueurs-payeurs (Lovell, 2011) et contribuent pour près de 50 % des profits (Dredge, 2011). Ce cas de figure rappelle le modèle d’affaires des JHA où une minorité de joueurs génèrent la majorité (de 50 % à 70 %) des profits de l’industrie (Fiedler, Kairouz, et al., sous-presse).
Bien que le modèle F2P peut beaucoup attirer de nouveaux joueurs en raison de la gratuité des jeux, la pérennité du modèle d’affaires repose sur la capacité du jeu à convertir les joueurs en payeurs et à les fidéliser (Seidl, Caulkins et al., 2018). La facilité d’utilisation du jeu, les expériences positives en cours de jeu et le niveau de défi sont des paramètres positivement associés au plaisir de jouer qui semble prolonger la durée de jeu et augmenter la probabilité de monétisation (Merikivi, Tuunainen et al., 2017). Par rétroaction, cette monétisation vient bonifier l’expérience de jeu – accélération du jeu, suppression des périodes d’attente (Hamari, et al., 2016) – et favoriser une expérience positive invitant à un plus grand investissement de temps et d’argent. Bref, le plaisir dans le jeu, le temps passé au jeu et l’intention de monétisation agissent en interaction (Hamari, 2015), une dynamique qui rappelle celle des JHA.
Contrairement aux jeux vidéo traditionnels, les jeux F2P intègrent un concept central aux JHA, le hasard : grâce au caractère intermittent et aléatoire du renforcement, il entretient l’espoir de gain et contribue à créer de longues périodes de jeu (Cottraux, 2017). Un exemple typique en est le loot-box, dont le contenu, inconnu du joueur, est susceptible, sans garantie, de l’aider à progresser dans le jeu. Malgré des bénéfices apparents, l’issue du jeu demeure incertaine. Les jeux F2P créent ainsi une association entre le plaisir de jouer et la mise d’argent en vue de gains incertains.
Le modèle d’affaires F2P se déploie à travers une multitude de plateformes Web et mobiles, facilitant ainsi l’accessibilité au jeu et la réalisation de microtransactions, peu importe le temps et le lieu. L’interconnexion des appareils et des comptes favorise ainsi une continuité du jeu à travers le temps et les lieux. Comme pour les JHA en ligne, cette accessibilité augmentée serait davantage associée à des pratiques de jeu à risques et excessives (Dean, Thomas, et al., 2016).
Les stratégies incitatives déployées dans les jeux F2P ne sont pas sans risques et favoriseraient une plus grande immersion dans le jeu et la perte de contrôle. À ce sujet, il semble que la catégorie des grands joueurs (whales), visée par l’industrie, se distingue par une capacité d’autocontrôle diminuée et des pratiques de jeu marquées par un risque plus élevé de développer des problèmes (Chen, et Leung, 2016). Une étude visant à documenter les pratiques de F2P d’adolescents révélait à cet effet qu’une majorité de whales présentait des caractéristiques similaires à celles d’un joueur de jeu vidéo dont les pratiques sont considérées comme problématiques : perte de contrôle, préoccupation constante par le jeu et poursuite des activités de jeu malgré des conséquences négatives (Dreier, et al., 2016).
Par ailleurs, les rares données qui existent sur les pratiques des jeux F2P recueillies en contexte français (Kairouz, 2018) révèlent qu’une proportion significative des joueurs de F2P obtient un score de jeu problématique et se distingue des joueurs de JHA par des dépenses moins élevées, mais un temps de jeu plus élevé. Les résultats révèlent également que les joueurs qui participent à la fois aux JHA et aux jeux F2P sont ceux qui affichent les habitudes de jeu les plus excessives et qui risquent le plus de développer une dépendance.
La transformation rapide des jeux F2P et leur migration vers des modèles hybrides intégrant des principes propres aux JHA soulèvent la question du risque et des outils permettant de limiter les méfaits. D’un point de vue de santé publique, il est impossible d’envisager la question du risque, des méfaits et de la prévention en l’absence d’une régulation qui permette leur encadrement. Malgré les quelques données qui indiquent que ces jeux ne sont pas sans méfaits, les jeux F2P se retrouvent encore dans un vide juridique qui laisse le marché complètement libre. Toutefois, ce n’est qu’à travers un cadre législatif et des mécanismes de règlementation clairs qu’il deviendra possible d’établir les critères et les prérequis quant à la régulation de ce marché, et d’entrevoir des mesures préventives et de traitement complémentaires.
