décembre 2018
Khalid Tinasti (Global Studies Institute) ; Anna Iatsenko (Commission globale de politique en matière de drogues)
La légalisation des drogues illégales, suivie de régulations strictes, est une réalité qui s’installe dans le monde. Neuf Etats américains, l’Uruguay et le Canada ont adopté la légalisation du cannabis, et la Nouvelle-Zélande a passé une loi pour réguler le marché des substances synthétiques. Ces pays opposent les processus démocratiques qui ont mené à ces légalisations – référendums, débats publics, promesses électorales approuvées par les populations – aux obligations internationales des conventions onusiennes. En effet, les trois conventions internationales sur les drogues (stupéfiants 1961, psychotropes 1971 et lutte contre le trafic de drogues 1988) permettent la production et l’usage de drogues pour la recherche scientifique ou pour des raisons médicales, mais elles interdisent toute production ou consommation récréative pour les adultes.
La prohibition des drogues reste toutefois la règle en place dans l’écrasante majorité des pays du monde, malgré des fissures de plus en plus évidentes dans la mise en place de ce système. Ainsi, quantité de pays dépénalisent l’usage des drogues, et tout particulièrement du cannabis. Depuis 2016, des pays aussi divers que le Ghana, Israël, la Tunisie, les Seychelles ou même la France discutent de la fin de l’incarcération des personnes consommatrices, et pour certains la mettent déjà en place. La dépénalisation de l’usage réduit ainsi les risques liés à la prohibition elle-même. Toutefois, la prohibition a des conséquences inattendues (ONUDC, 2008), allant de l’existence d’un marché illégal de plus en plus prospère à la violence qu’il engendre. Cela pousse les autorités à prendre leur responsabilité en régulant ces substances qui peuvent être dangereuses selon leur usage, leur taux de concentration et le contexte de cet usage même.
Cet article revient rapidement sur les contextes dans lesquels la prohibition et la régulation sont toujours débattues. Il présente ensuite brièvement les débats sur la régulation dans l’environnement politique international actuel, marqué par la récession démocratique et le retour sur tous les continents du majoritarisme politique. Finalement, l’article soulève des questions sur la capacité même des institutions publiques à réguler les drogues, sur leur capacité à éviter les détournements vers le marché illégal, mais aussi à contrer la résilience du crime organisé qui pourrait perdre son marché le plus lucratif. Il s’agit ainsi de mieux concevoir les modèles de régulation des drogues, afin d’éviter une préférence idéologique qui pourrait avoir des conséquences négatives et inattendues sur les populations les plus fragiles, et ainsi perpétuer des méfaits similaires à ceux de la prohibition.
Il est nécessaire de déplacer le débat du contrôle des drogues, de la prohibition à la régulation, dans le contexte politique actuel, en prenant en compte le retour en force du majoritarisme, la mise en cause des institutions démocratique ainsi que les joutes verbales contre des groupes ciblés de citoyens à travers le monde. Au cours de la dernière décennie, les démocraties – jeunes ou établies – ont connu une « récession démocratique » (Diamond, 2015). Cette récession se manifeste par des restrictions des libertés personnelles, des ruptures démocratiques, l’instabilité des institutions démocratiques ou la montée de l’autoritarisme. Cette tendance est vue en Europe à travers les « démocraties illibérales », en Asie par un recul démocratique, ou en Afrique avec l’inflation de régimes autoritaires compétitifs (Levitsky et Way, 2010). Cette récession démocratique et ses différents modèles partagent toutefois une similitude, celles de régimes politiques utilisant la « guerre contre les drogues » pour faire progresser leurs propres tendances autoritaires.
Autour du monde, les autorités politiques de ces régimes propagent des images dégradantes des personnes consommatrices de drogues, promettent d’éliminer les drogues de la face de la terre et amendent les lois pour introduire des articles plus répressifs. Pourtant, la réalité est différente. Malgré l’augmentation continue de la prévalence d’usage de toutes les substances, la montée en puissance de nouvelles substances synthétiques et la concentration de l’usage problématique parmi certaines catégories sociales et économiques, la consommation problématique des drogues illégales ne dépasse pas les 3 % au niveau mondial (OMS, a), contre 16 % pour la consommation d’alcool (OMS, b).
Un des arguments les plus cités contre la régulation est l’opposition de l’opinion publique à toute légalisation de drogues. Cet argument doit être également modéré, selon la substance et le pays concernés. Ainsi, la régulation du cannabis peut se targuer du soutien des populations en Occident et en Amérique latine. La perception des dangers liés à cette substance s’est améliorée à mesure que les arguments exagérés de la prohibition ont été confrontés à la réalité.
Toutefois, d’autres substances représentent toujours une inquiétude pour les populations, qu’il s’agisse de cocaïne ou d’opiacés, si bien que la guerre contre la drogue continue de bénéficier d’un soutien populaire pour la plupart des substances. Cela peut s’expliquer en partie par l’utilisation de l’émotion politique (Ambroise-Rendu et al., 2008), la crainte de l’insécurité liée à la violence générée par le marché illégal des drogues, la colère des citoyens face à l’incapacité du gouvernement à rendre des villes sûres et inclusives et l’espoir qu’une réponse plus sévère finira par éliminer le marché des drogues. On l’aura compris, cette guerre contre la drogue est aussi une guerre contre la démocratie. Cette tendance est visible avec le retour du majoritarisme dans l’espace politique, après des décennies durant lesquelles les minorités (LGBT, travailleurs du sexe, détenus et autres) ont pu revendiquer leurs droits fondamentaux et bénéficier de petits progrès, mais notables, dans le débat public.
Les électeurs sont plus réceptifs à un discours simpliste qui tolère et encourage les sanctions pour les personnes soupçonnées d’utiliser ou de vendre de la drogue, qu’à une position sophistiquée et nuancée qui cherche à réduire les méfaits de la drogue sans condamner ceux qui l’utilisent. On le voit dans le langage brut utilisé par Rodrigo Duterte aux Philippines ou encore Donald Trump aux Etats-Unis. De manière contrastée, même les pays où ce débat a eu lieu de manière plus apaisée, comme le Canada ou l’Uruguay, se retirent maintenant du débat public, rappelant que leur politique publique de régulation ne concerne que leurs territoires nationaux et seulement le cannabis.
La légalisation – suivie d’une régulation stricte – des drogues suscite de réelles craintes morales chez les décideurs politiques, comme dans la population générale, comme discuté dans la section précédente. Toutefois, ces craintes construites par cinquante ans de politiques publiques prohibitionnistes, de lois répressives et de propagande médiatique doivent laisser place à une réflexion pragmatique sur les défis réels de la régulation de ces substances et de la complexité de la mise en place de telles politiques publiques.
Les craintes concernant l’augmentation de l’usage, de la production, de la sur-commercialisation et le message donné à la jeunesse quant à la dangerosité des drogues ont trouvé des réponses à travers les expériences de dépénalisation au Portugal et en Tchéquie (Félix et al., 2017), et les premières expérimentations de légalisation du cannabis au Colorado et dans l’Etat de Washington (Colorado Dept. Public Health, 2016). De manière générale et selon le modèle de régulation choisi, la prévalence d’usage n’augmente pas, et les cas d’usage problématique diminuent. Concernant le risque de sur-commercialisation et le conflit entre les intérêts privés sur un marché légal et les intérêts de santé publique, il est difficile à ce stade de tirer des conclusions, les modèles de légalisation américains étant les seuls fonctionnels depuis cinq ans. L’Uruguay, qui a adopté un modèle de contrôle strict du cannabis légal avec la limitation de la quantité hebdomadaire, de l’âge et du lieu de résidence pour les clients, ne produit pas encore assez de données pour permettre des études comparatives.