À l’heure actuelle, la question de la régulation des jeux F2P s’avère complexe et controversée compte tenu des objectifs de l’industrie et de la diversité des instances potentiellement impliquées dans le processus d’encadrement (Régie de l’alcool des courses et des jeux, Autorité de régulation des jeux en ligne, Office de la protection du consommateur, etc.). Néanmoins, depuis 2014, en raison de préoccupations liées à certaines pratiques promotionnelles de l’industrie jugées potentiellement trompeuses, commercialement agressives et visant les jeunes, certains organismes de protection du consommateur ont commencé à réfléchir plus activement sur la régulation des jeux F2P. Ainsi, des tentatives de régulation ont été mises en avant par l’Office of Fair Trading (2014) au Royaume-Uni, puis par la Commission européenne (2014). Malgré l’adoption d’un ensemble de principes visant à réguler l’industrie des jeux F2P, très peu d’entre eux, dont l’application relève des autorités nationales, ont été concrètement actualisés.
Plus récemment, les instances de régulation de certains pays tels la Belgique, les Pays-Bas, l’Australie, le Japon et la Chine commencent à réexaminer la question de la régulation des jeux F2P, suite à l’apparition de phénomènes populaires tels les loot-boxes et les gacha (Belgium Gaming Commission, 2018 ; Koeder et al., 2017 ; Netherlands Gaming Authority, 2018) qui intègrent de façon plus évidente les principes de pari d’argent et de chance. Alors que de plus en plus de pays commencent à interdire l’usage des loot-boxes et d’autres éléments de paris et de hasard dans les jeux F2P, les développeurs de jeux tentent de s’autoréguler pour tenter de contrecarrer ces nouvelles réglementations. Entre temps, l’industrie des jeux F2P demeure très lucrative, non sans risques, et jouissant largement d’une quasi-absence de régulation selon le territoire législatif.
Tout en reconnaissant la difficulté de régulation inhérente aux nouvelles technologies et à l’univers déterritorialisé du Web, nous croyons que certains principes directeurs pourront constituer un contexte favorable pour le développement de mesures législatives, leur implantation et leur pérennité.
Afin d’assurer un encadrement optimal des pratiques de l’industrie, il importe dans un premier temps d’assurer l’indépendance des structures responsables de la mise en œuvre de cette régulation. Une structure indépendante sera en mesure de favoriser le déploiement d’une offre sécuritaire de jeu exempte des influences de groupes de pression aux intérêts et intentions parfois polarisés. Tel que proposées par la Commission européenne (2014) et l’Office of Fair Trainding (2014), ces stratégies de régulation devront permettre d’assurer la qualité et la transparence des pratiques de l’industrie et veiller à la protection/sensibilisation des populations considérées comme étant plus vulnérables (par exemple les enfants). Ces instances de régulation devront également s’assurer que l’industrie ne vienne pas contrecarrer, par des stratégies promotionnelles agressives, les initiatives de sensibilisation et de prévention qui devront se développer parallèlement au processus de régulation.
Sur ce point, il sera important de s’assurer de mobiliser, sécuriser et pérenniser les ressources nécessaires au développement d’initiatives de sensibilisation et de prévention efficaces et à leur évaluation. Ces initiatives de prévention devront dépasser le discours de la responsabilité individuelle pour adopter un réel discours de responsabilité sociale partagée par l’industrie, les régulateurs, les décideurs, les structures de services de santé et des services sociaux et les citoyens.
Enfin, il sera nécessaire de mobiliser, sécuriser et pérenniser les ressources consacrées au développement des connaissances dans ce domaine émergent. La production de la connaissance devra être menée selon une série de principes garants d’une démarche de recherche de qualité : normes éthiques rigoureuses, intégrité, respect de l’indépendance et de la liberté académique et absence de toute apparence de conflits d’intérêts en termes de financement.
Au sein de l’équipe Habitudes de vie et recherche multidisciplinaires (HERMES), nous avons entamé depuis cinq ans une réflexion sur la thématique des nouvelles générations de jeux hybrides et digitalisés. Cette réflexion nous amène à dire que l’avancement de l’agenda scientifique lié au développement de politiques d’encadrement et de santé publique doit reposer sur des collaborations internationales. Les raisons en sont nombreuses : nouveauté du phénomène et de sa déterritorialisation et co-construction des savoirs entre les milieux cliniques, la recherche, les concepteurs et les instances de régulation et de décision.