Toutefois, de réelles questions se posent quant à la légalisation des drogues, et qui pourraient, si elles ne sont pas prises en compte lors de l’élaboration des contours de telles régulations, avoir des conséquences négatives inattendues : comment certains pays peuvent-ils mettre en place la régulation lorsque leurs institutions sont fragiles et ne peuvent assurer un contrôle adéquat ? Comment peuvent-ils également, en cas de régulation, justifier leur ratification des conventions internationales basées sur la prohibition ? Comment pourrait réagir le crime organisé, si résilient face aux politiques publiques, si ce marché lucratif lui est retiré ? Que deviendront les personnes qui occupent les métiers les plus bas et les plus exposés du marché illégal (revendeurs, cultivateurs, passeurs) après la mise en place de la régulation ? Ces questions doivent être analysées dans une réflexion générale sur la régulation des drogues.
La Commission globale de politique en matière de drogues donne des réponses plus complètes concernant ces questions essentielles 1. En effet, le rôle même des Etats est de réguler les conduites et les produits nocifs, allant de l’énergie nucléaire aux colorants chimiques, du code de la route aux aliments gras. La prohibition est ainsi contre-productive pour les institutions publiques. Même dans le cas de pays ayant des systèmes de contrôles défaillants, il n’est pas plus clair que la prohibition soit mieux appliquée sur le terrain qu’une régulation légale. Concernant le crime organisé, sa diversification dans plusieurs domaines criminels n’est pas nouvelle. Ainsi, l’agressivité de la criminalité organisée face à la perte de ses ressources dépendrait largement des modèles de régulation et des priorités du régulateur (compétitivité sur le prix, sur la qualité), mais varierait également d’un pays à un autre, dépendant de la situation de départ. Finalement, les expériences en Californie et au Massachusetts montrent que l’inclusion du « prolétariat » du marché illégal (cultivateurs, passeurs ou dealers) est possible dans la loi. Il s’agit de s’assurer ainsi que toutes les personnes avec un casier judiciaire contenant des délits et des offenses pour des activités maintenant légalisées, peuvent entrer sur le marché légal. Une telle disposition dans la régulation a le pouvoir de changer la vie de pans entiers des sociétés, ramenant ainsi à la légalité des milliers de personnes travaillant aujourd’hui dans la clandestinité, sans être celles qui en tirent le plus grand profit.
La régulation des drogues est pour l’instant un sujet sans consensus au sein des sociétés, des gouvernements et des institutions. S’il s’avère que dans plusieurs pays la régulation gagne du terrain, elle se concentre dans la plupart des cas sur le cannabis. Ainsi, en l’absence de modèles testés sur le terrain, il reste difficile d’articuler un modèle de régulation pour une substance telle que la cocaïne. Toutefois, la fonction régulatrice des Etats doit prendre en compte cette question, afin de mieux restreindre l’accès aux drogues les plus dangereuses, tout en limitant les méfaits des politiques publiques actuelles sur les droits, sur la santé et sur la justice.
Alors que ce débat s’ouvre dans les démocraties établies, souvent poussé par les militants et la société civile, il demeure difficile à tenir lorsqu’il fait face au retour du majoritarisme dans l’espace politique et de l’utilisation par certains élus de l’émotion politique et des craintes des citoyens pour renforcer leur autoritarisme. Ce débat est encore plus difficile dans des pays ayant des institutions fragiles et des systèmes non-démocratiques : l’accès des militants de la réforme des politiques anti-drogues et des droits humains aux médias et aux ressources y est encore plus restreint. De manière similaire aux autres populations minoritaires, les personnes consommatrices font face au recul de leur espace d’expression publique.
Toutefois, il reste que la régulation des drogues contient de réelles opportunités pour améliorer leur contrôle et pour réparer les conséquences négatives de la prohibition. Une régulation légale des drogues inclusive, même imparfaite, permettrait de : sortir de l’illégalité ses travailleurs actuels ; réduire la force de frappe de la criminalité organisée ; combattre la corruption ; réduire la stigmatisation dont souffrent certaines populations et certains quartiers ; soutenir les finances publiques par des ressources nouvelles ; enfin désengorger la justice de personnes qui n’ont pas à avoir affaire à elle.